Le juge et le politique

C’est un des fondements de notre démocratie: la séparation des pouvoirs politique et judiciaire. L’indépendance de la justice est un pilier de notre système. Elle est aussi la condition, sinon la garantie, d’une égalité de tous devant la loi. Egalité qui doit s’appliquer en premier lieu aux politiques qui dans une démocratie doivent rendre des comptes de leurs actes comme tous les justiciables. Et l’on doit admettre que sur ce plan là cela fonctionne plutôt bien, du moins depuis une vingtaine d’années. En général les hommes et femmes politiques qui se font prendre la main dans le pot de confiture, finissent par rendre des comptes. Des ministres ont été condamnés, un candidat à la présidentielle s’est trouvé empêché… A chaque fois la justice a fait son travail en toute indépendance.

Mais bien sûr la tentation du politique est toujours de dicter à la justice son agenda. Quel homme politique n’a jamais contesté l’objectivité des juges. Voire leur impunité! On veut bien l’indépendance mais on voudrait pouvoir demander des comptes aux juges, lorsque leurs décisions déplaisent. Le “laxisme judiciaire” est depuis toujours un thème phare de la plupart des discours démagogiques. On se souvient des polémiques entretenues par Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur, à propos de l’irresponsabilité de juges remettant en liberté des criminels dangereux. L’extrême-droite en fait ses choux gras, et la droite voire la gauche ne sont pas en reste. Jusqu’à légiférer pour tenter d’imposer aux juges une sévérité plus grande que réclamerait le peuple. C’est ainsi que Nicolas Sarkozy, président de la République, imposa les peines plancher, dont l’inefficience conduisit la gauche d’Hollande a les supprimer, pour rendre aux juges la capacité d’individualiser les peines en fonction des justiciables et des situations. La question de la responsabilité des juges continue pourtant à être posée régulièrement, en général à l’occasion des faits-divers qui défrayent la chronique et déclenchent des vagues d’émotion dans le public. Fallait-il mettre X en liberté conditionnelle? Peut-on juger Y non responsable de ses actes au prétexte, qu’il était sous l’empire de la drogue au moment de la commission des faits? Les faits-divers se succèdent et offrent autant d’occasion de mettre en accusation un système judiciaire qui ne permettrait pas de lutter efficacement contre la délinquance.

Plus nouvelle est l’irruption des juges dans le débat politique. Il y a quelques semaines, le Conseil d’Etat, saisi par les associations de militants écologistes les plus virulentes, rendait un jugement exemplaire. Il ordonnait “au Premier ministre de prendre toutes mesures utiles permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre (…) afin d’assurer sa compatibilité avec les objectifs” de la France d’ici le 31 mars prochain. On pourra toujours arguer que les objectifs de réduction de gaz à effet de serre figurant dans la loi, les juges se contentent de veiller à son application, et sont donc parfaitement dans leur rôle. Mais en fixant un ultimatum au gouvernement pour la mise en œuvre d’une politique, ils se posent dans le même temps en arbitres de l’action politique, en juges de sa légitimité. Et en choisissant de fixer l’échéance de leur ultimatum à la veille de la présidentielle, ils font une entrée tonitruante dans la campagne électorale. D’une certaine manière, sur le plan climatique, c’est le conseil d’Etat qui se chargera de juger le bilan du président sortant. Pour le coup la Constitution est tordue comme un vieux torchon.

Et ce n’est pas un fait isolé. Le 22 juin dernier, ce même conseil d’état suspendait la mise en œuvre de la réforme de l’assurance chomage. On peut penser ce que l’on veut de la réforme en question, qui est très contestée par les syndicats, c’est l’argument du tribunal qui est troublant: pour les juges en l’état actuel, il n’y a pas « d’éléments suffisants permettant de considérer que les conditions du marché du travail sont (…) réunies pour atteindre l’objectif d’intérêt général poursuivi ». C’est bien un jugement d’opportunité que prononce le tribunal, qui estime, fort de son expertise juridique (?), que le moment de faire cette réforme est mal choisi! Il est urgent d’attendre selon les magistrats qui se font juges de l’opportunité de l’action politique.

En fait le Conseil d’Etat est dans une ambiguïté qui prend sa source dans la constitution. Il a en effet un double rôle: conseiller du gouvernement dans l’élaboration des réformes, et juridiction ultime pour ce qui concerne l’action de l’Etat. Dans sa mission de conseil il est assez logique qu’il interroge l’Etat sur l’opportunité de telle ou telle décision. En revanche dans son rôle juridictionnel, il n’a à se prononcer que sur le droit. On voit donc bien qu’il a franchi la ligne jaune dans les deux exemples cités. Et c’est sans doute révélateur de l’état désastreux des relations entre une partie des juges et le pouvoir politique depuis l’arrivée d’Eric Dupont Moretti au ministère de la justice.

Sitôt sa nomination, le principal syndicat de magistrats, l’USM, avait réagi publiquement en parlant d’une “déclaration de guerre à la magistrature”. Une prise de position peu banale, et dont l’outrance laissait transparaître bien peu de sérénité de la part de ceux qui sont supposés dire le droit. Depuis le syndicat en question a poussé le bouchon un peu plus loin. Il a déposé une plainte contre son ministre pour prise illégale d’intérêt devant la Cour de Justice de la République, avec le renfort de deux autres syndicats et de l’association Anticor, association d’utilité publique, au financement opaque, à l’organisation controversée, spécialisée dans la traque des personnels politiques. On lui reprocherait de n’avoir pas suffisamment cloisonné les affaires qu’il avait eu à connaître en tant qu’avocat, et d’avoir poursuivi des procédures engagées par la Garde des Sceaux précédentes à l’encontre de magistrats, ayant eu à agir dans des dossiers auxquels il aurait été lié avant sa nomination. Tous ces dossiers ont depuis son arrivée au ministère été transmis au Premier Ministre qui les gère en direct. Mais la plainte a suivi son cours et débouché le 1er juillet sur une spectaculaire perquisition au ministère de la Justice avec ouverture à la tronçonneuse de coffres vides… et remise d’une convocation au ministre pour sa mise en examen.

On l’a compris la finalité de l’action judiciaire, comme on le reconnait chez les plaignants, est d’obtenir la mise en examen du Garde des Sceaux, et donc en toute logique, sa démission. On imagine difficilement en effet un Garde des Sceaux mis en examen continuer à exercer sa mission. Mais peut-on pour autant accepter qu’un syndicat de magistrats dispose du droit de récuser le ministre choisi par le président élu par les Français?

Le dilemme est cruel pour le Président. C’est précisément parce qu’il souhaitait “secouer” la magistrature, obliger les juges à se remettre en question, pour rendre notre système judiciaire plus moderne, plus efficace et mieux adapté à l’évolution des contentieux, qu’il a choisi ce Garde des Sceaux, qu’il jugeait capable de dépoussiérer la justice. Si ce dernier est mis en examen le 16 juillet prochain Emmanuel Macron se trouvera face à un choix cornélien: maintenir en poste le premier Garde des Sceaux mise en examen par les juges dont il coordonne l’action… ou consacrer la toute puissance des syndicats de magistrats.

Dans les deux cas la clarification des relations entre le politique et le judiciaire restera un chantier prioritaire. La place des juges est dans les tribunaux, pas dans l’arène politique.

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