Journalisme d’imprécation

Il paraît qu’on vient de vivre quelque chose d’historique. Le journalisme politique en France vient de faire un pas de géant. Pendant deux heures et demie, deux journalistes ont pu s’adresser au Président de la République, primo en ne l’appelant que par son nom en omettant de mentionner son titre, secundo, en opposant systématiquement à ses affirmations une affirmation contraire, en empilant propos agressifs et procès d’intention, tertio en se faisant sur tous les sujets, les porte-parole d’un engagement anti-gouvernemental. Les “pensez-vous que”, y furent moins nombreux que les “moi je dis que”. L’interview fut en réalité un débat entre adversaires politiques.

Le seul gagnant est ici évidemment Emmanuel Macron, qui a démontré sa pugnacité, et sa connaissance des dossiers, en évitant soigneusement les terrains trop glissants pour lui. En terme d’image, ce fut édifiant. Face aux deux interviewers agressifs perdus dans leurs notes, le président à peu près toujours souriant, et sans aucun antisèche, semblait plus sur de lui et dominateur que jamais. En choisissant de refuser de s’adresser à lui par son titre, ils avaient voulu se positionner dans une situation d’égalité. Leur comportement les mit au contraire assez vite en situation d’infériorité. En prétendant se positionner à armes égales, argument contre argument, avec le président, ils sortaient de la posture, bien plus forte, et bien plus conforme à leur mission, de l’observateur critique, qui est le privilège du journaliste. Emmanuel Macron n’avait plus qu’à afficher, comme il l’avait fait il y a un an face à Marine Le Pen, ses talents de débatteur, pour les mettre de fait en état d’infériorité.

Du coup, il restait à la fin de l’émission un sentiment de fort malaise. Car Emmanuel Macron tout à son duel avec les deux journalistes, n’a pas eu vraiment à se justifier. Du début à la fin on est resté sur le terrain des principes et de l’idéologie: président des riches ou pas, champion du “ruissellement” ou non, déclaration de guerre à la Syrie ou pas, ennemi des droits de l’homme, champion de la répression? A toutes ces attaques, très politiques, Macron répond, en rappelant les principes de son action, sans vraiment entrer dans les détails. Piégé par ses choix idéologiques, Edwy Plenel se consacre entièrement à son duel avec le président. Coincé dans son rôle de composition du défenseur inébranlable des veuves et des retraités, Bourdin hausse le ton, coupe le président, pour crier la douleur et la frustration des plus modestes. L’un comme l’autre en oublient d’être journalistes, c’est à dire de poser les vraies questions qui fâchent.

Du coup on ne saura rien qu’on ignorait jusqu’alors ou presque. Lorsque Macron dit qu’on ne peut accueillir toute la misère du monde, où met-il la limite? Combien de migrants accueillis en France depuis l’exode syrien? Et dans les autres pays européens? Comment la France compte-t-elle prendre sa part de l’effort que subissent jusqu’ici principalement Grèce et Italie? En rendant nos frontières encore plus hermétiques? Et si l’on renvoie chez eux les migrants économiques, que fera-t-on demain de ces millions de migrants du changement climatique qu’annonce déjà le président? Combien en accueillera-t-on? Comment les prendre en charge? Quelle politique d’intégration? Quel plan d’action global pour honorer notre dignité de pays des droits de l’homme? Quels investissements dans les pays du tiers-monde, quand la France n’est même pas capable de tenir les objectifs du millénaire définis par l’Onu en matière de contribution au développement? Et comment Macron compte-t-il relancer le processus de paix en Syrie? Concrètement, avec qui, quand? Pense-t-il rester crédible, s’il le fut, aux yeux de Poutine après les frappes? Comment Macron pense-t-il parvenir à renouer un lien constructif, pour négocier demain les nécessaires évolutions de la société avec des syndicats qu’il aura humiliés? Que propose-t-il à la jeunesse pour tenter d’éviter que le conflit des universités ne s’enlise?

Non, on saura plutôt que Plenel estime qu’il faut changer la constitution pour soumettre le chef des armées à la volonté du parlement… Que les zadistes préparent l’avènement d’un nouveau monde en défiant l’ordre établi. Ou encore que Bourdin trouver le président tout à fait “puéril”…

C’est triste! Triste d’abord pour Edwy Plenel, qui à la tête de Mediapart a fait depuis des années un travail d’information de grande qualité, mettant au jour des dossiers que d’autres tentaient d’enterrer, mais qui est rattrapé et réduit à l’impuissance, par son engagement idéologique. Moins triste pour Jean-Jacques Bourdin, qui fut à peu près dans son rôle habituel. Triste aussi et surtout pour la profession de journaliste. Au fil des années, avec le développement des radios, puis télévisions d’informations en continu, il a eu un déplacement de la valeur dans la profession de journaliste. Peu à peu tous les journalistes se font commentateurs. Les chroniqueurs se font éditorialistes, chacun a sa part de vérité a communiquer au public. Et comme le buzz, c’est à dire le nombre de reprises sur la toile est le nouvel étalon de valeur journalistique, il faut non seulement commenter, mais de la façon la plus caricaturale pour avoir une chance d’être repris. Et c’est ainsi qu’on en arrive à la soirée de Chaillot.

Les journalistes ne sont plus là pour éclairer le public sur les intentions du Président de la République, pour le pousser sur chaque sujet dans ses derniers retranchement, en exerçant à fond leur droit de questionnement, en lui interdisant de se réfugier dans les généralités, de se planquer derrière les pétitions de principe. Ils sont là en fait pour afficher une posture personnelle, qui constitue en quelque sorte leur fond de commerce éditorial. Lorsque Edwy Plenel parle au lendemain de l’émission des  “questions dures” qui ont déstabilisé le président, il commet un énorme contresens. Ses questions n’étaient pas dures, elles étaient de parti-pris, le plus souvent d’ailleurs elles n’étaient pas des questions mais des affirmations, . Et on ne peut pas dire qu’elles aient déstabilisé son interlocuteur. Au contraire, celui-ci pouvait tenir ses raisonnements, sans jamais être repris sur les faits qui ne constituaient visiblement pas l’essentiel pour ses interviewers, sans jamais être questionné sur les chiffres, sur le détail de ses projets, pas même sur la finalité de chacune de ses réformes. Sur tous les sujets, il lui suffisait de contredire ses interlocuteurs pour que ceux-ci s’excitent en d’inutiles joutes verbales qui n’apportaient rien à personne, sinon à leurs égos.

Dommage. On rêve encore de journalistes travaillant vraiment leurs dossiers lorsqu’ils interviewent le chef de l’Etat, le contraignant à aller au bout de quelques sujets au moins. Le poursuivant, non pas de jugements à l’emporte pièce, mais de questions factuelles permettant de clarifier les politiques. L’obligeant à sortir du discours général et des pétitions de principe, pour expliquer réellement aux citoyens où on les conduit. Des journalistes qui ne se prennent ni pour des imprécateurs politiques promettant à leurs interlocuteurs les poubelles de l’Histoire, décidant de la légitimité ou non de celui que le suffrage universel a choisi, ni pour des spécialistes de la géostratégie… Mais juste pour des experts en questionnement, capables de poursuivre sans relâche leurs interlocuteurs de leurs interrogations factuelles, des champions de la lutte contre la langue de bois, des débusqueurs de vérités cachées… Evidemment c’est moins bon pour le buzz. Mais c’est juste un métier.

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