Progressisme ou barbarie?

Quand dans le monde entier des manifestants défilent pacifiquement pour une meilleure prise en compte par les états des défis du réchauffement climatique, à Paris, on casse des vitrines, on brûle des poubelles, on se bat avec la police qui noie la manifestation sous les gaz lacrymogènes, au point de décourager les manifestants les plus pacifiques. Pourquoi en sommes nous là? Pourquoi depuis près d’un an tous nos samedis après-midi sont-ils rythmés par cocktails molotovs, grenades de désencerclement et tirs de flash-balls? Evidemment à ces questions il est bien difficile de trouver une réponse unique et définitive.

Le plus simple, en première approche, serait de considérer que c’est une spécificité française. Un trait culturel propre à notre peuple, une sorte de fascination pour la résistance et la rébellion, qui ferait de nous des gens incapables de nous exprimer autrement que de façon conflictuelle, pour qui toute revendication portée pacifiquement serait vouée à l’échec. Un peuple qui serait, en toutes circonstances, et quels que soient ses dirigeants, destiné à l’insatisfaction, à la frustration et au déclin. Une sorte de mal français qui expliquerait que nous serions seuls au monde à savoir à quel point notre situation est désespérée, et nécessite le recours à la violence pour lutter contre une injustice suprême: être né français.

Evidemment, c’est un peu court, et cela ne permet pas vraiment de comprendre, tout au plus de se débarrasser d’une question encombrante. Tout comme une explication qui réduirait les violences du samedi à des excès des forces de l’ordre poussées par un pouvoir politique avide de violence, désireux d’imposer une dictature et incapable d’entendre les revendications légitimes du peuple, ne nous éloignerait pas non plus de la caricature, et ne faciliterait donc pas la compréhension.

On ne prouve pas le bonheur

On peut tout d’abord observer que la multiplication des manifestations violentes les samedi depuis près d’un an, est une nouveauté. Le pays avait connu des manifs violentes dans le passé, quand les blackblocs s’appelaient “autonomes” ou “anarchistes”, et tentaient de se greffer sur tous les cortèges pour y exprimer violemment leur rejet du “système”, quand les jeunes de banlieues “montaient” sur la capitale pour casser quelques vitrines ou abri-bus… Mais jamais sur un tel rythme, pendant aussi longtemps, et de façon aussi partagée.

Au delà de la fréquence et de l’intensité -même si le mouvement décline de façon accélérée, il ne faudra pas oublier que les premiers samedis, à l’automne dernier, mirent des dizaines de milliers de personnes dans la rue- ce qui fait la spécificité de la vague présente, c’est bien la diversité des participants. Avec les gilets jaunes on a découvert une violence non ou mal politisée, émanant de gens que rien ne prédestinait à se retrouver un jour dans la situation du lanceur de pavés ou de cocktails Molotov. Des retraités, des petits commerçants, des employés, des fonctionnaires, des étudiants… unis par un sentiment de déclassement, et convaincus de vivre dans un monde ou les nantis ne cessent de s’enrichir aux dépens des laissés pour compte, où les générations à venir seront forcément plus malheureuses que les précédentes. Un sentiment de déclassement polymorphe, plutôt incohérent, où se mêlent les colères et revendications les plus contradictoires. On exige plus de redistribution mais moins d’impôts. Plus de démocratie, mais le départ immédiat des responsables politiques démocratiquement élus. On dénonce pêle-mêle les riches, les hommes politiques, la police, la justice, mais aussi parfois les juifs ou les francs-maçons, le libre échange ou les immigrés, le libéralisme et l’overdose d’Etat… Tous responsables de la dégradation des conditions de vie du “Peuple” que l’on est convaincu de représenter.

Evidemment, opposer à ce mal-être diffus des statistiques sensées démontrer que tout ne va pas si mal, et que les choses vont même plutôt mieux, est tout à fait vain. On ne prouve pas le bonheur, on le ressent ou pas.

Un face à face mortifère

Deuxième constat, celui du vide politique. Jamais depuis un demi-siècle la vie politique n’avait été aussi déstructurée. Les partis politiques traditionnels ont été atomisés, décrédibilisés. Incapables pour l’instant de retrouver une dynamique, et donc condamnés dans l’immédiat, faute de leaders et de programmes crédibles, à une opposition systématique et stérile au gouvernement. Cette disqualification des oppositions s’est faite tout d’abord au profit d’un parti “neuf”, la République en Marche, qui ne dispose pour l’instant que d’une très faible assise populaire, et d’élus le plus souvent inexpérimentés. Un parti pas ou peu implanté dans les régions. Et donc en difficultés pour faire remonter les aspirations et frustrations, laissant donc le gouvernement sans sondes pour évaluer la réalité du climat social. Et cet effondrement s’est fait aussi au profit des populistes du Front National, pour qui l’exacerbation des tensions tient lieu de stratégie politique.

Nous voilà donc conduits à un face à face entre “progressistes” plutôt éloignés de la réalité quotidienne des Français, et “populistes” prêts à monter les uns contre les autres pour créer peu à peu le chaos qui pourrait les mener au pouvoir… Ce face à face, s’il persistait, serait mortifère pour la démocratie.

Face à cette implosion de la sphère politique, les autres corps intermédiaires, syndicats et associations, auraient pu incarner un nécessaire contre-pouvoir et assurer ainsi une continuité de la vie démocratique. Mais le gouvernement a semblé depuis deux ans chercher à affaiblir les uns et les autres. Chaque fois que l’occasion lui était offerte de les associer étroitement à l’élaboration de ses projets de réforme, Emmanuel Macron a choisi l’affirmation rigide de l’autorité, plutôt que la souplesse de la concertation. A cet égard, l’incapacité à mobiliser les associations de défense de l’environnement à ses côtés dans la mise en place de la politique de lutte contre le dérèglement climatique, a pesé bien lourd dans la naissance du mouvement des gilets jaunes. Faute d’influer sur la politique menée par le gouvernement, syndicats et associations se trouvent donc réduits aujourd’hui à multiplier les appels à la mobilisation de rue pour se faire entendre, avec évidemment, du fait de l’usure, un succès de plus en plus limité, et pour eux et elles aussi une perte de crédibilité accélérée.

Dès lors que les partis politiques semblent incapables de porter un espoir de changement, au moins dans l’immédiat, pour ceux qui s’estiment à tort ou à raison laissés pour compte… et en l’absence de corps intermédiaires influents susceptibles de faire aboutir des revendications… il était logique que la contestation s’installe dans la rue, et tourne à la rébellion. Lorsque les corps intermédiaires ne sont plus là pour le faire vivre, le consentement du peuple aux contraintes économiques et sociales se délite. Le sentiment d’être seul, abandonné, face à l’arbitraire de l’Etat, est destructeur, et conduit aux comportements les plus extrêmes. La multiplication des violences hebdomadaires en découle. Mais aussi la glorification de la désobéissance civile par des associations et syndicats privés de leur rôle d’influence.

La police, entre déni de l’Etat et accusations outrancières

A ce stade, la situation devient critique. Quand la violence devient routine, la rébellion titre de gloire, le consensus social est menacé. Des forces de police usées, excédées, de ce rôle répressif qui se substitue semaine après semaine à l’ensemble de leurs missions de protection de la société, perdent leur discernement. Soucieux de ne pas les décourager, alors que leurs conditions de travail se dégradent du fait de l’état de protestation permanente, le gouvernement évite de procéder aux recadrages nécessaires, et soutient ses policiers en toutes circonstances, laissant ainsi prospérer l’impression d’un usage abusif délibéré de la force, face auquel une solidarité des manifestants pacifiques avec les plus violents deviendrait légitime. Une spirale de la violence est enclenchée, qui conduit inévitablement à une aggravation du désordre et donc à la ruine de l’autorité de l’Etat.

Ce discrédit de l’Etat est accéléré par les prises de positions politiques des opposants. Qui oublient leur vocation à exercer un jour ou l’autre le pouvoir, pour joindre leur voix au choeur de la dénonciation hebdomadaire des violences policières. Entre déni d’un gouvernement qui sanctuarise la police en rejetant par avance toute critique de l’action policière, et dénonciation systématique d’opposants qui font mine de voir chaque samedi, sur les Champs Elysées, les prémices de la mise en place d’une dictature à la française, la voie est balisée pour toutes les provocations. Une mention spéciale à ce stade à Jean-Luc Mélenchon, qui en qualifiant les policiers de “barbares” et en faisant mine de croire qu’ils seraient prêts à attenter à sa vie, jette un peu plus d’huile sur le feu et brouille encore les repères démocratiques.

Comment sortir de cette mauvaise passe? Comment retrouver un peu de raison? Comment ne pas y perdre l’envie, voire le droit, de manifester pacifiquement? Sans doute pour le gouvernement, en remettant à plat les stratégies de maintien de l’ordre. Il n’est pas normal que l’intervention de la police, nécessaire lorsque l’ordre public est menacé, se solde de façon systématique par des blessures graves pour les manifestants. La gestion “au contact” des manifestants violents a montré ses limites. Dans le même temps, le pouvoir doit sortir de son impuissance à fabriquer du consensus autour de ses projets de réforme. L’absence durable et systématique de consentement à l’action qu’il mène le conduirait dans une impasse. Pour l’opposition politique, il est urgent de retrouver des repères, et de reprendre quelque distance vis à vis de l’action violente. Encourager des manifestants qui détruisent chaque samedi Abribus et vitrines est une voie sans issue. Et qui ne leur permettra ni de se refaire une crédibilité vis à vis des électeurs, ni de peser sur les réformes en cours. Les uns et les autres doivent retrouver le chemin du dialogue et de la confrontation pacifique et constructive des idées. C’est à cette condition que le niveau de violence diminuera, que les réformes auront une chance d’aboutir, et que revivront des alternatives politiques nous permettant de sortir du choix manichéen entre “progressisme” et barbarie.

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