Vive le « journalisme d’intuition »?

Ce dimanche matin un titre en ouverture du site du journal Le Monde: “Le combat des Traoré est magnifique”: des milliers de manifestants en France contre les violences. Il ne s’agit pas d’une tribune mais d’un “reportage”, donc du travail de plusieurs journalistes du quotidien. Ce titre appelle évidemment plusieurs commentaires.

Constatons d’abord que les journalistes, et leur responsable éditorial, qui ont estimé que ce titre est publiable, ont quand-même pris soin d’entourer de guillemets la phrase “le combat des Traoré est magnifique”… Une façon de laisser penser qu’il s’agit d’une citation entendue dans la manifestation plutôt que du point de vue du journal. La méthode est vieille comme le journalisme, mais il y a belle lurette que l’on apprend dans les écoles de journalisme que les guillemets n’exonèrent jamais les journalistes du contenu de leurs écrits. Encore moins dans un titre, lorsque l’auteur de la supposée phrase entendue n’est pas immédiatement précisé, mais cité au fin fond de l’article: il s’agit en l’occurrence de Karim Belkhadra, acteur ayant joué en particulier dans le film “La Haine”.

La seule façon de comprendre ce titre est de penser, comme le confirme le contenu même de l’article, que c’est bien le journal Le Monde qui juge le combat des Traoré “magnifique”. Et là, il y a plus qu’un malaise. Primo parce que le choix du Monde de s’engager dans un combat militant, aussi clivant que celui des Traoré, l’écarte d’une histoire faite d’indépendance et d’efforts d’impartialité, d’une approche raisonnée de la question du racisme dans la société française. Deuxio parce que le journal à travers son titre n’apporte pas son soutien militant à un combat contre le racisme, ou pour un usage plus modéré de la force par la police, ce qui après tout serait tout à fait honorable, mais bien à la famille d’Adama Traoré. C’est à dire à un clan qui défraye la chronique judiciaire, et se défie des règles démocratiques. C’est ainsi la cheffe de clan, Assa Traoré qui explique: “En Afrique, on renverse les présidents. Le peuple se lève, va au palais, renverse le président et prend le pouvoir. Ensuite, c’est le peuple qui va décider qui sera le président dans une démocratie effective. Donc oui, pourquoi ne pas faire comme en Afrique ?” 

On le sait l’affaire Traoré a déjà été tranchée par une grande partie des journalistes. Parmi les multiples expertises et contre-expertises, chacun a pu choisir sa vérité. Pour le Monde, mais bien d’autres encore, c’est celle des Traoré. Peut-être les journalistes qui en jugent ainsi ont finalement raison… Peut-être leur intuition – en l’absence de décision de justice définitive personne ne peut prétendre aujourd’hui disposer de faits incontestables, démontrant que Adama Traoré a été, ou pas, victime de la violence policière – est exacte. Peut-être la suite de l’interminable procédure contradictoire, 4 ans que cela dure, leur donnera raison.

Mais on se gardera le droit de trouver désespérant, et extrêmement dangereux pour la démocratie, de voir le “journalisme d’intuition” se substituer à la recherche besogneuse et souvent ingrate de la réalité des faits, l’engagement militant prendre le pas sur le travail de vérification et d’enquête. Travail pourtant indispensable dans ces domaines, celui des inégalités raciales qui sont encore bien présentes dans notre pays, et des comportements racistes d’où qu’ils viennent, comme dans celui des violences policières, chaque fois qu’il y en a.

5 réflexions sur « Vive le « journalisme d’intuition »? »

  1. Bonjour,
    Sans avoir accès au dossier, et n’étant pas juriste, et avec toutes réserves,
    nous pouvons constater qu’Il y a de nombreuses zones d’ombres, et les résultats des 4 expertises donnent des conclusions différentes.
    Peux-t-on faire un parallèle concernant le déroulement de l’enquête avec celles menées dans les affaires Zineb Redouane (Marseille) et Cédric Chouviat ?

    Y-a-t-il séparation des pouvoirs ?
    Et la façon dont sont menées ces expertises avec leurs contradictions, n’apportent-elles pas une défiances vis à vis de nos institutions ?

    Wikipedia n’est pas à prendre comme source d’information sûre car il faut toujours faire preuve d’esprit critique et vérifier la véracité de ce qui nous est transmis.
    (il en va de même avec l’information médiatique).
    Mais vous pouvez lire (ci dessous), ce sont les seuls résumés des affaires que j’ai trouvé.

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Zineb_Redouane
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Adama_Traoré
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Cédric_Chouviat

    Cordialement
    RV

    • Je n’ai évidemment aucun avis sur la validité de l’une ou l’autre des expertises et contre-expertises, j’attendrais en revanche des juges qu’ils s’en fassent un et tranchent… en moins de 4 ans, c’est leur rôle. De même pour les autres affaires citées. Encore que l’expertise balistique récente concernant Zineb Radouane et concluant à un tir de grenade en cloche, semble retenue par les juges (on se demande d’ailleurs ce qui aurait pu passer par la tête d’un policier pour qu’il vise une vieille dame au quatrième étage d’un immeuble…).
      Ce que je souhaiterais c’est que les journalistes qui n’ont pas plus de raison de savoir que moi, évitent de s’engager, car lorsqu’ils le font ils passent du journalisme à la propagande.
      Quant-à l’indépendance des juges c’est pour moi un postulat. Si l’on en doute, alors on peut douter de tout, y compris du fait qu’on vive dans une démocratie. Mais il est vrai, qu’à l’extrême-gauche, comme à l’extrême-droite, il est de bon ton de prétendre que l’on vit sous une dictature. C’est d’ailleurs un des nombreux privilèges de ceux qui vivent en démocratie. Amitiés.

  2. Pleinement d’accord avec toi, Michel. D’autant que le même journal avait publié une longue enquête d’où il était impossible d’en conclure que les policiers avaient commis une faute.
    Les journalistes doivent observer la plus grande prudence.
    Merci à toi Michel

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