Ne tirez pas sur la Justice, nous sommes tous cachés derrière !

«On ne peut pas se cacher derrière la justice!» On peut considérer que c’est la phrase du jour, voire de la semaine, prononcée par François Ruffin, le député-candidat de la France Insoumise. Autrement dit, une décision de justice ne vaut pas grand chose face à la parole d’une victime. C’est aussi ce qu’explique Sandrine Rousseau l’ex-candidate à la primaire présidentielle écologiste, et candidate aux législatives investie par la nouvelle Union Populaire de la gauche, qui ne comprend pas que le gouvernement n’écarte pas Damien Abad mis en cause dans une affaire de viol classée sans suite par la justice. Le “principe de précaution”, nous dit-elle, devrait conduire à l’écarter du gouvernement, puisqu’une femme a témoigné contre lui.

On peut penser ce que l’on veut de Damien Abad et de la valeur ajoutée qu’il apporte ou apportera au gouvernement ou de l’opportunité de son débauchage. Ce “principe de précaution”, revendiqué par la militante écolo-féministe, s’appelle en réalité négation de l’état de droit. Comprenons nous bien. Qu’il faille favoriser la prise de parole des femmes dans les affaires de violences sexuelles pour leur permettre d’échapper à la pression de leurs agresseurs est une certitude. Que les mots d’accusation d’une femme contre un agresseur soit écoutés et respectés, par principe, est légitime et nécessaire… Jusqu’à une limite! Jusqu’au moment ou la justice, qui doit être saisie, se prononce et établisse les faits. Dans le cas de Damien Abad la justice a considéré, à deux reprises qu’il n’y avait pas lieu de donner une suite aux plaintes formulées contre lui. Damien Abad n’est donc à cette heure coupable d’aucun crime ou délit.

Et ce n’est pas une insulte faite aux femmes que de “se cacher derrière la justice”. C’est tout simplement un principe républicain de base. Seuls les juges ont dans nos sociétés le pouvoir de juger et condamner. Pas les organisations politiques, ni même les associations de militantes d’extrême-gauche, même pompeusement parées du titre d'”Observatoire des violences sexistes et sexuelles”. Le pilori n’entre pas dans la culture démocratique, la libération de la parole des femmes ne doit pas être confondue avec un droit à la délation.

Depuis février 2021, les parquets ont reçu la directive de leur ministre d’ouvrir une enquête à chaque dénonciation d’agression sexuelle contre des mineurs, même lorsque les faits dénoncés sont prescrits. Cela doit permettre de restaurer les victimes dans leurs droits à la reconnaissance, malgré la prescription, mais aussi de découvrir éventuellement des victimes pour lesquelles le délai de prescription ne serait pas écoulé. Mais même dans ce cadre, évidemment, les juges continuent à faire leur travail et à classer les dossiers qui ne semblent pas étayés. C’est ce que vient de faire le parquet de Paris à la suite du signalement concernant Damien Abad, qui lui était adressé par l’association créée en février dernier par les amies de Sandrine Rousseau. Le signalement ne permettait pas en effet aux juges d’identifier la victime et donc de prendre son témoignage.

Evidemment, l’anonymat ne favorise pas l’action publique. Or dans le cas d’espèce, la jeune femme qui se dit victime de Damien Abad refuse de dévoiler son identité. C’est donc à partir d’une affaire classée sans suite, et d’un témoignage anonyme, que la France Insoumise dénonce “le gouvernement de la honte”! Bien sûr la bonne foi n’est pas la denrée la plus fréquente sur les estrades des campagnes électorales, mais tout de même! Ne pourrait-on attendre de candidats à la députation (voire au gouvernement de la France, si l’on en croit les ambitions de Jean-Louis Mélenchon) qu’ils affichent un respect minimal de l’Etat de droit. Soit les militantes féministes qui crient au scandale sont persuadées de la culpabilité de Damien Abad, et il leur reste à convaincre la victime dont elles ont recueilli le témoignage de porter plainte, soit il faut passer à autre chose. La justice ne peut être rendue que par la confrontation des arguments. l’anonymat ne le permet pas.

On peut noter que cet argument de l’anonymat avait déjà été évoqué par les militantes de la France Insoumise dans le cas de Taha Bouhafs, le militant insoumis à qui l’investiture législative fut retirée, à la suite d’une mise en cause pour viol auprès de la commission interne du mouvement. Clémentine Autain, députée FI, expliquait alors que les victimes ne porteraient pas plainte pour ne pas alimenter “la campagne de haine raciste” de l’extrême-droite. Et la militante de prendre en exemple la réactivité de la commission interne de FI capable de rendre la justice en trois jours. Le hic, c’est que la commission ad-hoc n’est pas vraiment habilitée, même, peut-on espérer, dans le monde rêvé des mélenchonistes, à rendre la justice. Un viol est un crime, particulièrement dans le cas en question si l’on en croit les propos de cette même Clémentine Autain («Le signalement est d’une gravité que nous n’avons jamais rencontrée. On est bouleversés par ce qu’on a lu et entendu…») Aucune organisation politique ne peut prétendre soustraire ses militants à la justice. Militantes féministes connues, Clémentine Autain, Caroline De Haas ou Sandrine Rousseau, auraient dû tenter de convaincre les victimes de déposer plainte, et les accompagner dans leur démarche, au lieu d’approuver un choix du silence visant à protéger leur organisation politique des attaques.

Oui, définitivement oui, on peut, sinon se cacher, du moins se protéger derrière la justice, n’en déplaise à Monsieur Ruffin. Qui peut vouloir d’un monde dans lequel le “signalement” (version moderne de la délation) tient lieu de condamnation, où chaque organisation politique fait sa propre justice, où les décisions des juges valent moins qu’une mise en accusation anonyme, où la présomption d’innocence peut être piétinée à l’envi sur tous les plateaux télé?

Déni de jugement

Il était presque touchant Stanislas Guerini, délégué général de la République en Marche, dans sa défense de Jérôme Peyrat, l’un des candidats aux législatives investi par son parti: «C’est un honnête homme, je ne crois pas qu’il soit capable de violences sur les femmes… Il se soumettra au jugement des électeurs.» Le problème Monsieur Guerini, c’est que l’honnête homme en question a déjà été condamné par la justice pour violences conjugales. Certes, il a expliqué au procès qu’elle l’avait vraiment cherché, qu’elle avait jeté ses lunettes par la fenêtre de la voiture; certes les juges ne l’ont condamné qu’à une amende avec sursis; certes elle a aussi été condamnée pour avoir harcelé son ex-compagnon; certes ce n’était que… une grosse gifle (qui a quand même justifié 14 jours d’ITT)… Mais une violence conjugale est une violence conjugale! Et un jugement, un jugement! La question n’est pas de savoir si “l’honnête homme” est capable ou pas de violences sur les femmes. Il est tout simplement coupable de ce délit. Et n’aurait donc jamais dû être investi par le parti politique d’un président de la République qui a fait de la lutte contre les violences faites aux femmes une “grande cause” nationale.

Comment continuer à s’indigner des comportements quasi-sectaires de la France Insoumise qui considère qu’une procédure disciplinaire interne est plus pertinente qu’une plainte en justice s’agissant de violences sexuelles perpétrées par l’un de ses candidats, et qui tente de dissimuler les faits derrière une supposée “campagne raciste d’extrême-droite”, et se permettre dans le même temps d’en appeler au «jugement des électeurs» concernant des faits déjà jugés et condamnés par la justice? Non Monsieur Guerini, ce ne sont pas les électeurs qui jugent de la culpabilité des justiciables, fussent-ils députés. Le suffrage universel ne vaut aucune absolution! En revanche, le responsable d’un parti de gouvernement qui prétend nier un jugement de justice au prétexte que le justiciable, en son âme et conscience, lui parait «un honnête homme», ne mérite pas d’exercer les responsabilités qui lui ont été confiées.

PS: Finalement, Stanislas Guerini et Jérôme Peyrat se sont mis d’accord pour que celui-ci retire sa candidature. Le responsable de LaRem a précisé: «Je ne remets en aucun cas en cause une décision de justice qui mène un travail indépendant. Pour ne laisser aucune place à l’ambiguïté sur nos engagements, j’ai échangé avec Jérôme Peyrat ce jour et nous avons convenu ensemble qu’il retire sa candidature».

Accord de Nupes ou de dupes?

On a donc retrouvé une union de la Gauche! Comme en 36, comme en 81 ou en 97, nous expliquent les thuriféraires de la “Nupes” (Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale). Rien ne sera donc plus comme avant. Dès que le peuple aura élu “Mélenchon premier ministre” comme le proclament déjà les affiches de la nouvelle Union en question, tout va changer. Et hop, on change de République! Et bling, on prend l’argent des riches et on le distribue aux pauvres! Et clac, on arrête tous de travailler à 60 ans! Et crac, on désobéit aux traités européens. Et toc, on bloque les prix des denrées de base! Vous n’y croyez pas?… C’est parce que vous n’avez jamais «mis les pieds dans un hypermarché», et donc “vous ne connaissez pas la réalité sociale de la France d’aujourd’hui” nous expliquent en cœur l’écrivaine Annie Ernaux, thuriféraire de premier rang, et Clémence Guetté, la coordinatrice de la rédaction du programme de Jean-Luc Mélenchon, qui apparemment s’y connaissent en réalité sociale, ou en commerce de masse.

Bon! Impossible n’est pas français -comme dirait Eric Zemmour, qui lui a totalement disparu du paysage après son échec du premier tour de la présidentielle- mais on a quand même quelque peine à imaginer les électeurs inverser leur vote du mois d’avril pour porter au pouvoir en juin celui qu’ils avaient classé numéro 3 le mois dernier, afin de voir réaliser le programme dont ils ne voulaient pas au premier tour de la présidentielle. Et il n’est pas certain que l’ultrapersonnalisation de la campagne des législatives voulue par la France Insoumise et son patron soit la meilleure façon de provoquer l’impossible.

Un premier-ministre prédésigné

Dans sa reconstitution d’une Union de la Gauche, Jean-Luc Mélenchon n’a voulu laisser aucune chance à une autre hypothèse que celle de son accession au pouvoir total et absolu. La problématique qu’il a imposé à ses “partenaires” ne laisse aucun espace au doute. La présidentielle aurait selon lui conduit à l’Elysée «un président sans mandat», en quelque sorte virtuel, parce que mal élu, avec ses 28% du premier tour et sa majorité anti-Le Pen du second tour. Un troisième tour s’imposerait donc pour «purger les contradictions» qui ne l’ont pas été par la présidentielle. Et l’homme désigné pour la purge en question, c’est lui-même, car il a « une légitimité populaire suffisante pour pouvoir dignement représenter le pays », fort de ses… 22% de voix au premier tour. D’ailleurs il ne se présentera probablement pas lui-même aux législatives. Inutile! Discours un peu confus et contradictoire, et en tout cas assez peu républicain? Oui, sans doute. Les négociateurs de la Nupes ont bien voulu faire semblant d’y croire au moment de le rejoindre. Mais du coup, le corset dans lequel Mélenchon a voulu enfermer les élections législatives craque aux coutures.

Chez les écologistes, ce sont les fondateurs d’EELV, dont Daniel Cohn Bendit, qui dénoncent «une escroquerie»… reprochant à leurs amis écologistes pas moins que d’avoir «consacré une infamie sans nom, à rebours du seul horizon viable et désirable de l’humanité : la liberté». Pas grave c’est des boomers et des macronistes! Au Parti socialiste, ce sont les cadres historiques qui ruent dans les brancards, par exemple l’ancien premier-ministre Bernard Cazeneuve, qui quitte le parti. On s’en fiche, comme l’explique le député insoumis Alexis Corbière, «son départ aura autant d’effet que la disparition de l’horloge parlante (prévue pour cet été)». Et ce proche de Mélenchon en rajoute dans l’arrogance, en traitant Bernard Cazeneuve “d’ignorant et de tartuffe”. Pas très habile vis à vis d’un homme qui jouit sans doute encore d’une certaine estime dans l’électorat socialiste, et dont personne n’a oublié qu’il dut faire face à des actions terroristes sans précédent.

La part du lion

Car à la fin ce sont les électeurs qui décideront, dans chaque circonscription, en votant pour l’un ou l’autre des candidats. Comme prévu, la France Insoumise s’est taillé la part du lion, imposant ses candidats dans des circonscriptions où le mouvement était parfois inexistant, mais où leurs partenaires socialistes ou communistes bénéficiaient d’une bonne implantation locale. A Vénissieux par exemple, où le Parti communiste est chez lui depuis des décennies, et où Jean-Luc Mélenchon est arrivé premier au premier tour de la présidentielle, l’équipe de la France Insoumise a voulu imposer la candidature de Taha Bouhafs, militant politique faisant du journalisme sur les réseaux sociaux. Evidemment la maire de Vénissieux, Michèle Picard, qui s’imaginait déjà candidate dans son fief, a mal pris la chose. Au point que Fabien Roussel, le patron des communistes a dû réclamer une révision de l’accord qu’il avait signé trois jours plus tôt, en regrettant «que la France Insoumise investisse un candidat condamné pour injure raciale» (Taha Bouhafs a été condamné pour avoir traité une syndicaliste policière, Linda Kebbab «d’arabe de service»)! Même syndrome pour Olivier Faure le premier des socialistes, qui conteste l’investiture à Paris d’une insoumise, Danielle Simonnet, à la place d’une députée du PS Lamia El Aaraje, élue en juin 2021 -face à la même Danielle Simonnet- et soutiendra son éventuelle candidature, en violation de l’accord qu’il a lui-même signé! Il faut dire que dans le partage de l’hypothétique butin législatif, Jean-Luc Mélenchon n’a pas vraiment fait dans la finesse, prenant une part disproportionnée et imposant même dans les candidats éligibles sa compagne et son gendre, au grand dam des élus de terrain.

Qu’importe, l’accord est là! Mélenchon a réussi son passage en force, il a imposé son programme, et ses candidats dans 360 circonscriptions sur 577, laissant à ses “partenaires” la part congrue. Mais pour réaliser l’impossible, c’est à dire obtenir une majorité dans la future Assemblée nationale, il va falloir que la discipline joue pleinement à gauche, et que le réflexe du “Tout Sauf Mélenchon”, déjà brandi par les dépités de l’accord législatif, et en particulier par Jean Christophe Cambadélis, ancien premier secrétaire du PS, qui considère qu’il s’agit d’un accord de dupes, ne perturbe pas trop les plans sur la comète du futur premier ministre auto-proclamé.

EELV a perdu un E !

Finalement, les Verts auront pris le PS de vitesse. Avec quelque avantage, on peut le supposer, puisqu’en matière de cuisine électorale, le premier arrivé est le premier servi. Contre une centaine de circonscriptions, les écologistes ont accepté d’adhérer au programme de Jean-Luc Mélenchon qui s’est autoproclammé futur premier ministre élu des Français. Il n’y a évidemment rien de scandaleux ou de honteux à conclure un accord de gouvernement. Ni même à à négocier les sièges de députés façon marchand de tapis. L’Union de la Gauche autour de François Mitterrand a été porteuse d’avancées sociales historiques, et les accords de désistement réciproque ont toujours permis de se répartir des sièges de députés, entre partis de gauche.

Mais le parallèle s’arrête là. Parce qu’en 1981 avec François Mitterrand, l’aventure commençait par un programme: les 110 propositions qui reprenaient une partie des éléments du programme commun de la gauche rompu en 1977, et qui, soumises au peuple français, avaient été validées par lui au suffrage universel lors de l’élection présidentielle. Dans l’accord d’aujourd’hui entre Insoumis et écologistes, en attendant PC et PS, le programme en question, celui de Jean-Luc Mélenchon, a été présenté aux électeurs il y a moins d’un mois… et rejeté par une majorité d’entre eux. Les législatives devenant ici session de rattrapage de la présidentielle.

La deuxième singularité de cet accord est la mise en scène qui l’a précédé. Avant même le second tour de l’élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon, défait au premier tour, s’était positionné comme un recours contre l’expression du suffrage universel qui allait renvoyer Emmanuel Macron à l’Elysée. “Elisez-moi premier ministre” demandait-il au corps électoral, en appelant à une union de la gauche autour de son programme, de son nom, et dans le rapport de forces issu du premier tour de la présidentielle. En clair, il disait à ses éventuels partenaires de gauche: venez à moi, sous mes conditions, ou l’histoire «vous jugera sévèrement”. Un véritable diktat à l’égard du PS, des écologistes et des communistes. Il a suffi de quelques heures aux écologistes pour avaler la pilule.

Et quelle pilule! S’ils ont obtenu que la France Insoumise accole le mot “écologiste” à la dénomination insoumise “Union Populaire”, en revanche les négociateurs d’EELV (Europe Ecologie Les Verts), ont dû accepter de laisser l’Europe au placard. Exit le fédéralisme européen, bonjour le populisme à la sauce Mélenchonienne. Bien nappé de tartufferie politicienne: l’accord précise en effet que la France n’a pas vocation à quitter l’Union européenne ou la zone euro, mais… qu’elle s’autoriserait, en cas de victoire de l’Union Populaire, à désobéir aux accords européens, “par exemple dans le domaine économique et budgétaire” précise le texte. Tout en interdisant bien sûr à la Hongrie ou à la Pologne par exemple la désobéissance aux accords concernant l’Etat de droit, et les libertés individuelles! Pas très crédible… C’est bien la marche arrière qu’enclenche EELV sur l’Europe.

C’est évidemment un virage historique pour les écologistes français. Mais il y a plus. Il y a le contexte de cet accord. La menace que fait planer Vladimir Poutine sur la paix en Europe. Le nécessaire soutien à l’Ukraine. L’indispensable cohésion avec le partenaire allemand pour faire avancer l’Union vers plus de synergie. Tous points sur lesquels les écologistes particulièrement actifs au niveau européen vont se retrouver en contradiction avec leur partenaire de la France Insoumise, dont le leader ne cache pas sa germanophobie, et sa préférence pour la recherche d’une alliance avec la Russie de Poutine. Il y a quelques dizaines de mois, au lendemain des élections européennes de 2019, Yannick Jadot, fort des 13,5% de voix d’EELV, plastronnait en annonçant l’imminente arrivée au pouvoir des Verts: “C’est maintenant notre tour!”

Il faudra attendre encore un peu, en se contentant des circonscriptions octroyées par la France Insoumise.