Gilets jaunes: l’électrochoc?

Une personne décédée, des dizaines de blessés, des milliers de personnes qui le temps d’une manifestation se croient autorisés à contraindre sous la menace leurs concitoyens à porter l’uniforme qu’ils se sont choisis pour eux-mêmes ce jour là… Quel que soit le jugement que l’on porte sur la légitimité de la taxation du gasoil, on ne peut qu’être effrayé par le tour pris par les évènements, et donc s’interroger sur le sens de tout celà.

En évitant bien sûr de porter un jugement global sur un mouvement dont la première caractéristique est le côté polymorphe, insaisissable, incontrôlable et incontrôlé. Ce week-end, sur les barrages, il y avait des xénophobes, on l’a vu, des homophobes, on l’a entendu dans les reportages, des qui se moquent autant de la démocratie que de la préservation de la planète, et qui le temps d’une manifestation jouissaient du pouvoir de contraindre leur prochain, mais aussi des gens bien, qui tentaient, on le voyait aussi, d’empêcher que les inévitables tensions entre les manifestants et leurs victimes ne dégénèrent, des gens modestes dont le ras le bol d’une vie trop difficile n’était visiblement pas feint… et puis aussi les récupérateurs. Les hommes politiques des partis traditionnels de l’extrême-droite à l’extrême gauche, qui voyaient là un moyen d’obtenir enfin une revanche décisive sur ce président venu de nulle part qui les a privés du pouvoir il y a dix-huit mois… Et des médias en continu qui trouvaient là une occasion inespérée de meubler la vacuité de leurs antennes en feignant de trouver dans cet évènement tellement télégénique, – le jaune fluo, ça pète sur les images, coco- les prémices d’une nouvelle révolution française, et n’avaient eu de cesse d’attiser le feu depuis des jours.

Il y a tout ça dans le mouvement des gilets jaunes, il y a sinon la France, du moins un échantillon non négligeable de la population française qui a l’impression profonde et durable d’être laissée pour compte. Et on doit se demander comment on en est arrivé là. Comment ce président, qui nous avait promis de réconcilier le peuple français avec ses dirigeants, de réhabiliter la politique et la démocratie, a pu générer un clivage aussi insondable entre lui et une partie importante du peuple de France.

Là encore, la question n’appelle bien sûr pas de réponse univoque. Schématiser c’est déjà s’interdire de comprendre.

De la majorité écrasante à l’isolement…

Il faut sans doute revenir à l’élection d’Emmanuel Macron elle-même pour tenter d’esquisser des éléments de compréhension. Il a été élu en présentant un programme de rupture, et en profitant d’un double rejet de la part des Français, celui de la classe politique traditionnelle et celui de Marine Le Pen. Il promettait de rénover la politique, de redonner leur place aux citoyens dans les processus de décision, de remettre la société civile au cœur du projet politique, en sortant de l’impasse de l’alternance gauche-droite. Il a obtenu gain de cause, au delà même de ses espérances puisqu’il s’est retrouvé à l’Elysée, avec une majorité écrasante au parlement. Mais la promesse d’établir enfin un dialogue constructif entre progressistes de gauche et de droite, d’associer largement la société civile, est restée lettre morte.

A cause de l’opposition, dira-t-on chez ses partisans. C’est en partie vrai! Laminées par le mouvement de “dégagisme” de l’électorat, les oppositions de gauche comme de droite, se sont senties anéanties. Ruinées -au propre pour certaines, du fait de la perte de subventions liée à leur faible nombre de députés, au figuré, à cause de leur perte de crédit pour toutes- littéralement “explosées”, chacune confrontée aux scissions, trahisons, désertions. FN, LR, PS, PC-FI… aucune n’échappa à ce trauma post-élections. Et du coup, principalement pour les formations “modérées”, PS et LR, la priorité est depuis à la reconstruction, la recomposition, la redéfinition d’un programme et d’une identité… Et celà sous la menace d’une cannibalisation, par le FN-RN pour la droite de Wauquiez, par les mélenchonistes et hamonistes pour le PS. Pour limiter l’hémorragie, les deux partis de gouvernement traditionnel sont donc obligés de faire de la surenchère oppositionnelle, en choisissant chacun pour ennemi principal et unique: Emmanuel Macron. A la guerre sans merci gauche-droite qui stérilise la vie politique française depuis des décennies, s’est substituée la croisade de tous contre Macron. C’est donc très mal parti pour le rétablissement du dialogue entre droite et gauche et la construction d’un avenir en commun, . Mais la responsabilité en incombe aussi largement à Macron lui-même et son gouvernement. Et au facteur temps…

C’est un adage bien connu: on ne réforme que pendant la première moitié d’un quinquennat… ensuite, on prépare sa réélection. Macron y a succombé, comme il s’est laissé éblouir par le mirage de la majorité “godillots”. Désireux d’appliquer son programme, quoi qu’il en coûte -pour lui c’est la première condition de la réhabilitation du politique- soucieux d’aller très vite, en vertu de l’adage ci-dessus, fort d’une écrasante majorité au parlement toute dévouée à la mise en œuvre de son programme, rien ne pouvait plus l’arrêter. Et donc, loin des promesses de rétablir le dialogue gauche-droite, d’associer la société civile aux décisions, de réhabiliter les corps intermédiaires… il a appliqué son programme au pas de charge. Et confondu sans doute vitesse et précipitation.

Avancer vite n’implique pas forcément d’avancer seul. Bien au contraire. En choisissant de mettre en œuvre son programme -c’est tout à fait légitime- de façon autoritaire, voire arrogante parfois, Emmanuel Macron finit par se retrouver seul sur tous les dossiers. Bien protégé par sa majorité absolue au parlement, mais isolé, coupé de la société civile. Et c’est une erreur cardinale. La crise des gilets jaunes est sur ce point révélatrice. Alors que l’ensemble des défenseurs de l’environnement devraient porter les projets de taxes carbone, aux côtés du gouvernement, ils sont, à l’exception de Pascal Canfin le directeur général de l’ONG WWF, tous aux abonnés absents. Sans s’attarder évidemment sur le courage de Nicolas Hulot, qui après avoir mis la taxe en route, se fait oublier de tous, en attendant probablement de venir nous expliquer à une heure de grande écoute qu’au gouvernement on ne le laissait pas agir pour la transition énergétique. Force est de constater que si le gouvernement est isolé dans cette affaire, c’est parce qu’il n’a pas réussi à associer à son projet -a-t-il vraiment essayé?- les associations qui ont fait de la transition énergétique le combat de leur vie. Le projet de renchérissement du carbone, accompagné de mesures compensatoires en faveur des plus fragiles aurait une autre gueule s’il y avait un consensus, au moins d’une partie de la société civile, autour de lui. Et c’était évidemment possible, à condition de… mettre en pratique la réhabilitation des corps intermédiaires mise en avant pendant sa campagne par… Emmanuel Macron.

Recréer du consensus

On pourrait se référer sur ce plan à la réforme du code du travail qu’on a conduit sans parvenir à s’appuyer sur les syndicats réformistes. Et ce n’est pas le seul exemple. Lorsque le parlement travaille sur l’inclusion des enfants en situation de handicap, autour de la ministre Sophie Cluzel, incontestable sur ce plan, elle qui se battait déjà sur le sujet bien avant d’être au gouvernement, la majorité arrive à se faire court-circuiter par le député France Insoumise François Ruffin, qui en faisant scandale à l’assemblée finit par laisser croire que le gouvernement  serait contre l’insertion des enfants handicapés… Vile manœuvre politique certes… Mais constat, là encore, d’isolement d’un gouvernement qui ne s’appuie pas suffisamment sur les forces vives de la nation. Aurait-il été si compliqué de faire naître le projet de loi dans une grande concertation avec les associations concernées? Et de s’éviter ainsi les récupérations politiques de mauvaise foi?

Cet isolement est d’autant plus coupable que le gouvernement l’a lui-même sans doute accentué par quelques mesures dont la pertinence n’était pas évidente, et ne pouvait qu’accentuer le clivage entre lui et les Français. Le faux-pas de la réduction des APL par exemple, venant de façon caricaturale dans la foulée de la transformation de l’ISF. Ou encore cette limitation de vitesse à 80km/h décidée, par un premier-ministre, seul ou presque, à un moment où l’enjeu principal aurait dû être pour lui de faire passer auprès des Français d’autres réformes autrement plus importantes, l’évolution du droit du travail, l’organisation des régimes de retraite, le développement de l’apprentissage, la transition énergétique… Bien sûr on peut arguer que la réduction de la vitesse sur les routes diminue la pollution, mais elle empoisonne surtout la vie de l’automobiliste en lui laissant penser qu’on cherche à le “racketter” par radar interposé.

C’est cette coupure de la société civile, cette incapacité à réconcilier les Français avec la politique, comme il se promettait de le faire, qui sont renvoyés à Macron avec la crise des gilets jaunes. Bien sûr rien n’est perdu, il lui reste du temps. Mais pour cela il faudra revenir aux racines de ce mouvement qui a chamboulé le monde politique en 2017. Ce “dégagisme” qui a conduit les Français à se choisir un président improbable, pour les débarrasser d’une classe politique qu’ils jugeaient corrompue, loin de leurs préoccupations, préoccupée par sa propre reproduction, plus que par l’intérêt commun. Il va falloir maintenant apprendre à réconcilier, à concilier tout simplement, à fabriquer du consensus, à faire partager… L’enjeu ne devrait plus être pour Emmanuel Macron la mise en œuvre de son programme envers et contre tous, mais bien la création de la dynamique de progrès économique, social et environnemental, sur laquelle il s’était engagée auprès des Français, en s’appuyant sur tous ceux qui tentent de se battre au quotidien pour améliorer les choses, les syndicats, les associations, les élus locaux… Sans délaisser aucun des territoires de la République.

Bien sûr il n’y aura jamais d’unanimité. Bien sûr il faudra souvent dire non, il y aura des conflits, des oppositions, des batailles à gagner… Il ne s’agit pas de renoncer à réformer pour faire plaisir au plus grand nombre. Mais les seules victoires durables sont celles que l’on obtient avec d’autres.