Comme tous les samedis depuis un mois, les gilets jaunes nous promettent un nouvel acte de leur mobilisation. Avec l’objectif pour certains d’entre eux de “bloquer les frontières”. On est maintenant bien loin du gasoil et du coût de la vie. On est dans une logique d’enfermement qui confirme le tropisme qu’on avait cru déceler derrière le mouvement. C’est la traduction du slogan du RN ex-FN “on est chez nous”!. Que l’on retrouve de façon encore plus exacerbée sur certains messages affichés par les manifestants dénonçant pêle-mêle banquiers et politiques qui auraient pour point commun leur manipulation par la franc-maçonnerie et le judaïsme! Un parfum d’avant-guerre, auquel on ne peut réduire bien sûr ce mouvement polymorphe, mais qui montre que tous les excès sont possibles. Toutes les barrières que l’on croyait inexpugnables sautent les unes après les autres. Sur certain rond-point on a racketté les automobilistes (“1 euro pour passer”) sur un autre on a exhibé des guillotines, ailleurs il a fallu signer une pétition, pour pouvoir franchir le barrage jaune, tandis que des commerçants étaient menacés, que l’on brûlait les péages autoroutiers, ou les radars…
Les premières revendications semblent oubliées au profit d’une seule: le “référendum d’initiative citoyenne” qui est sensé permettre au “peuple” tout à la fois de chasser le président élu et de faire ses propres lois. C’est un vrai tournant du mouvement, qui marque sans doute sa récupération par les politiques des extrêmes. Mélenchon biche: “la quasi-totalité des revendications listées recoupent les propositions du programme de la France insoumise”, estime-t-il. L’extrême-droite aussi, qui rêve de voir la France quitter l’Europe à l’Anglaise, et fermer ses frontières aux étrangers, à la faveur d’un référendum populaire.
Ce débat sur le RIC, référendum d’initiative citoyenne, qui devrait permettre de révoquer les élus, mais aussi de changer les lois, ou de modifier la constitution, est révélateur de la confusion générale dans laquelle se trouve le pays. On retrouve en effet à l’instigation de la revendication, un curieux mélange “rouge-brun”: populistes de tous les extrêmes unissez-vous pour chasser les “élites puantes” (expression de Thomas Guenole, un des porte-parole de la France-insoumise). Ainsi le député insoumis François Ruffin promeut le grand défenseur du RIC, Etienne Chouard, lui-même soutien d’Alain Soral personnalité complotiste plusieurs fois condamnée pour incitation à la haine raciale et révisionnisme. Adrien Quatennens n’est pas opposé à un référendum sur le rétablissement de la peine de mort, “si le peuple le souhaite”. Alexis Corbière, autre personnalité du parti de Jean-Louis Mélenchon, ne serait pas hostile à un référendum citoyen sur le mariage pour tous. Et évidemment Marine Le Pen qui fréquente assidument l’ex-conseiller stratégique de Donald Trump, Steve Bannon qui a créé à Bruxelles une fondation, “le Mouvement”, destinée à soutenir les partis d’extrême droite européens, dans le but de briser l’Union européenne, rêve d’un référendum sur la sortie de l’Euro.
Ambiguïté et récupération
Cette confusion des extrêmes, qui se retrouvent autour du populisme, est-elle gagnante pour la France Insoumise et/ou le Rassemblement National. Si l’on en croit les sondages, c’est d’abord le parti de Marine Le Pen qui devrait en profiter. Et de fait on se demande si la dérive de la France Insoumise ne risque pas de signer son affaiblissement électoral durable. Le choix des Mélenchon, Ruffin ou Corbières, de miser sur une insurrection populaire violente pour conquérir un pouvoir qu’ils n’ont pu obtenir dans les urnes, est déjà très hasardeux et risqué. La dérive antiparlementaire, l’ambiguïté vis à vis de l’extrême-droite, y compris sur des sujets marqueurs de l’histoire de la gauche, comme la lutte contre l’homophobie, ou la peine de mort, troubleront forcément une grande partie de leur électorat qui reste fidèle à la tradition humaniste de la gauche, et à la défense des droits humains. La tentative de récupération du mouvement des gilets jaunes par la France Insoumise risque de coûter très cher au mouvement de Mélenchon.
Evidemment la France Insoumise n’est pas la seule à faire les frais du maelström déclenché par les gilets jaunes. Les autres partis d’opposition, LR et PS, qui partagent du fait de la politique menée depuis trente ans, la responsabilité des tensions sociales qui ont mis les gilets jaunes sur les ronds-points, sont eux aussi empêtrés dans leurs contradictions. L’un comme l’autre sont inaudibles. Obsédés par leur anti-macronisme, désireux de récupérer ce qu’ils peuvent du mouvement, mais incapables de se définir une position propre face à cette crise qui menace notre système démocratique. Et l’on voit le leader des socialistes, Olivier Faure, se rallier à la France Insoumise pour une motion de censure, contre les mesures gouvernementales en faveur des revenus des plus défavorisés. Pas certain que ce rapprochement avec un Mélenchon qui n’a pas eu de mots assez durs pour condamner le quinquennat de Hollande et les socialistes en général, soit bien vécu par les militants socialistes. Quant au parti de Laurent Wauquiez, il semble renoncer à reconstruire un grand parti d’alternance à Emmanuel Macron, en tirant les siens toujours plus vers la droite, donc à la frange du Rassemblement National de Marine Le Pen, quand il serait sans doute plus pertinent de tenter de rassembler l’ensemble des déçus de Macron de la droite et du centre, autour d’un projet alternatif à celui du gouvernement.
Dans cette tempête, le Président, sa majorité, et son gouvernement, semblent eux-aussi en pleine confusion. Le moment le plus révélateur de leur état de panique a été la journée de “l’annulation de l’annulation”. Mercredi dernier, à deux heures d’intervalle, le gouvernement annonçait renoncer aux mesures de compensation de la hausse du prix du gasoil prises par ce même gouvernement au début de la crise, puis rétablissait les mesures en question. Quelques jours plus tôt c’était Gilles Legendre, le président du groupe La République En Marche à l’Assemblée qui se prenait les pieds dans le tapis en reconnaissant que le parti au pouvoir avait pêché jusqu’ici “par le fait d’avoir probablement été trop intelligent”… Maladresse, bien sûr, mais communication de crise catastrophique.
Que sortira-t-il de ce chaos? Difficile à dire. Le mois prochain, le passage au prélèvement à la source, qui ne change rien à la situation financière globale de chacun, mais se traduit par une baisse sur la fiche de paye, risque d’accentuer encore la frustration de ceux qui ont le sentiment que leur pouvoir d’achat diminue. Vendredi on a enregistré le neuvième décès lié au mouvement des gilets jaunes. Un jeune homme participant à un barrage a été renversé par un camion. On peut imaginer que plus la situation durera plus les risques de dérapage augmenteront. Les usagers finissant par être excédés de la restriction de leur liberté imposée par les manifestants. Pris dans un difficile dilemme entre fermeté et écoute, le gouvernement ne semble pas parvenir à éteindre la mobilisation. Lâcher plus pour convaincre n’est pas envisageable et serait probablement vain. La tentative de démantèlement progressif des barrages (300 évacuations en une semaine selon le secrétaire d’Etat Laurent Nuñez) n’a pas pour l’instant permis d’arrêter le mouvement qui bien que très minoritaire perdure et perturbe.
Tout à perdre
Plus la crise dure, plus les effets négatifs sur l’économie s’aggravent. Il y aura de moins en moins de grain à moudre dans le moulin gouvernemental. De moins en moins de moyens pour répondre aux attentes, certaines sont tout à fait légitimes, des gilets jaunes. En misant tout sur son grand débat, le gouvernement tente de reprendre la main sans les heurter de front. Mais il est à craindre que les bloqueurs de ronds-points refusent de jouer le jeu de la concertation, une fois de plus, et s’enfoncent dans une rébellion sans issue, qui fera de plus en plus la part belle à la violence, qui prendra de plus en plus l’allure d’un combat contre la démocratie, pour la plus grande joie de Marine Le Pen et de son ami américain, qui espèrent en récolter les fruits lors des élections européennes, qui pourraient offrir aux partis nationalistes d’Europe sinon une majorité du moins une groupe très puissant au parlement. Suffisamment pour compromettre toutes les tentatives de renforcement de L’Union.
A la fin, le discrédit des partis politiques et des corps intermédiaires, incapables de gérer la plus grave crise sociale que le pays ait connu ces dernières années, risque de s’être encore aggravé. La volonté réformatrice de la majorité de disparaître dans les oubliettes de l’histoire. La défiance vis à vis de la démocratie de monter en puissance.
Pour éviter que tout cela ne nous conduise dans une impasse, il faudrait que l’ensemble des partis politiques où l’on pense encore que le recours généralisé au référendum n’est pas l’alpha et l’omega de la démocratie, où l’on est prêt à défendre nos institutions sans nier qu’elles ont à être améliorées, renoncent à jeter de l’huile sur le feu pour prendre leur revanche d’une élection perdue. En se disant bien que personne ne sera jamais à même de gérer la situation qui résulterait de ce chaos s’il perdurait. Pas même Marine Le Pen qui se trouverait très vite, si elle parvenait au pouvoir, dans la situation de l’extrême-droite italienne, incapable de construire, tout juste de détruire. Tout le monde à tout à perdre dans ce chaos. Il n’y aura aucun gagnant.
Marx parle du coup d’État de 1851 comme de la « deuxième édition du 18 Brumaire ». Reprenant Hegel, il affirme au début de son livre : « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. Cette nouvelle farce va nous coûter très cher.