Le « syndrome des Sudètes »

L’approche diplomatique a fait long feu. Poutine a donc tranché au terme d’un conseil de crise surréaliste, retransmis à la télé, où chaque responsable de haut rang russe devait donner un avis conforme à la décision que le président russe s’apprêtait à rendre publique. A l’unanimité, on a donc décidé à Moscou de reconnaître les républiques sécessionnistes auto-proclamées de Lougansk et Donetsk, comme on avait reconnu l’indépendance de l’Ossète du Sud et de l’Abkhazie en 2008 au grand dam de la Géorgie. Et Poutine a chargé dans la foulée l’armée russe d’assurer le maintien de la paix dans ces deux territoires du Donbass ukrainien. Ce n’est pas (encore) la guerre, mais cela y ressemble.

Ce n’est pas à proprement parler une surprise, même si l’on pouvait encore espérer hier que les efforts diplomatiques d’Emmanuel Macron finissent par aboutir à une détente. Plus inattendue par contre a été l’intervention de Vladimir Poutine à la télévision russe. Devant ses compatriotes, le président russe s’est livré à un réquisitoire d’une violence rare. Foin des questions liées à l’application des accords de Minsk – dont Moscou considère que l’Ukraine ne les a jamais respectés depuis leur signature et la déclaration d’indépendance des deux régions du Donbass – c’est l’existence même de l’Ukraine que Vladimir Poutine a mise en cause à la télévision. Un « pays fictif… , une colonie (de l’Otan) avec un régime fantoche » a-t-il expliqué. C’est donc pour se défendre contre l’inévitable annexion de l’Ukraine par l’Otan que la Russie doit annexer, une partie (au moins) de son territoire. Et Poutine de dénoncer un “génocide” en cours au Donbass, et de prévenir l’Ukraine de sa «responsabilité de l’effusion de sang» au cas où le pays poursuivrait ses opérations militaires. Avant de conclure avec des accents paranoïaques que les pays occidentaux ont « pour seul but d’empêcher le développement de la Russie… sans même de raison, juste parce que nous existons ». On est bien loin de l’ambiance du matin même où le Kremlin donnait son accord à Emmanuel Macron pour le principe d’un sommet avec Joe Biden. Quelques heures à peine plus tard, les premières vidéos de l’avancée des chars russes en territoire ukrainien étaient diffusées.

Poutine a donc choisi. La balle est maintenant dans le camp de l’Ukraine et dans celui des pays occidentaux. Sans surprise, la condamnation de cette violation flagrante de la légalité internationale est quasi unanime. Quelques exceptions: le Mali des colonels où sévissent les mercenaires russes qui s’est empressé de reconnaître lui aussi les républiques autoproclammées du Donbass, ou encore la Chine qui au Conseil de Sécurité de l’ONU s’est contentée d’énoncer quelques généralités sur le respect de la charte des Nations Unies, tout en évitant de condamner clairement la décision de Moscou.

Pour l’Ukraine, qui ne peut à ce stade qu’exiger l’annulation de la décision russe, la situation est critique. Bien sûr Kiev ne peut se résigner à voir une partie de son territoire annexée, d’autant moins que Poutine n’a pas caché que pour lui le problème ukrainien allait au delà de question du Donbass. L’entrée en Ukraine des soi-disant « forces de maintien de la paix » de Poutine fait planer la menace d’un affrontement armé direct et total. Evidemment, l’Ukraine n’a pas les moyens de tenir tête militairement de façon durable à l’armée russe et sait pertinemment que l’Otan ne tirera pas une cartouche pour la défense de son territoire. Le premier accrochage entre troupes ukrainiennes et russes pourrait donc conduire à un bain de sang, et fournir à Poutine le prétexte pour pousser son invasion jusqu’à Kiev et régler ainsi le problème définitivement.

Pour les occidentaux, l’heure est maintenant aux sanctions économiques. De façon déterminée affirme-t-on tant à Washington qu’à Bruxelles, mais sans illusions. Chacun sait que les sanctions, pour pénalisantes qu’elles soient, ne permettront pas un retour en arrière. Le Donbass ne reviendra probablement jamais en Ukraine, pas plus que la Crimée. N’est-ce pas Joe Biden lui-même qui semblait résigné à cette hypothèse lorsqu’il envisageait lors d’une conférence de presse le 19 janvier dernier, l’hypothèse d’une « incursion mineure » des forces russes en Ukraine, obligeant la Maison Blanche à rectifier ses propos le lendemain? Au mieux peut-on espérer, côté européen, créer, grâce aux sanctions, un contexte favorable à la reprise de négociations sur la sécurité et la paix en Europe avec Poutine, dans quelques mois, sur la base de la situation de fait créée par l’annexion du territoire du Donbass. Et éviter ainsi que le dictateur russe poursuive sa politique d’annexion d’anciens territoires de l’Union Soviétique.

Car face au caractère inique de la décision de Vladimir Poutine et à la violence de son discours anti-occidentaux, l’enjeu pour les européens est bien celui-là: éviter ce qu’on pourrait appeler -sans bien sûr comparer des situations qui n’ont aucune commune mesure- le “syndrome des Sudètes”, c’est à dire que cette annexion, acceptée tacitement par l’Occident dans les faits – comme on accepta jadis celle d’une partie de la Tchécoslovaquie – ne soit que la première étape d’une reconquête par la Russie de tous les territoires russophones qui lui ont échappé à la fin du siècle dernier.

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