Tristesse, colère, horreur, inquiétude… Les sentiments se bousculent, jaillissent, se télescopent mais les mots manquent. Pour dire cet effroyable sentiment d’être entré dans un genre de triangle des Bermudes. L’impression que plus rien ni personne ne pourra arrêter les vents contraires, tourbillonnants, de la haine, qui menacent de nous engloutir. C’est notre jeunesse que l’on vient d’assassiner. C’est avec les dessins de Cabu que, nombreux, nous avions appris à imager notre révolte. A la tourner en dérision aussi. Et puis en grandissant nous avons appris à devenir plus raisonnable, à domestiquer, et rationaliser nos colères. Charlie, non! Alors on s’était un peu éloignés. Eux, continuaient à se marrer de tout, à tourner tout en dérision, et cela ne nous faisait plus toujours rire… Leur anticléricalisme radical, laissait peu de place à la distance et à la modération. Ils bouffaient de l’imam comme du curé. Mais ni nous, ni sans doute eux, n’imaginions ce retour de flamme. Ne pensions qu’on pouvait répondre, ici, dans notre République, à des dessins avec des armes de guerre. Que la folie religieuse pouvait conduire des individus égarés vers de tels rivages. Que la haine aveugle, stupide, irrationnelle, pouvait les amener à massacrer des humains en imaginant ainsi restaurer l’image de leur dieu moqué par des humoristes. A croire, par les armes, pouvoir faire taire les critiques. Cette découverte est terrifiante. Car au delà de l’incompréhension et de la douleur des proches des victimes, qui est aussi la nôtre, nous voyons déjà se mettre en route l’engrenage de la haine. La promotion est assurée pour les Zemmour ou Houellebecq qui font commerce du rejet de l’autre. Pour la famille Le Pen qui fait son miel de la peur de l’étranger. Nous entrons dans une terrible zone de tempêtes. Pour que notre pays en sorte indemne, il faudra plus fort encore qu’hier crier nos valeurs républicaines, notre foi dans la démocratie, notre exigence de laïcité, c’est à dire de respect de toutes les religions, qui ne peut aller qu’avec la liberté totale d’informer et de critiquer. Il faudra mettre en avant notre tradition d’accueil, déjà parfois mise à mal… Pour couper la route à tous les prophètes de l’apocalypse qui nous appelleront à boucler nos frontières, à fermer nos portes, à faire rimer étranger avec danger, à nous barricader dans nos maisons, nous enfermer dans notre supposée identité nationale… Cette attaque barbare que nous venons tous de subir avec les journalistes de Charlie que nous pleurons, doit sonner comme un appel à la résistance.