Les enjeux et dangers du couvre-feu

Allons-y pour le couvre-feu! La décision était attendue, commentée et critiquée sur tous les plateaux télé depuis trois jours. Emmanuel Macron l’a annoncée lui-même à la télévision. Déclenchant ou plutôt amplifiant les réactions les moins rationnelles, les plus passionnelles, comme on nous y a habitués depuis le début de l’épidémie.

Il faut dire que l’imposition d’un couvre-feu n’est pas une mesure anodine. Dans l’inconscient collectif français, couvre-feu rime avec guerre, voire occupation, et cela, même si la mesure d’exception a déjà été utilisée dans les banlieues, à l’époque où elles s’enflammaient tous les soirs, ou encore en Guyane depuis plusieurs mois pour tenter de limiter l’impact de l’épidémie de Covid 19. Mais Paris n’est pas la Guyane. Et imposer un couvre-feu dans la capitale, et les principales métropoles, n’a évidemment pas la même portée. Depuis deux jours les plaintes et cris de colère se multiplient: c’est le spectacle qu’on assassine, la restauration que l’on anéantit, on nous musèle, on nous enferme, on nous prive de nos libertés les plus fondamentales…

Menace sur l’hôpital

En fait la mesure pose d’abord deux questions, évidemment liées: le couvre-feu est-il la réponse la plus pertinente à la situation sanitaire, telle qu’on peut l’appréhender aujourd’hui et permettra-il réellement de freiner l’épidémie à court ou moyen terme? En somme, le jeu en vaut-il la chandelle, faut-il sacrifier nos libertés, et (encore un peu plus) notre prospérité, à la maîtrise d’un virus qui choisit ses victimes principalement parmi les plus âgés et les plus fragiles? Evidemment, ainsi posée la question ne peut que déchainer les passions et appeler les réponses les plus tranchées, voire les plus caricaturales. Sur les plateaux et les réseaux sociaux, les “experts” multiplient les avis, d’autant plus catégoriques et définitifs, qu’ils s’éloignent de leur champ réel de compétence. On peut tout de même essayer d’apporter quelques réponses dépassionnées.

Primo, quelle est la situation que nous décrivent ceux qui ont décidé du couvre-feu ? L’épidémie connait un rebond important, un genre de seconde vague qui se traduit par une croissance exponentielle du nombre des contaminations. Derrière cette croissance se croisent deux phénomènes: d’une part la multiplication des tests jusqu’à 700 000 par semaine, qui mécaniquement se traduit par une progression du nombre de cas. D’autre part l’accélération, réelle, de la propagation du virus, que l’on peut mesurer au taux de positivité des tests en question, passé de 7,5% à plus de 12% en 15 jours. Certes, cet indicateur de Santé Publique France est contesté parce qu’il ne prend en compte que les personnes testées pour la première fois, mais sa progression quotidienne, toutes choses égales par ailleurs, reste significative et inquiétante. De même, la dégradation continue de la situation dans les services hospitaliers est avérée. L’augmentation quotidienne du nombre de patients covid dans les services de réanimation, qui connaissent un taux d’occupation supérieur à 30% (au titre de cette seule maladie) dans certaines métropoles, est inquiétante à double titre. D’une part à cause de la surcharge de travail pour les personnels hospitaliers qui se précise de jour en jour, mais en outre, parce que la place laissée par le covid aux autres pathologies nécessitant un recours aux services de réanimation, réduit au même rythme, et contraint déjà les hôpitaux à différer des soins moins urgents, ce qui pourrait se traduire à terme par une dégradation de l’état sanitaire général du pays, et une aggravation de l’état de santé de patients présentant des pathologies chroniques. Différer les soins d’une personne atteinte d’un cancer, c’est assurément prendre le risque de réduire son espérance de survie. On peut donc admettre que la flambée de ces deux indicateurs, croissance du nombre de cas et taux d’occupation des services de réanimation, exigeait de nouvelles mesures énergiques de la part des pouvoirs publics.

Eviter le confinement?

Mais comment interpréter le choix du “couvre-feu” plutôt que celui d’une autre mesure, le reconfinement par exemple? Si l’on a bien compris, l’objectif est précisément d’éviter autant que faire se peut un reconfinement. Pourquoi? Parce qu’un nouvel arrêt total de l’activité aurait un impact dramatique sur l’économie et donc sur les conditions de vie des Français. On doit déjà s’attendre à une explosion du chômage en lien avec la baisse d’activité dans de nombreux secteurs, à une dégradation de la situation des plus précaires, des plus démunis, un nouveau confinement aggraverait encore les choses, et pourrait nous conduire à une régression économique et sociale d’une extrême gravité. En outre, fermer à nouveau les écoles serait extrêmement pénalisant pour les enfants les moins favorisés. Tout cela parait sensé. Mais si l’on veut contenir l’épidémie, et donc à la fois limiter le nombre de décès, et préserver notre système de santé, il faut impérativement freiner la progression de la contamination, et donc agir prioritairement là où le virus se propage le plus vite, en évitant de se tromper dans le ciblage des mesures.

A cet égard il convient d’examiner ce que disent les statistiques de santé. Beaucoup ont voulu y trouver la preuve que c’est en entreprise et à l’université que se fait principalement la contamination, et donc la démonstration de l’absurdité d’un couvre-feu qui laisse les gens aller au travail, à l’école ou l’université, et leur interdit l’accès à la culture ou aux loisirs nocturnes. De fait les statistiques de Santé Publique France indiquent que 60% des clusters identifiés se trouvent dans les entreprises et les universités. Mais elles précisent également que seulement moins de 10% des cas positifs ont pu être rattachés à un cluster identifié. Pour les autres, c’est à dire l’immense majorité des gens testés positifs, il n’a pas été possible de déterminer l’origine de la contamination. On ne peut donc en déduire comme le font certains, que c’est d’abord au travail que l’on attrape le virus. Dans l’attente de la démonstration du contraire, le port ou l’absence du masque semble être un critère pertinent pour cerner les moments et les situations les plus propices à la diffusion du virus. Par exemple les soirées dans les bars, les restaurants, ou chez des amis, où se retrouvent en grand nombre des gens non masqués.

Une violence calculée, mais un risque réel

Fallait-il pour autant aller jusqu’au couvre-feu touchant un tiers de la population? Une fermeture des bars, dans les métropoles où ce n’était pas déjà le cas, un renforcement des procédures de prévention dans les restaurants, une interdiction des rassemblements de plus de 10 personnes dans les lieux publics, une limitation plus stricte des jauges dans les salles de spectacle… n’auraient-ils pas permis d’atteindre le même objectif en évitant la violence symbolique du couvre-feu. En fait il semble bien que le choix ait été précisément fait, de frapper le plus fort possible, pour tenter de provoquer ou accélérer une prise de conscience de la gravité de la situation. Et il est vrai qu’alors que toutes les chaines de télévision donnent la parole depuis des semaines à de soi-disant experts qui nous expliquent tantôt qu’il n’y aura pas de deuxième vague, tantôt que le masque ne sert à rien, parfois même que l’idéal est de laisser le virus contaminer le plus grand nombre le plus vite possible pour nous immuniser collectivement… il n’était pas inutile de dire la gravité de la situation.

La violence symbolique de la mesure demeure, et la marque qu’elle laissera dans la société française dépend largement de l’issue du combat. Si le couvre-feu permet un réel freinage de la propagation du virus, et donc un retour rapide à la normale, il restera comme une douloureuse mais efficace mise entre parenthèses temporaire de nos libertés. Si à l’inverse il n’apporte pas le soulagement espéré, et débouche, soit sur un reconfinement, soit sur une nouvelle submersion des services hospitaliers, cet épisode de restriction des libertés publiques par le pouvoir exécutif, au nom d’un péril sanitaire, restera comme un dangereux précédent. D’autres périls du même type, ou d’un autre, peuvent nous menacer à l’avenir, d’autres responsables politiques peuvent accéder au pouvoir, et l’on ne peut se satisfaire d’un système dans lequel le pouvoir exécutif a les mains libres, une fois que le parlement a validé l’état d’urgence, de restreindre les libertés à sa convenance. Un système dans lequel les libertés publiques deviendraient en somme la variable d’ajustement des politiques gouvernementales.

Le recours à des mesures collectives de privation des libertés mériterait en lui-même un débat national, public, au parlement et dans la nation, en toute transparence, afin que les citoyens puisse se faire une idée aussi exacte que possible des raisons qui conduisent à cette situation d’exception et qui n’ont pas permis de préserver l’intérêt général par d’autres moyens moins coercitifs…

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