Quand la France a peur…

Notre démocratie est vraiment malade. La société est de plus en plus divisée, arc-boutée sur des clivages sans cesse ravivés, démultipliés. Déchirée par la crise économique. Dévorée par les angoisses identitaires, au point de s’inventer des guerres de religion. Ravagée par l’intolérance et la méfiance de l’autre. Minée par les postures victimaires qui débouchent sur l’impossibilité du compromis, le refus du dialogue. Etouffée par le tsunami médiatique, et son culte de l’instantanéité, qui rend le sens des discours inaudible, la complexité des argumentations vaine, et ne laisse surnager qu’une écume saumâtre faite de dénonciations, anathèmes, procès d’intention… Pour ce président qui voulait apaiser la société, c’est assurément un échec douloureux. Parce qu’il concerne les fondements de notre capacité à vivre ensemble.

Le grand mouvement d’unité nationale de l’après-Charlie n’aura été qu’un feu de paille. Une posture, un avatar, un mirage… Le faux-nez dont on s’affuble un soir de carnaval pour mimer la joie et la bonne humeur. Le cortège de centaines de milliers de manifestants communiant autour d’un slogan improbable, en se jouant la comédie de l’unité nationale, n’était que la manifestation théâtrale, cathartique, du désarroi d’une société minée par ses divisions, tétanisée par ses peurs, une conjuration du sentiment d’imminence  de l’éclatement. Il n’en reste plus rien, si l’on excepte un projet de loi sécuritaire limitant nos libertés par peur que nos ennemis en profitent. Seul texte du gouvernement à bénéficier du soutien de la droite et du grand public, et qui nous renvoie à la dictature de nos peurs.

Pour le reste, le consensus n’a jamais été aussi loin. Dans le monde politique d’abord. Où la gauche n’existe plus, ébranlée par de nouveaux clivages idéologiques qui viennent meubler le  vide laissé par la fin du communisme, créant une fracture irréductible entre anciens et modernes, libéraux et populistes, et conduisant les uns et les autres à un point de non retour au delà duquel aucune action en commun, donc au service du public, n’est plus possible. A droite aussi où la soif de revanche conduit les perdants d’hier à se durcir encore, à oublier qu’ils ont perdu pour avoir trop divisé, et à inventer aussitôt, faute ou en attente de programme alternatif, une rupture de plus, un faille historique qui ferait de tous leurs adversaires des ennemis d’une République dont ils seraient les seuls véritables défenseurs. Un nouveau creuset pour les haines et discriminations à venir. Une justification pour tous les refus et rejets. L’alibi de politiques de démolitions de demain.

Mais dans la société civile le fond de l’air est tout aussi étouffant. Réforme après réforme le gouvernement s’enfonce dans l’impopularité et le rejet, renvoyé sans cesse à son impuissance à générer du consensus, c’est à dire de l’envie de vivre ensemble. Syndicats et patronat lui refusent un compromis sur le dialogue social. Gauche comme droite n’acceptent pas de voter sa modernisation de l’économie, par principe. Les médecins, soutenus comme toujours par la droite, s’opposent à sa tentative de réformer le système de santé, et bénéficient dans leur refus du soutien inattendu de l’extrême gauche… La réforme de l’enseignement, dont chacun souhaite la modernisation, à peine annoncée est déjà dénoncée par tous. Les syndicats enseignants, naguère armée de soutien des pouvoirs socialistes, refusent même de participer à la concertation proposée par la ministre et lui préfèrent la grève. Les projets d’aménagement public d’envergure sont partout battus en brèche par des opposants résolus…

Rarement la société française aura semblé bloquée à ce point, cadenassée par tant de verrous. Etouffée par tant de peurs. Y-a-t-il une issue, et où?

Probablement pas dans un simple changement de majorité, du moins tel que nous l’annonce le président de l’UMP, qui prétend, quelle vanité, avoir le monopole de l’esprit républicain! Retourner à l’esprit voire à la lettre de la politique qui l’a conduit à l’échec, ce qui semble être aujourd’hui son seul programme, ne devrait pas permettre à la France de retrouver la voie du progrès et de l’apaisement. Non, ce qu’il faut c’est un changement complet de paradigme, de logiciel, comme on dit aujourd’hui. Une société ne peut évoluer que dans un consensus minimal, même si les à-coups, les ruptures, sont nécessaires au progrès.

Pour parvenir à ce consensus, il va falloir sans doute réinventer notre démocratie. Recréer les conditions d’un dialogue entre les différents acteurs sociaux, entre les communautés, qui sont une réalité, et qu’il serait absurde de vouloir dissoudre dans on ne sait quelle dimension supérieure de la Nation. Réinventer le ciment qui fait de la diversité une richesse et une force pour construire le monde de demain. Trouver de nouvelles manières pour associer les acteurs de la société aux prises de décision, pour construire l’avenir avec la jeunesse et pas en s’en méfiant. Organiser la concertation avec les enseignants, et pas seulement les bureaucraties syndicales, sur ce qui concerne l’éducation, avec les médecins qui ont leur mot à dire sur l’organisation de notre système de santé en péril… Repenser le mode de désignation, le rôle, et le contrôle des élus, les méthodes de consultation du public, les procédures de décision…

C’est compliqué, improbable? Oui, sans doute. Mais c’est indispensable. Nous ne pouvons plus faire semblant de penser que nos modes de représentation, de scrutin, de consultation, de dialogue social, d’élaboration des projets, sont efficaces, quand chaque jour démontre leur inanité.

Migrants: le point de rupture

Tout le monde, à l’exception de quelques abrutis d’extrême droite, est d’accord sur un point au moins: l’indignation. Scandaleux, honteux, déshonorant, indigne… il n’y a pas de mots assez forts pour dénoncer la condamnation de migrants par centaines à la noyade en Méditerranée. Qu’en 2015 les pays européens, parangons de démocratie, puissent tolérer ce drame à proximité de leurs côtes est tout simplement incompréhensible. Voilà pour le constat. Et maintenant, on fait quoi?

Epuisons d’abord le réservoir de bons sentiments. Oui, la libre circulation des êtres humains devrait être  un droit universel. On veut partout abolir les frontières pour les marchandises et les capitaux, les hommes en méritent bien autant! Et la transhumance générale est un mouvement sans doute irrépressible, autant que l’est la mondialisation de l’économie. Le marché du travail sera de plus en plus planétaire et l’on devra bien accepter que les hommes se dirigent là où se trouvent, selon eux, les possibilités de vivre dignement.

Mais si on levait d’un coup les barrières, on créerait une situation inextricable. L’exode de la misère et de la peur se généraliserait, et il faudrait bien accueillir les migrants. Comme avec leurs taux de chomage les pays européens n’ont pas de travail à proposer à ces dizaines de milliers de personnes qui fuient la misère, la guerre ou la tyrannie, on en serait réduits à multiplier à l’infini les abris provisoires, les camps d’hébergement temporaires, qui deviendraient autant de ghettos… Pas vraiment de quoi nous réconcilier avec nos exigences morales.

Si les pays d’Europe n’ont pas de politique cohérente et digne vis à vis de ces migrations, s’il ne leur reste que l’indignation devant les naufrages pour noyer leur culpabilité, c’est bien parce qu’ils poursuivent des objectifs contradictoires. Se préserver des migrations, mais si possible sans mettre la main à la poche. Secourir les damnés de la mer, certes, mais en évitant de leur donner l’espoir d’un avenir meilleur, qui pourrait les encourager à rejoindre le continent. Créer des conditions d’accueil décentes pour ceux qui parviennent jusqu’à nous, conformément à nos traditions, mais sans pour autant rendre leur vie enviable pour d’autres candidats à la traversée… Cela donne une politique honteuse, faite de grands sentiments proclamés mais aussitôt démentis par le refus d’en assumer les conséquences. De mise en place de patrouilles maritimes humanitaires, dont on souhaite qu’elles dissuadent les migrants plus qu’elles ne les secourent. De défausse générale sur les pays les plus exposés, ceux où accostent les bateaux, lorsqu’ils ne coulent pas. L’Europe semble ainsi condamnée aux demi-mesures: faire un peu mieux, mais jamais assez, de peur que cela ne devienne trop…

Et ce sera sans doute ainsi tant que les sources de ces exodes du désespoir n’auront pas été taries. Et là, notre responsabilité d’européens est grande, et multiple. Celle d’une décolonisation brutale, impréparée, sanglante, qui a laissé les peuples sur lesquels nous avions jeté notre dévolu dans une situation de pauvreté absolue, sous le joug de dictatures. Celle des décennies pendant lesquelles nous avons puisé sans vergogne les richesses minières de ces pays, jouant sur les registres de la menace et de la corruption, sans leur ouvrir la porte du progrès. Celle du réchauffement climatique aussi, dont nous avons créé les conditions, et dont les peuples les plus pauvres sont déjà les premières victimes. Celle des promesses non tenues des pays industrialisés, qui ne sont jamais allés au bout de leurs engagements d’aide au développement du continent africain. Celle aussi, plus récente, des guerres menées, au nom de la civilisation, en Irak ou en Syrie, et qui ont semé le chaos, la désolation et la haine.

En recherchant à tout prix une mondialisation des échanges qui assure un développement rapide de la richesse dans les pays développés ou émergents, alors que d’autres continuaient de lutter pour leur simple survie, nous avons créé les conditions d’un exode massif et multipolaire. La seule façon d’éviter que cet exode ne fasse exploser les équilibres fragiles de nos sociétés est dorénavant de le prévenir à la source. Pas en alignant les canonnières dans les eaux méditerranéennes, ni en soutenant les régimes qui accepteront de parquer chez eux dans des conditions indignes les migrants dont nous ne voulons pas. Mais en prenant le problème pas les deux bouts.

En accueillant bien sûr, plus et mieux. C’est à dire de façon mieux partagée. Il n’y a pas de raison pour que la protection de la richesse européenne contre les affamés et opprimés des autres continents, incombe à trois pays seulement, les plus au sud qui sont bien loin par ailleurs d’être les plus riches.

Mais cela ne pourra suffire, l’enjeu réel est celui du développement de nos voisins africains. Sans un véritable “plan Marshall” pour l’Afrique, il n’y aura pas de solution durable. Les pays riches, s’ils veulent préserver leur richesse des agressions de la pauvreté, n’ont d’autre solution qu’une mobilisation massive en faveur du développement des infrastructures, de la formation, du progrès technologique en Afrique. Nous sommes prêts à livrer notre savoir-faire à la Chine en échange de quelques débouchés pour nos exportations, mais incapables d’offrir nos technologies,  nos savoirs, aux pays qui en ont besoin pour rattraper leur retard, et donc rendre un peu plus supportables les déséquilibres de la planète. Dans une économie mondialisée, les pays riches ne peuvent plus se développer sans entraîner dans leur développement, de manière volontariste, ceux du sud. Il y va de la survie de nos propres sociétés. Ce ne sont plus seulement les grands sentiments qui doivent guider notre action en faveur des pays les plus pauvres, mais bien notre instinct de survie. Nous avons atteint dans le déséquilibre entre les mondes quelque chose qui ressemble à un point de rupture.

 

Le Pen: Halte à l’imposture !

Bravo l’artiste! Marine Le Pen est en train de jouer la scène finale de sa stratégie de conquête de crédibilité. En tuant le père dans un moment de catharsis, auquel toute la France est appelée à participer grâce à la complaisance dont elle jouit dans les médias en raison de son potentiel d’audience exceptionnel, elle met un point d’orgue à sa tentative de “dédiabolisation”. Rendez-vous compte: son propre père! Un drame familial cornélien qui tient en haleine la presse depuis une semaine. Depuis que Jean-Marie Le Pen a, comme il en a l’habitude, lâché quelques boules puantes sur la scène politique nationale. Pas grand chose de nouveau dans la composition: un mélange d’antisémitisme, d’admiration pour Pétain, et plus généralement pour les salauds de l’Histoire, servis sur le fond habituel, et structurel chez lui, de vieille haine recuite de l’autre.

La seule question qui demeure -même si au fond on se moque de la réponse- porte sur le degré de cynisme des Le Pen. Sont-ils dans cette affaire tous complices, ou non? La fille a en tout cas saisi l’occasion qui lui manquait pour compléter son pseudo-recentrage du Front National. Parfaite dans son personnage de tragédie grecque, partagée entre amour filial et sens du devoir républicain, larme discrète à l’oeil, mais force de caractère dans le regard, elle tranche, condamne son père à mort devant les micros et caméras avides… Quelle émotion! On croirait presque de la téléréalité. Elle est humaine dans cet instant, tellement humaine, et si forte à la fois…

Au secours!!!! Halte à l’imposture! Il n’y a rien de changé! Marine Le Pen tente de se jouer de nous en instrumentalisant la sénilité de son père. Que celui-ci estime que Pétain n’était pas si nul pour la France ou que la Shoah est une fable, n’a pas plus d’importance que l’on ne devrait en accorder au personnage. Que la fille se désolidarise de lui sur ces points n’en a pas plus. Ce n’est pas le pétainisme du père qui est à craindre au Front National, c’est la xénophobie de la fille et de ses proches, leur haine de ce qui ne leur ressemble pas, leur populisme racoleur, leur culte du repli sur soi, la méchante stupidité de leurs élus locaux qui s’emploient à mettre en lambeaux le tissu social de leurs communes, au prétexte de leur combat contre les étrangers et les assistés… Et là dessus, rien n’a changé depuis l’époque ou le père régnait.

La comédie dramatique que nous interprètent les Le Pen, père fille et nièce, n’a qu’un but: installer l’idée que le FN n’est pas un parti extrémiste, mais pourrait faire une droite tout à fait honorable en lieu et place de l’UMP sur l’échiquier politique national. C’est leur ambition à tous. Et cela vaut bien un pseudo-parricide public!

Loi sur le renseignement: ne pas céder à la peur!

C’était hélas tout à fait prévisible. Nous sommes en train de tomber dans le piège tendu par les terroristes qui ont semé la mort dans les locaux de Charlie Hebdo et le supermarché de la porte de Vincennes. Ennemis de la liberté, ils ont réussi à nous insuffler la peur de nos propres libertés. Quelle victoire pour eux! Une nouvelle loi sur le renseignement, qui leur est d’une certaine manière dédiée, puisque c’est leur terreur qui a fourni le prétexte à son élaboration, va revenir sur un principe fondamental de notre état de droit: seuls les juges sont en principe aptes à transformer les innocents en coupables. C’est la présomption d’innocence.

Dorénavant, le Premier ministre pourra décider de placer des individus sous un régime de semi-liberté, de faire écouter leurs conversations, de fouiller dans leur courrier, de surveiller leurs activités sur internet, de piéger leur ordinateur ou leur voiture, le tout à leur insu, dans l’intérêt d’une enquête, et sans en référer à un magistrat… Pour cela, il suffira que ses services, en fait les services de renseignement, estiment qu’il y a présomption d’une éventuelle activité future de nature à “porter gravement atteinte aux principes fondamentaux de la République… ou à la paix publique”. Une commission nationale de contrôle ad-hoc sera chargée de donner un avis sur les mises sous surveillance décidées par le Premier ministre qui… pourra en dernier recours passer outre son avis.

Quelle que soit la bonne foi des députés qui se préparent à adopter ce texte, et pensent sans doute sincèrement que leur devoir est d’accroître les moyens de prévention du terrorisme, il ouvre la porte à une mise sous surveillance massive -à la manière de ce que pratiquent les services de renseignement américains- dont évidemment le pouvoir pourra toujours être soupçonné, aujourd’hui ou demain, de faire un usage abusif. En clair, le projet de loi, s’il est adopté, devrait permettre aux services de l’Etat de surveiller les individus à leur gré de la manière la plus intrusive sans aucun contrôle démocratique à priori. C’est une attaque suffisamment violente contre nos libertés fondamentales pour que les levées de bouclier se multiplient. Les avocats, les magistrats, tous syndicats confondus, les associations de défense des droits, la Commission nationale de l’informatique et des libertés… s’opposent au projet. Mais il semble bien parti pour être adopté, d’autant que le gouvernement, urgence terroriste oblige, veut le faire adopter par le parlement selon une procédure accélérée, et que l’UMP a déjà décidé, au nom de l’union nationale contre le terrorisme, de soutenir le texte du gouvernement.

Et ce n’est pas tout! Déjà certains députés ont pensé aux recours que ne manqueraient pas de former certains citoyens devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui veille en général de façon assez vigilante au respect des libertés individuelles. Un second texte est donc présenté au Parlement, à l’initiative d’un groupe de députés de l’opposition, qui permettrait au gouvernement de s’affranchir des recours d’individus auprès de la Cour européenne, ou à défaut de dénoncer la convention qui la régit… Une proposition qui n’est pas illogique. Si l’Etat fait une loi pour se soustraire au pouvoir des juges français, en matière de surveillance de masse, ce n’est pas pour se soumettre à celui de juges européens…

L’adoption de ces deux projets de loi entérinerait une victoire de la peur. Celle précisément à laquelle nous jurions tous de ne pas céder au lendemain de l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo, lorsque l’heure était à la défense des libertés.