Sous les chenilles d’un char?

On savait bien que la transition de la dictature à la démocratie n’allait en général pas de soi. On devinait, bien que l’histoire ne nous en ait fourni pour l’heure aucun exemple, que cette transition, en pays musulman, serait encore moins évidente, et que nos démocraties occidentales ne pourraient prétendre servir de modèles. Depuis  ce soir, et ce qu’on est bien forcé de qualifier de coup d’état militaire, on mesure en Egypte l’ampleur de la difficulté. Car même si la moitié des Egyptiens ou presque a signé une pétition pour obtenir son départ, même si les manifestants lui demandant ces derniers jours de “dégager” étaient encore plus nombreux que ceux qui avaient obtenu la chute de Moubarak, Mohamed Morsi était un président démocratiquement élu. Personne il y a un an n’a trouvé à critiquer le processus électoral lui-même. Morsi a donc raison de revendiquer une légitimité puisée dans les premières élections libres qu’ait connu l’Egypte, et de tenter de s’opposer à cette reprise en main du pays par l’armée. Il reste qu’en un an il a démontré son incapacité à créer un consensus minimum dans le pays, lui permettant de poursuivre sa marche vers la démocratie. Et c’est cet échec qui le condamne. L’Egypte était ces derniers jours, et reste aujourd’hui, malgré les chars qui ont pris place dans les rues, au bord du chaos. Mohamed Morsi et les frères musulmans ont été incapables d’apaiser la société égyptienne et de lui rendre l’espoir. Promoteurs d’un projet de constitution corseté dans les convictions religieuses, incapables de contenir les islamistes les plus radicaux, rassemblés derrière un président en proie en permanence à la tentation autoritaire, ils ont refusé à la société égyptienne le bol d’air démocratique dont elle avait un besoin vital après la chute de Moubarak. L’Histoire leur avait confié une mission à peu près impossible: oublier leur crédo religieux pour conduire leur pays vers une démocratie pluraliste, tolérante  et laïque. Renoncer à prendre leur revanche en acceptant de respecter la diversité de la société égyptienne. Avoir la victoire électorale modeste, comprendre que la chute du régime de Moubarak n’était pas leur victoire, mais celle de tout le peuple égyptien, et ne laisser aucun de leurs adversaires politiques sur le bord du chemin. A mission impossible, échec programmé. Loin de tout apaisement, ils ont conduit la société égyptienne au déchirement. Du coup, le pays se retrouve dans la situation où il était il y a un an. L’armée contrôle la situation et promet de rendre le pouvoir au peuple. Mais comment, à qui, et quand? L’équation est aussi peu soluble que l’an dernier. Qui conduira le peuple d’Egypte dans la traversée du gué qui le sépare de la démocratie? L’homme providentiel qui pourrait réaliser la synthèse impossible entre les aspirations à la liberté et à la modernité, et la culture islamique qui reste la dominante identitaire, n’est toujours pas là. On reparle de Mohamed El Baradei, ancien patron de l’Agence internationale de l’énergie atomique, ancien prix Nobel de la paix, chef de file de la mouvance laïque… Mais on parlait déjà de lui il y a un an. Pourra-t-il aboutir à sa deuxième chance, et se poser en éclaireur? Mais sur quelle route? Quel est maintenant le bon chemin vers cette nouvelle Egypte dont rêvent les manifestants de la rébellion “Tamarrod”? L’opposition réclame des élections présidentielles anticipées. Mais rien ne garantit que les frères musulmans n’en sortent pas aussi forts qu’il y a un an. Et qu’on ne rejoue pas le même épisode. On avait pensé lors du printemps arabe que la voie turque, islamique, mais démocratique, pouvait présenter un modèle pour les égyptiens ou les tunisiens. Et puis on découvre que la société turque se fissure, que sa jeunesse ne veut plus du régime islamiste modéré, qu’elle réclame elle aussi plus de démocratie, de liberté, qu’elle fait son printemps et crie “dégage” à ses dirigeants… Comme si le modèle turc était déjà obsolète. Comme si tout restait à inventer. Pour les Turcs, les Egyptiens, les Tunisiens, et d’autres demain: une nouvelle voie qui permette à un pays de culture islamique de se développer, de se moderniser, dans le respect des libertés de chacun, de la diversité des convictions, bref dans la démocratie. Hier soir, en apprenant la chute de Morsi, on avait peine à croire que la solution pourrait se trouver sous les chenilles d’un char.

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