Sous les fourches caudines de la laïcité…

L’interrogation collective sur la pratique religieuse des uns et des autres, au nom de la sacro-sainte laïcité à la française, n’en finit plus de s’imposer dans le débat, jusqu’à parasiter et paralyser la réflexion. Un débat piégé, pollué par les enjeux politiques, récupéré par l’extrême-droite. Où l’anathème fait souvent figure d’argument massue. Qui conduit à toutes les généralisations. Génère des lignes de fractures infranchissables, des Rubicon de la pensée, qui rendent impossibles toute discussion apaisée. Il ne faut pas avoir peur d’être taxé “d’islamophobie”, dans la défense intransigeante de la laïcité, nous affirme Elizabeth Badinter qui est entrée en guerre contre l’observatoire de la laïcité de Jean-Louis Bianco, dont elle et ses proches dénoncent la proximité avec les Frères musulmans, et réclament la démission.  En réponse, l’entourage de ce dernier ne fait pas non plus dans la dentelle, et reproche à ses détracteurs de faire de la laïcité un instrument de lutte contre une religion, l’islam. Du coup l’observatoire connaît démission sur démission. Et on ne peut pas dire que Manuel Valls apaise les tensions lorsqu’il reproche à Jean-Louis Bianco d’être trop conciliant avec les “dérives communautaristes”

Mais de quoi parle-t-on au juste? C’est quoi une “dérive communautariste”? C’est quand des individus d’origine étrangère aiment à se retrouver entre eux, à habiter les mêmes quartiers, à fréquenter les mêmes lieux, à parler dans leur langue natale, à pratiquer leurs coutumes ancestrales, appliquer leurs préceptes religieux… Toutes les grandes capitales ont leur “chinatown”, sans que cela dérange personne. La nation est en danger du fait du communautarisme nous dit-on. Serait-ce à dire qu’une communauté, au hasard les musulmans, tenterait d’imposer sa ou ses coutumes aux citoyens de ce pays? Tenterait de faire changer de religion ceux qui en ont une, de convertir ceux qui n’en ont pas, d’empêcher que l’on mange du porc dans les cantines, d’imposer le port du voile à toutes les femmes de France? Evidemment non, sauf dans les fantasmes maladifs de Houellebecq. Qu’il y ait des boucheries halal dans certains quartiers et des boucheries cashers dans d’autres, et des menus de substitution dans certaines cantines, n’empêche personne de manger la viande des bouchers de La Villette, chers à Boris Vian.

Le danger pourrait venir de l’université, il y aurait un grave problème de laïcité dans l’enseignement supérieur? Comprendre: certaines étudiantes exigeraient de porter le voile pendant les cours, y compris lorsque les enseignants leur demandent de les retirer au nom de la laïcité. Terrible danger effectivement que de voir des femmes voilées dans les amphithéâtres, dans les crèches privées ou les autobus scolaires. A cet égard, on se souvient de la réponse faite par Obama lorsqu’on lui demandait s’il entendait faire interdire le port du voile intégral aux Etats-Unis: “je ne crois pas que le rôle du président soit de contrôler la façon dont les citoyens s’habillent”, avait-il répondu en substance.

Notre pays a adopté une loi pour interdire les signes religieux distinctifs à l’école publique. Une autre loi pour interdire le port du voile intégral dans l’espace public. Peut-être pourrait-on considérer que c’est suffisant, et laisser les gens s’habiller comme ils l’entendent, même à l’université. Qu’on demande à un enseignant d’adopter une tenue ne permettant pas de deviner sa croyance religieuse, soit! L’inverse pourrait passer pour du prosélytisme, évidemment inconcevable à l’université. Mais qu’une étudiante souhaite garder les cheveux couverts pendant les cours, ou qu’un jeune homme suive son enseignement une kippa sur la tête, ne devrait déranger personne. La laïcité bien comprise c’est d’abord ça: le respect des convictions de chacun.

Surtout, la focalisation sur l’in-essentiel, la polarisation sur la tenue vestimentaire des musulmans, ou les menus de la cantine, ne permet pas d’appréhender les véritables problèmes d’intégration posés à nos sociétés par l’afflux des migrants. L’arrivée massive en Europe de migrants démunis, chassés par la guerre, mais aussi attirés, magnétisés, par ce mode de vie occidental, si longtemps fantasmé, et inaccessible, et soudain à portée de leur main, ne peut se faire sans drames. Le grand écart culturel est la règle, et engendre parfois, comme on l’a vu à Cologne le soir du réveillon de violents dérapages.

Cacher ces problèmes est tout aussi absurde que de vouloir à tout prix les faire entrer dans un cadre religieux. Ce n’est pas la religion qui est en cause lorsque des centaines de personnes agressent sexuellement les jeunes-femmes qui passent à leur portée. C’est bien plutôt la misère économique et culturelle, le déracinement, la frustration née de cette vaine quête d’un Eden improbable -c’est la vie dans des camps qui attend dans un premier temps les migrants- qui explique au moins pour partie le passage collectif à l’acte violent. Mais faut-il rappeler que chaque année des dizaines de milliers de femmes sont agressées sexuellement en France, sans que la religion de leurs agresseurs y soit pour grand chose?

Alors bien sûr il faut défendre la laïcité de notre République. Oui le prosélytisme religieux doit être combattu, comme l’oppression des femmes sous prétexte de religion, mais la laïcité ne doit pas être punitive. La laïcité l’emporte quand les questions religieuses se font oublier, pas quand elles monopolisent tribunes et plateaux. Accueillir dans notre Europe des centaines de milliers de migrants fuyant aujourd’hui la guerre ou la misère, demain les conséquences du dérèglement climatique est un immense défi pour les années qui viennent. Nous ne pourrons le relever qu’en appelant un chat un chat, en traitant les problèmes quand ils se posent, comme il se posent, en faisant respecter scrupuleusement par tous les lois de la République, mais sans chercher à tout prix à faire passer chacun sous les fourches caudines du dogme de la laïcité. Bref, en évitant de faire de chaque question posée par l’actualité un problème de principe, une ligne de partage entre civilisation (la notre) et obscurantisme (toujours celui des autres).

 

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