Depuis dimanche soir, les commentaires se succèdent, et se ressemblent. Chacun y va de sa métaphore: le choc, le séisme, le coup de tonnerre… la plupart agitent le tocsin pour notre démocratie en péril. Et pourtant, le résultat du scrutin européen n’a rien d’inattendu. Il y a déjà plusieurs mois que le score était annoncé à la décimale près par les instituts de sondages (voir “alerte-generale” du 12 février dernier). Et il y a plusieurs mois que l’ensemble des acteurs de la scène politique et médiatique fait le nécessaire pour qu’il soit confirmé.
Jamais une campagne électorale n’avait été à ce point focalisée sur le Front National. A force de répéter à longueur d’interviews politiques, d’articles, de commentaires, que l’enjeu du scrutin serait l’éventuelle première place du Front National, la prédiction s’est réalisée. A force de répéter à l’envi que l’Europe n’est pas à la hauteur, qu’elle est à reconstruire, qu’elle coûte trop cher, que les fonctionnaires de Bruxelles sont responsables de la récession effroyable qui a laminé les pays du Sud, de la croissance sans fin du chômage en zone euro, de la non-relance, de l’enrichissement des plus riches, de la future probable capitulation devant les exigences commerciales américaines, de l’immigration non contenue sur le sol français, pourtant loin d’être le plus mal loti en Europe dans ce domaine, et de mille maux encore tous plus rédhibitoires les uns que les autres… on a ôté l’envie aux électeurs d’aller apporter leur soutien à l’Europe en question. Si l’on ajoute à cela une campagne de l’UMP, comme d’ailleurs du Front de Gauche, sur le thème: il faut donner une seconde claque pire que la première à François Hollande, on doit reconnaître que toutes les conditions d’une forte abstention et d’une victoire relative du Front National avaient été patiemment réunies.
Maintenant faut-il sonner le tocsin à la façon de François Hollande hier soir ou de tous ceux qui réclament un sursaut républicain face au péril? Qu’on soit clair, la République n’est pas pour l’heure en danger. La montée de la “peste brune” dénoncée par certains reste pour l’instant sinon une vue de l’esprit du moins une dramatisation excessive. Il y a longtemps que l’on sait que le Front National représente une part non négligeable de l’électorat. Patiemment, aidée par certains médias, pour qui le Front National a fini par remplacer le mal de dos comme booster des ventes ou de l’audience, par une partie de l’UMP aussi, qui n’a eu de cesse de venir sur le terrain du FN, en s’emparant des mêmes thématiques pour tenter de détourner ses électeurs, Marine la Pen a fait le nécessaire pour placer son parti au centre de l’échiquier politique. Sa victoire de dimanche est d’abord là: la vie politique française tourne maintenant autour du Front National. Cela ne veut évidemment pas dire pour autant que les électeurs Français sont prêts à confier les rênes du pays au Front National. Simplement on ne pourra éternellement interdire l’accès à la représentation nationale à un parti qui recueille d’une élection à l’autre entre 13 et 25% des suffrages. C’est sur le terrain des idées qu’il faut combattre Marine Le Pen, la diabolisation et l’ostracisme électoral ont montré leurs limites. Un changement de loi électorale, qui permette aux minorités qui ne bénéficient pas d’alliances avec les grands partis d’avoir leur mot à dire dans le débat national, est maintenant incontournable.
Il appartient en revanche à chacun, à sa place, dans son travail, dans son association, dans sa vie quotidienne de combattre les idées du Front National qui vont à l’encontre de notre pacte républicain. De dénoncer aussi ceux qui reprennent à leur compte, par électoralisme et démagogie, les thématiques d’exclusion, de rejet des autres, d’intolérance, dont le Front National fait ses choux gras.
Plus inquiétant sans doute est le coup porté dimanche au projet européen. Il faut dire les choses comme elle sont, de façon crue. Il n’y a plus de grand héraut de la construction européenne en France. Durant la campagne, personne n’a su faire entendre sa passion de l’Europe, sa joie d’avoir gommé les frontières nationales, sa fierté du chemin accompli, même s’il est insuffisant, sa volonté d’aller plus loin, plus vite, dans l’accomplissement de cette Union des pays du continent. On osait à peine défendre l’euro du bout des lèvres, on évitait de parler de Schengen, le sujet qui fâche. L’euroscepticisme est devenu la règle de ce côté du Rhin, la seule position défendable publiquement. Et cela, c’est grave! Parce que cela affaiblit la position de la France, bien sûr, mais aussi parce que l’Europe n’avance que lorsque la France, et l’Allemagne, jouent pleinement leur rôle moteur. Si la France ne pousse plus, l’ambition Européenne s’étiolera. Et plus elle s’étiolera, plus les défenseurs du retour aux frontières d’antan, aux monnaies de jadis, aux égoïsmes de toujours, aux nationalismes éculés, auront du grain à moudre. Si l’Europe cesse d’avancer, elle s’effondrera.
Alors bien sûr il y a un problème de politique économique en Europe. Oui, la cure d’austérité, si elle ne tue pas le malade, le pousse aux dernières extrémités. Les Grecs, les Portugais ou les Espagnols en ont payé le prix fort. Non, on ne fait pas assez pour réguler la finance. Tous cela est vrai. Et Hollande a raison d’aller demander à Bruxelles, mais dans une position de faiblesse sans précédent du fait des résultats de dimanche, une révision de la politique économique. Peut-être obtiendra-t-il des inflexions… pas sûr! Mais ce n’est de toutes façons pas à la mesure des enjeux. Si l’on veut sauver l’ambition européenne, il faut aller beaucoup plus loin. Il faut maintenant franchir un cap dans la construction politique. Il est temps d’élire un président européen au suffrage universel, et de donner plus de pouvoir au parlement, pour que les électeurs comprennent enfin à quoi sert leur vote. Il faut cesser de parler de défense européenne, ou de politique énergétique commune, et les mettre en place. Il faut privilégier le développement de filières industrielles européennes, dans tous les domaines porteurs d’avenir, pour répondre à la concurrence chinoise ou américaine, unir nos efforts dans les domaines de la recherche où se préparent les industries de demain. Il est enfin urgent d’avoir une diplomatie digne de ce nom, pour que l’Europe puisse de façon crédible être l’interlocuteur d’Obama, Poutine, ou Xi Jinping, mais aussi le partenaire privilégié d’une Afrique qui est à ses portes et pèsera de plus en plus lourd.
Sans doute tout cela n’exonèrera pas la machine bruxelloise d’une introspection sérieuse et d’une révision drastique de son fonctionnement bureaucratique -55000 fonctionnaires c’est sans doute beaucoup trop- afin de montrer qu’elle ne s’exonère pas des efforts qu’elle demande à ses membres. Sans doute faudra-t-il veiller à ce que les négociations sur l’accord commercial transatlantique, ne débouchent pas sur un marché de dupes. Evidemment, les pays du Nord ne pourront pas se décharger plus longtemps du problème des frontières sur l’Italie et l’Espagne, en première ligne face au drame des naufragés de l’exil. Les défauts et dysfonctionnements de la machine européenne ont tous été pointés pendant la campagne, des remèdes peuvent être trouvés.
Mais il faut faire place maintenant aux projets, au renouveau des ambitions. Répondons à l’euroscepticisme par encore plus d’Europe, pas par le repli, fût-ce sur le couple franco-allemand, comme le propose Nicolas Sarkozy. Peut-être à-t-on élargi trop vite dans le passé. Peut-être l’avènement de la monnaie unique, et la mise en place de la libre-circulation, n’ont pas été suffisamment préparés… Il n’est en tout plus possible de faire machine arrière. Reculer c’est tracer une croix sur le rêve européen. Les citoyens d’Europe ont déjà du mal à aimer cette Europe. Qu’en resterait-il si l’on revenait sur la monnaie unique ou la libre circulation des personnes? C’est en accélérant la construction européenne que l’on sauvera l’Europe.
Si nous voulons peser dans le processus de relance de la construction européenne, nous devons moderniser nos institutions pour pallier la disparition des “hommes providentiels” et remettre en ordre l’économie et les comptes du pays. L’intervention a minima de Hollande hier soir laisse penser qu’il a pris conscience des l’état des lieux et que pour l’instant il n’y a pas d’autres choix. L’état de désagrégation de l’opposition devrait lui apporter un peu de répit. Plus de 30% de vote FN à Cauville ! Ca laisse pantois !
“55 000 fonctionnaires c’est sans doute beaucoup trop” ? Pour travailler, uniquement administrativement parlant (soyons clairs : traitement et suivi des dossiers uniquement) sur les importantes politiques que vous évoquez (défense, industrie, concurrence, énergie, diplomatie) ? Ce chiffre correspond à 1% des fonctionnaires français ! Alors que pour l’UE, il s’agit de 28 Etats, en plus très différents parfois les uns des autres. Ce chiffre de 55 000 est, par exemple, nettement inférieur à celui des fonctionnaires affectés en France au seul ministère des Finances. En fait, 55 000 fonctionnaires pour 500 millions de personnes, c’est peu, comparativement. L’UE, que l’on s’en réjouisse ou le déplore, est sous-administrée.