Mots de guerre

« Nous savons qu’ils mentent, ils savent que nous savons qu’ils mentent, nous savons qu’ils savent que nous savons qu’ils mentent, et ils continuent à nous mentir… », écrivait Soljenitsyne. Il désignait ainsi le régime communiste d’Union Soviétique, mais en ces temps de guerre et de désinformation la formule s’appliquerait parfaitement aux dirigeants russes. Le mensonge est devenu la règle. Que les armées russes bombardent une maternité sous les objectifs des caméras qui restituent des images insoutenables au monde entier, et Serguei Lavrov explique que l’hôpital en question était une base de néo-nazis. Personne ne peut le croire? Cela n’a visiblement pas d’importance. A ce stade, il n’est même plus nécessaire de chercher à être crédible.

Plus fort encore, toujours le même Serguei Lavrov à l’issue d’une rencontre de négociation infructueuse à Antalya en Turquie: « Nous n’avons pas attaqué l’Ukraine… ». Le pays est écrasé sous les bombes, les civils ukrainiens meurent par centaines, deux millions de personnes ont déjà fui l’avancée des armées russes, mais ce qui compte, c’est le discours public, qui tient lieu de vérité. Bien sûr on pourra répliquer que les pays occidentaux ont eux-aussi un rapport pervers à la vérité en ces temps de crise. Lorsque le gouvernement français déclare ne pas être en guerre avec la Russie, alors qu’il reconnait livrer des armes de guerre (“défensives”) aux combattants ukrainiens… il n’est guère plus crédible. C’est la loi de la guerre, dira-t-on, le secret l’emporte sur la vérité, la dramatisation légitime mensonges et omissions, les mots et les postures ont plus d’importance que les actes… sauf pour les victimes!

Et c’est précisément la source de toutes les difficultés. Pour sortir de la guerre, il faut bien arriver à parler, à échanger. Négocier suppose de partager un diagnostic, de se mettre d’accord sur un état des lieux. Déclarer un cessez le feu passe par l’inventaire des positions de chacun. Comment faire la paix avec un ennemi qui déclare publiquement ne pas faire la guerre? Qui accuse le pays qu’il envahit, contre toute évidence, de préparer une attaque aux armes chimiques. Qui fait appel à une milice privée dirigée par un néo-nazi (Wagner) pour soi-disant “dénazifier” le pays qu’il veut réduire à néant. Qui appelle en renfort des mercenaires étrangers au conflit (syriens en l’occurrence) et dénonce le soutien accordé par les occidentaux au pays qu’il assiège. On ne peut faire la paix qu’avec son ennemi, mais il faut un minimum de bonne foi pour mener à terme une négociation.

Pour l’instant ce minimum n’est pas assuré, loin s’en faut. Même la négociation de couloirs humanitaires pour épargner les civils parait un casse-tête, avec un ennemi qui confond couloir humanitaire et plan de déportation, échappatoire et transfert de population vers ses propres frontières. Face à un ennemi qui nie la guerre elle-même, la seule porte de sortie du conflit pour l’Ukraine reste la reddition totale et inconditionnelle qu’exige la Russie. De ce point de vue c’est un remake de la situation irakienne, lorsque Saddam Hussein ne pouvait éviter la guerre que le président Bush voulait engager qu’en renonçant à des “armes de destructions massives” qui n’existaient que dans les rapports de la CIA. « Le régime irakien possède des armes biologiques et chimiques, et pourrait fabriquer une bombe nucléaire un en un an » certifiaient les responsables américains à la tribune de l’ONU pour justifier leur guerre. Vladimir Poutine aura retenu la leçon. La Russie ne renoncera pas à son objectif de “dénazification” de l’Ukraine, qui, selon elle, prépare avec le soutien américain des armes bactériologiques dans ses laboratoires secrets. Gageons d’ores et déjà que les autorités russes vont sous peu exhiber les preuves des activités criminelles des “nazis” ukrainiens, à la façon de Colin Powell, secrétaire d’Etat américain, brandissant un fiole de verre sensée contenir de l’anthrax fabriqué par les irakiens devant le conseil de Sécurité de l’ONU en 2003.

En guerre, le mensonge est la règle. Et un préalable aux pires crimes de guerre. Dénoncer par avance la détention par l’ennemi d’armes interdites, c’est déjà jeter le doute sur une future utilisation des dites armes. Et la Russie a déjà franchi le rubicon des interdits de guerre en utilisant des armes à sous-munitions -elle n’a jamais signé la convention les interdisant- mais aussi en bombardant les populations civiles -80 personnes réunies dans une mosquée à Marioupol dans la journée de samedi. En dénonçant l’existence de laboratoires d’armes bactériologiques américains en Ukraine, Poutine prépare peut-être le blanchiment de ses prochains crimes de guerre. D’ailleurs, de façon préventive, la Russie s’est retirée jeudi dernier du Conseil de l’Europe, et donc de la Cour Européenne des Droits de l’Homme si l’on en croit l’agence officielle russe Tass, qui dénonce  « les pays hostiles de l‘UE et de l’OTAN qui continuent de détruire l’organisation et l’espace juridique commun en Europe ». Cela permettra par la suite de traiter par le mépris toute accusation de crimes de guerre devant la Cour en question.

Alors comment sortir de ce fatras de mensonges, accusations, dénégations et anathèmes? Comment mettre au jour la parcelle de vérité partagée qui permettrait aux belligérants de trouver une issue pacifique négociée à ce drame? Le niveau très inégal des forces en présence -la 2ème armée du monde face à la 22ème- laisse penser que malgré le soutien de l’armement occidental, l’armée ukrainienne ne pourra éternellement résister à son envahisseur. A l’inverse, malgré sa puissance de feu, on imagine mal l’armée russe contrôler par la force un pays de 44 millions d’habitants. Elle n’y est pas parvenue en Afghanistan, pas plus d’ailleurs que les Etats-Unis ensuite, et n’est parvenue à imposer sa loi en Tchétchénie, pays d’un million et demi d’habitants, qu’au prix de 300000 morts Tchétchènes et plusieurs milliers de soldats russes (12000 selon le Comité des mères de soldats). Tous ceux qui tentent une entremise en Ukraine s’y sont jusqu’ici cassés les dents. Les négociateurs occidentaux, Emmanuel Macron en tête, auront d’autant plus de mal à se faire entendre de Vladimir Poutine que les sanctions avec le temps, feront souffrir la Russie. Le premier ministre israélien Naftali Bennett, lui, a vainement tenté de convaincre de président ukrainien de capituler et d’accepter les exigences de Poutine. Inacceptable pour Volodymyr Zelensky bien sûr.

En fait, Naftali Bennett n’est pas seul aujourd’hui à penser que la seule issue serait un partage de l’Ukraine. La Crimée étant déjà russe de fait, les républiques autoproclamées du Donbass ayant déjà échappé au contrôle de Kiev, il suffirait de tracer une ligne de partage qui donnerait l’Est du pays à la Russie, et demanderait “simplement” à Kiev d’introduire dans sa constitution la neutralité et le désarmement, tandis que l’Otan s’engagerait à ne jamais tenter de militariser le pays. Bref transformer l’Ukraine en “pays tampon” pour rassurer la Russie de Poutine. Clairement, cette “solution” reviendrait à donner à Poutine satisfaction sur tous ses buts de guerre. Une solution “réaliste” diront certains. Mais une solution qui reviendrait à entériner le droit pour un pays puissant à annexer son voisin au nom de sa propre protection; qui légitimerait les crimes déjà commis par l’armée russe; et nierait tout droit d’autodétermination au peuple ukrainien. Evidemment cette “solution” n’offrirait pour autant aucune garantie que la Russie ne tente un jour de réitèrer l’opération avec un autre voisin, Pays Baltes, Moldavie, voire Pologne… Sauf à se mentir collectivement, une fois de plus, et à se convaincre, comme au lendemain de la reconnaissance de la guerre en Tchétchénie, du démembrement de la Georgie, de l’annexion de la Crimée, de l’intervention en Syrie aux côtés du criminel Assad… que Poutine va s’arrêter là, et retrouver gentiment le chemin de la légalité internationale.

1 réflexion sur « Mots de guerre »

  1. Merci de garder raison,dans cette avalanche de mensonge, cela devrait nous inciter à sanctuariser la presse libre, la moins manipulée possible… Un sujet pour nos élections en France ? JL

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