Vertiges de la politique

Les semaines se suivent et se ressemblent. Comme tous les samedis, quelques dizaines de milliers de personnes ont manifesté. Comme d’habitude, les manifestations ont tourné à l’affrontement avec les forces de l’ordre, principalement à Clermont-Ferrand cette fois -ci. Eric Drouet, le pas vraiment mais presque leader des gilets jaunes, adresse maintenant un ultimatum à la République. Si les revendications des gilets jaunes (le rétablissement de l’ISF? la mise en place du RIC? la destitution d’Emmanuel Macron?) n’ont pas été satisfaites le 15 mars à minuit, il appellera la France entière à “monter sur Paris” le 16 mars. Evidemment Jean-Luc Mélenchon se joint à l’appel en donnant rendez-vous ce jour là aux Champs Elysées à tous ceux qui veulent se joindre à «ce jour de paroxysme de l’engagement politique sur des sujets qui exigent la fin du système économique dans lequel nous vivons». Bref, la révolution est prévue pour le 16 mars prochain, foi de Drouet et Mélenchon. Et tant pis si à chacun de ses actes de foi dans le caractère révolutionnaire et novateur du mouvement des gilets jaunes… la France Insoumise perd quelques points de plus dans les sondages. Et tant pis encore si ce même Eric Drouet dit son attirance politique pour… François Asselineau. La logique jaune donne le vertige.

Heureusement, on a l’affaire Benalla pour oublier cinq minutes les gilets jaunes. L’individu en question est maintenant en prison. On ne le plaindra ni ne l’accablera. Dans le monde réel, c’est une affaire entre les juges et lui. Dans le microcosme médiatique, c’est d’abord un succès de Mediapart. Le média d’investigation qui a fourni aux juges le motif de son incarcération -la violation de son contrôle judiciaire-en rendant public un enregistrement illégal d’une conversation privée entre l’ex-conseiller de Macron et un de ses amis, qu’il lui était interdit par les juges de fréquenter. Le contenu de la conversation en question? Un business de surveillance, des contrats de protection pour un ou des oligarques russes. En quoi cela justifie-t-il la violation par des journalistes de leurs conversations privées, et la publication d’enregistrements illégaux? Parce que cela pourrait démontrer que Benalla se livrait déjà à son business quand il était encore à l’Elysée, et cela viendrait donc étayer la conviction du journaliste Edwy Plenel, qui jure qu’il a déniché “l’affaire d’Etat” qui va faire tomber son ennemi intime Emmanuel Macron. L’enjeu vaut bien le renoncement à quelques principes de déontologie journalistique… Le directeur de Mediapart n’a pas digéré l’humiliation que lui imposa le président devant des millions de téléspectateurs en lui rappelant, le 15 avril 2018, en réponse à ses attaques sur la complaisance gouvernementale pour la fraude fiscale, que Mediapart s’était lui-même soustrait à ses obligations vis à vis du fisc en auto-réduisant son taux de TVA à un niveau qui lui semblait plus juste…

Quelle réforme institutionnelle?

Mais l’affaire Benalla n’est pas une affaire d’Etat seulement parce que Mediapart s’en occupe et qu’elle lui fournit l’occasion d’oublier quelques principes déontologiques. Elle l’est aussi parce que la commission d’enquête du Sénat vient de rendre son avis sur l’affaire. Un avis sans surprise et sans nuance. L’opposition étant majoritaire au Sénat, la commission sénatoriale a fait son boulot d’opposition et attaqué l’Elysée, qui évidemment à bien des choses à se reprocher dans ce dossier. C’est la règle du jeu. L’opposition est là pour s’opposer, et naturellement l’Elysée ne tiendra donc aucun compte des recommandations des sénateurs puisqu’ils sont l’opposition. Mais comment ne pas voir dans cette affaire, au delà de la dénonciation, légitime, des errements et de la faiblesse passées du pouvoir vis à vis de Benalla, une étape de la bataille autour de la réforme constitutionnelle.

On le sait, le programme d’Emmanuel Macron prévoit la réforme du Sénat et à tout le moins la réduction du nombre de sénateurs. Evidemment les sénateurs ont tout à y perdre. En attaquant violemment l’Elysée aujourd’hui, ils tentent de se mettre à l’abri pour demain d’une réforme qui serait inévitablement interprétable comme une vengeance de l’exécutif. Mais au delà des intérêts très particuliers des sénateurs (la justice a commencé à enquêter sur un soupçon de détournement de fonds organisé dans le passé par la majorité de droite) la question du rôle de la Haute assemblée est posée. A l’heure où droite et gauche de gouvernement sont très affaiblies, où les extrêmes semblent se rejoindre dans un populisme débridé sur fond d’antiparlementarisme des gilets jaunes, le Sénat apparaît comme la seule force d’opposition démocratique organisée. Et il est évidemment indispensable que cette opposition existe et s’exprime.

Tant que le mode de scrutin majoritaire offre de façon mécanique, du fait de l’alignement des échéances, des majorités parlementaires en béton  aux présidents élus, le Sénat apparait comme un contre pouvoir indispensable, par son mode de désignation -émanation indirecte des scrutins locaux- qui assure sa déconnection vis à vis des grandes vagues d’opinion nationales. Il est certes à réformer, mais certainement pas à supprimer, ou à museler, sauf à adopter un mode de scrutin législatif strictement proportionnel, et déconnecté de la présidentielle, qui évite les ras de marée majoritaires, mais qui créerait le risque, réel, d’instabilité institutionnelle.

Sinon, si la seule opposition au pouvoir du moment se résume à des formations ultra-minoritaires au parlement, et qui pour tenter d’exister font assaut de populisme sur tous les sujets; s’il n’existe pas d’opposition constructive capable et soucieuse de confronter ses idées et ses projets avec celles et ceux du pouvoir exécutif pour rechercher les inévitables compromis qui permettront au pays de progresser de façon durable; si l’on reste dans ce “spoil system” à la française dans lequel à chaque changement de pouvoir à l’Elysée, les lois et réformes qu’ont subies les citoyens, auxquelles ils n’ont pas eu le temps de s’habituer,  sont balayées comme autant de dépouilles ennemies pour laisser la place aux convictions et lubies de leurs successeurs désireux de marquer à leur tour l’histoire… le temps d’un mandat… Alors le pays réel continuera à s’opposer à ses élites coupées des réalités, et les gilets jaunes ou verts ou bleus s’inventeront encore des samedis de révolte stérile… La vague de dégagisme qui a conduit Emmanuel Macron à l’Elysée l’en chassera, les taux de participation aux élections baisseront d’un cran de plus, et les partis populistes grappilleront encore des points chez les électeurs auquel ils n’apporteront aucune solution, mais simplement un exutoire périodique.

Lois inutiles et réformes de circonstances

C’est ainsi. Comme une loi fondamentale de l’action politique depuis que l’on a choisi d’ aligner les échéances électorales, pour éviter les cohabitations : les majorités règnent sans partage et enchaînent les lois inutiles et les réformes de circonstances pour marquer le pays de leur empreinte tant qu’elles en ont le loisir. Car lorsque le débat de fond est éclipsé, au profit de la polémique stérile et des discours de haine, le pouvoir perd l’indispensable recul qui permet de gérer les passions dans la durée, en évitant les chausse-trapes idéologiques, et l’arrogance des vainqueurs.  Et de ce point de vue les dernières semaines nous ont gâtés.

On passera assez vite sur l’obligation d’afficher dans chaque salle de classe, de chaque école de la République, les drapeaux européens et français, ainsi que les misérables paroles de notre hymne national (il n’est jamais trop tôt pour parler à nos enfants du “sang impur” de nos ennemis). Cela resterait anecdotique si cela ne renvoyait à chacun un curieux sens des priorités législatives.

Mais il y a plus. Du côté des réformes de circonstances, on est en train une fois de plus de taper très fort. Avec une loi limitant la liberté de manifester. Une loi inutile, absurde et dangereuse. On a cru pouvoir invoquer le succès des lois anti-hooligans pour la justifier. Mais c’est absurde, la comparaison n’a pas de sens. Les violences des hooligans peuvent être aisément cernées puisqu’elles ont lieu à l’occasion d’évènements sportifs connus,  sont l’œuvre de supporters fanatiques faciles à repérer puisque très assidus par nature, et que l’objet de leur violence est toujours le même: le supporter ennemi. Le mouvement des gilets jaunes nous montre, ou nous confirme, que les violences générées à l’occasion des manifestations sont beaucoup moins contrôlables. En quelques samedis d’hiver, le mythe des “casseurs professionnels” a été ramené à sa juste place. Oui ils existent, oui, ils profitent des manifestations pour se livrer à des violences, mais on ne peut résumer les violences à leur action. Il suffit de suivre la litanie des procès pour violences de ces dernières semaines, pour se rendre compte que les casseurs sont aussi des gilets jaunes “normaux”. Des gens blessés, ayant le sentiment d’être laissés pour compte, qui franchissent le rubicon séparant la manifestation pacifique de l’action destructrice, simplement parce qu’ils sont pris par la dynamique d’une foule en colère. Sans doute également parce qu’ils sont conscients de la vanité de leurs protestations sans but précis, et qu’ils se sont sentis encouragés par une quasi unanimité médiatico-politique en leur faveur… Mais aussi, ces dernières jours, parce que le déclin de leur mouvement, le désamour des citoyens pour leur cause hebdomadaire laisse toute la place à la rancœur, voire à la haine et donc la violence. Imaginer que ces violences seront contenues par l’interdiction de manifester qui sera signifiée à l’un ou l’autre d’entre eux, plus ou moins au hasard, est naïf. Penser qu’un résultat aussi incertain légitime une restriction de la liberté de manifester par l’administration, indépendamment de tout délit et donc de toute décision de justice, est dangereux, et contraire aux fondements de notre état de droit.

Et on ne s’arrêtera sans doute pas là. En réponse à l’inquiétude légitime de tous, face à la multiplication récente d’actes d’antisémitisme, Emmanuel Macron a promis de nouvelles mesures et en particulier l’adoption d’une définition de l’antisémitisme qui prenne en compte l’antisionisme. Si l’on s’en tient à la définition en question, celle de “l’Alliance Internationale pour la Mémoire de l’Holocauste”,  le fait de tenir collectivement les personnes de confession juive pour responsables des actions de l’Etat d’Israël ou le fait de nier le droit à l’existence d’Israël, doivent être assimilés à de l’antisémitisme. Sur le principe on ne peut qu’être d’accord. Tous ceux qui plaident pour la disparition d’Israël mêlent le plus souvent dans leur haine le gouvernement israélien et l’ensemble des personnes de confession juive. On ne devrait pas pouvoir contester le droit des juifs et non-juifs vivant en Israël à l’autodétermination. Et l’invocation de “l’anti-sionisme” masque souvent très mal une haine des juifs qui ne doit pas tout aux exactions du gouvernement israélien.

Et alors? Est-ce que ce constat doit conduire à modifier le code pénal? N’est-ce pas simplement le rôle du juge, dans le cadre de nos lois, de rechercher le caractère antisémite éventuel d’une prise de position ou d’une action dirigée en principe contre l’Etat d’Israël? Vouloir codifier la chose risque de façon quasi-inévitable de conduire à la définition d’un nouveau délit d’opinion, et donc à une nouvelle restriction de la liberté d’expression. Sera-t-on demain suspecté d’antisémitisme dès lors que l’on dénoncera publiquement la colonisation des territoires palestiniens ? Ou que l’on soutiendra l’ONG israélienne “Rabbins pour les droits de l’Homme” qui tente de s’opposer aux expulsions de palestiniens dans les territoires occupés et dénonce les dérives discriminatoires du gouvernement israélien ? Les dégâts collatéraux risquent évidemment de l’emporter sur l’utilité supposée d’un élargissement du champ d’action des lois qui permettent d’ores déjà de lutter contre les propos antisémites publics et contre les appels à la haine.

Bien sûr cette restriction des libertés ne transformerait pas notre pays en dictature, pas plus que celle à venir concernant les propos haineux sur internet… Mais peu à peu, à force d’empiler les carcans les uns sur les autres, on risque de donner le sentiment de vouloir restreindre la liberté d’expression des oppositions, et cela est totalement contre-productif, alimente le ressentiment et la haine, nourrit les colères du samedi en leur donnant une apparence de légitimité, et nous éloigne encore un peu plus de la démocratie apaisée et bienveillante qui seule peut nous garantir contre les dérives intolérantes et populistes… Par exemple celles qui nous promettent la révolution pour le 16 mars.

 

Chaos démocratique

Comme tous les samedis depuis un mois, les gilets jaunes nous promettent un nouvel acte de leur mobilisation. Avec l’objectif pour certains d’entre eux de “bloquer les frontières”. On est maintenant bien loin du gasoil et du coût de la vie. On est dans une logique d’enfermement qui confirme le tropisme qu’on avait cru déceler derrière le mouvement. C’est la traduction du slogan du RN ex-FN “on est chez nous”!. Que l’on retrouve de façon encore plus exacerbée sur certains messages affichés par les manifestants dénonçant pêle-mêle banquiers et politiques qui auraient pour  point commun leur manipulation par la franc-maçonnerie et le judaïsme! Un parfum d’avant-guerre, auquel on ne peut réduire bien sûr ce mouvement polymorphe, mais qui montre que tous les excès sont possibles. Toutes les barrières que l’on croyait inexpugnables sautent les unes après les autres. Sur certain rond-point on a racketté les automobilistes (“1 euro pour passer”) sur un autre on a exhibé des guillotines, ailleurs il a fallu signer une pétition, pour pouvoir franchir le barrage jaune, tandis que des commerçants étaient menacés, que l’on brûlait les péages autoroutiers, ou les radars…

Les premières revendications semblent oubliées au profit d’une seule: le “référendum d’initiative citoyenne” qui est sensé permettre au “peuple” tout à la fois de chasser le président élu et de faire ses propres lois. C’est un vrai tournant du mouvement, qui marque sans doute sa récupération par les politiques des extrêmes. Mélenchon biche: “la quasi-totalité des revendications listées recoupent les propositions du programme de la France insoumise”, estime-t-il. L’extrême-droite aussi, qui rêve de voir la France quitter l’Europe à l’Anglaise, et fermer ses frontières aux étrangers, à la faveur d’un référendum populaire.

Ce débat sur le RIC, référendum d’initiative citoyenne, qui devrait permettre de révoquer les élus, mais aussi de changer les lois, ou de modifier la constitution, est révélateur de la confusion générale dans laquelle se trouve le pays. On retrouve en effet à l’instigation de la revendication, un curieux mélange “rouge-brun”: populistes de tous les extrêmes unissez-vous pour chasser les “élites puantes” (expression de Thomas Guenole, un des porte-parole de la France-insoumise). Ainsi le député insoumis François Ruffin promeut le grand défenseur du RIC, Etienne Chouard, lui-même soutien d’Alain Soral personnalité complotiste plusieurs fois condamnée pour incitation à la haine raciale et révisionnisme. Adrien Quatennens n’est pas opposé à un référendum sur le rétablissement de la peine de mort, “si le peuple le souhaite”. Alexis Corbière, autre personnalité du parti de Jean-Louis Mélenchon, ne serait pas hostile à un référendum citoyen sur le mariage pour tous. Et évidemment Marine Le Pen qui fréquente assidument l’ex-conseiller stratégique de Donald Trump, Steve Bannon qui a créé à Bruxelles une fondation, “le Mouvement”, destinée à soutenir les partis d’extrême droite européens, dans le but de briser l’Union européenne, rêve d’un référendum sur la sortie de l’Euro.

Ambiguïté et récupération

Cette confusion des extrêmes, qui se retrouvent autour du populisme, est-elle gagnante pour la France Insoumise et/ou le Rassemblement National. Si l’on en croit les sondages, c’est d’abord le parti de Marine Le Pen qui devrait en profiter. Et de fait on se demande si la dérive de la France Insoumise ne risque pas de signer son affaiblissement électoral durable. Le choix des Mélenchon, Ruffin ou Corbières, de miser sur une insurrection populaire violente pour conquérir un pouvoir qu’ils n’ont pu obtenir dans les urnes, est déjà très hasardeux et risqué. La dérive antiparlementaire, l’ambiguïté vis à vis de l’extrême-droite, y compris sur des sujets marqueurs de l’histoire de la gauche, comme la lutte contre l’homophobie, ou la peine de mort, troubleront forcément une grande partie de leur électorat qui reste fidèle à la tradition humaniste de la gauche, et à la défense des droits humains. La tentative de récupération du mouvement des gilets jaunes par la France Insoumise risque de coûter très cher au mouvement de Mélenchon.

Evidemment la France Insoumise n’est pas la seule à faire les frais du maelström déclenché par les gilets jaunes. Les autres partis d’opposition, LR et PS, qui partagent du fait de la politique menée depuis trente ans, la responsabilité des tensions sociales qui ont mis les gilets jaunes sur les ronds-points, sont eux aussi empêtrés dans leurs contradictions. L’un comme l’autre sont inaudibles. Obsédés par leur anti-macronisme, désireux de récupérer ce qu’ils peuvent du mouvement, mais incapables de se définir une position propre face à cette crise qui menace notre système démocratique. Et l’on voit le leader des socialistes, Olivier Faure, se rallier à la France Insoumise pour une motion de censure, contre les mesures gouvernementales en faveur des revenus des plus défavorisés. Pas certain que ce rapprochement avec un Mélenchon qui n’a pas eu de mots assez durs pour condamner le quinquennat de Hollande et les socialistes en général, soit bien vécu par les militants socialistes. Quant au parti de Laurent Wauquiez, il semble renoncer à reconstruire un grand parti d’alternance à Emmanuel Macron, en tirant les siens toujours plus vers la droite, donc à la frange du Rassemblement National de Marine Le Pen, quand il serait sans doute plus pertinent de tenter de rassembler l’ensemble des déçus de Macron de la droite et du centre, autour d’un projet alternatif à celui du gouvernement.

Dans cette tempête, le Président, sa majorité, et son gouvernement, semblent eux-aussi en pleine confusion. Le moment le plus révélateur de leur état de panique a été la journée de “l’annulation de l’annulation”. Mercredi dernier, à deux heures d’intervalle, le gouvernement annonçait renoncer aux mesures de compensation de la hausse du prix du gasoil prises par ce même gouvernement au début de la crise, puis rétablissait les mesures en question. Quelques jours plus tôt c’était Gilles Legendre, le président du groupe La République En Marche à l’Assemblée qui se prenait les pieds dans le tapis en reconnaissant que le parti au pouvoir avait pêché jusqu’ici “par le fait d’avoir probablement été trop intelligent”… Maladresse, bien sûr, mais communication de crise catastrophique.

Que sortira-t-il de ce chaos? Difficile à dire. Le mois prochain, le passage au prélèvement à la source, qui ne change rien à la situation financière globale de chacun, mais se traduit par une baisse sur la fiche de paye, risque d’accentuer encore la frustration de ceux qui ont le sentiment que leur pouvoir d’achat diminue. Vendredi on a enregistré le neuvième décès lié au mouvement des gilets jaunes. Un jeune homme participant à un barrage a été renversé par un camion. On peut imaginer que plus la situation durera plus les risques de dérapage augmenteront. Les usagers finissant par être excédés de la restriction de leur liberté imposée par les manifestants. Pris dans un difficile dilemme entre fermeté et écoute, le gouvernement ne semble pas parvenir à éteindre la mobilisation. Lâcher plus pour convaincre n’est pas envisageable et serait probablement vain. La tentative de démantèlement progressif des barrages (300 évacuations en une semaine selon le secrétaire d’Etat Laurent Nuñez) n’a pas pour l’instant permis d’arrêter le mouvement qui bien que très minoritaire perdure et perturbe.

Tout à perdre

Plus la crise dure, plus les effets négatifs sur l’économie s’aggravent. Il y aura de moins en moins de grain à moudre dans le moulin gouvernemental. De moins en moins de moyens pour répondre aux attentes, certaines sont tout à fait légitimes, des gilets jaunes. En misant tout sur son grand débat, le gouvernement tente de reprendre la main sans les heurter de front. Mais il est à craindre que les bloqueurs de ronds-points refusent de jouer le jeu de la concertation, une fois de plus, et s’enfoncent dans une rébellion sans issue, qui fera de plus en plus la part belle à la violence, qui prendra de plus en plus l’allure d’un combat contre la démocratie, pour la plus grande joie de Marine Le Pen et de son ami américain, qui espèrent en récolter les fruits lors des élections européennes, qui pourraient offrir aux partis nationalistes d’Europe sinon une majorité du moins une groupe très puissant au parlement. Suffisamment pour compromettre toutes les tentatives de renforcement de L’Union.

A la fin, le discrédit des partis politiques et des corps intermédiaires, incapables de gérer la plus grave crise sociale que le pays ait connu ces dernières années, risque de s’être encore aggravé. La volonté réformatrice de la majorité de disparaître dans les oubliettes de l’histoire. La défiance vis à vis de la démocratie de monter en puissance.

Pour éviter que tout cela ne nous conduise dans une impasse, il faudrait que l’ensemble des partis politiques où l’on pense encore que le recours généralisé au référendum n’est pas l’alpha et l’omega de la démocratie, où l’on est prêt à défendre nos institutions sans nier qu’elles ont à être améliorées, renoncent à jeter de l’huile sur le feu pour prendre leur revanche d’une élection perdue. En se disant bien que personne ne sera jamais à même de gérer la situation qui résulterait de ce chaos s’il perdurait. Pas même Marine Le Pen qui se trouverait très vite, si elle parvenait au pouvoir, dans la situation de l’extrême-droite italienne, incapable de construire, tout juste de détruire. Tout le monde à tout à perdre dans ce chaos. Il n’y aura aucun gagnant.

Gilets jaunes: une voie sans issue?

C’est par où la sortie? Comment échapper au piège qui est en train de se refermer sur notre démocratie? Après les émeutes du 1er décembre, la question est cruciale. Jean-Luc Mélenchon, le patron de la France Insoumise, ne s’y est pas trompé en glorifiant dès samedi soir “l’insurrection citoyenne” qui “fait trembler la macronie et le monde du fric”. Et pour ne pas être en reste dans ce qui ressemble à une compétition entre eux, son compère François Ruffin, dans une mise en scène grotesque s’installait dimanche face à l’Elysée pour demander au président de démissionner, en lui annonçant dans le cas contraire la même fin que John F. Kennedy.

Bien sûr il s’agit d’abord là de l’excitation révolutionnaire des insoumis qui ne se sont toujours pas remis de leur double échec à la présidentielle et aux législatives de 2017. Mais pour ceux qui auraient encore des doutes, les déclarations d’un des représentants des gilets jaunes, présenté par les médias comme “modéré” mais réclamant rien de moins que la remise du pouvoir au général De Villiers, sont venues confirmer qu’au delà des fantasmes révolutionnaires de l’extrême-gauche, nous sommes en train d’assister à une véritable tentative de déstabilisation de notre démocratie par des extrémistes ayant pour principal point commun leur détestation d’Emmanuel Macron.

L’heure est donc grave, et pour le pouvoir en place, chaque journée perdue compromet sans doute la sortie de crise. Mais comment trouver à coup sûr la sortie?

Bien sûr cela commence par le respect de l’ordre républicain. Mais qui le rétablira? Au train où vont les choses on peut s’attendre à de nouvelles violences lors de la prochaine manifestation. On peut aussi penser que l’effet d’aubaine va conduire tout ce que la France compte de voyous violents et autre blackblocs à mettre le feu là où ils le pourront,  à détruire et piller, les uns  pour améliorer leur ordinaire, les autres pour ne pas laisser passer “l’opportunité insurrectionnelle”. Sur les barrages de gilets jaunes, on peut s’attendre à un durcissement, et probablement à des incidents graves. La mise en place d’une logique fascisante, avec l’obligation faite aux automobilistes de signer des pétitions ou déclamer des slogans, pour recouvrer la liberté de circuler, finira forcément mal. Le peuple de France dans son ensemble n’est pas prêt à accepter la mise en place de pratiques totalitaires par une minorité insurgée. Mais pour ramener l’ordre sur l’ensemble du territoire il faudra bien plus que les milliers de CRS mobilisés samedi dernier.

Envoyer l’armée? Décréter l’état d’urgence, pour emprisonner préventivement les semeurs de trouble? Pas de solution à attendre de ce côté là évidemment, cela ne ferait qu’envenimer les choses sans aucune certitude de venir à bout des désordres. Et consacrerait le caractère insurrectionnel du mouvement, le danger qu’il représente, et donc sa capacité à obtenir la victoire en renversant le pouvoir en place. Cela pourrait nous plonger dans une dynamique de guerre civile, et reviendrait donc in fine à crédibiliser un mouvement que ne rassemble à ce jour “que” quelques dizaines de milliers d’irréductibles sans réel projet politique, avec le risque de radicaliser ceux qui les soutiennent sans s’engager directement dans les violences.

Cécité du gouvernement

Car évidemment la sympathie dont semblent bénéficier les gilets jaunes dans la population réduit considérablement la marge de manœuvre du pouvoir. Le sentiment d’injustice, dans une société où les écarts de richesse et de revenus, sont importants, est la chose la mieux partagée. Nombreux sont celles et ceux qui peuvent s’estimer plus ou moins laissés pour compte des politiques menées dans le pays depuis trente ans. Particulièrement dans certaines zones rurales ou périurbaines, qui ont connu la désertification des campagnes, la désindustrialisation de régions entières, mais aussi la gentrification des villes, et le rejet à la périphérie des plus modestes. Et cette sympathie dont semblent bénéficier les gilets jaunes doit aussi bien sûr beaucoup à la pression fiscale, directe et indirecte, exercée sur chacun par un Etat qui semble toujours plus gourmand. La multiplication des taxes et niches fiscales a conduit à un système dont la complexité et l’opacité justifient que chacun se sente lésé. Ceux qui payent l’impôt sur le revenu quand la moitié des Français en sont exonérés, ceux qui roulent beaucoup quand les taxes représentent plus de la moitié du prix du gasoil, ceux qui ont des biens immobiliers quand ceux qui ont des valeurs mobilières ont été débarrassés de l’impôt sur la fortune… En plaçant la baisse des taxes au centre de leur combat, les gilets jaunes ne pouvaient qu’obtenir l’indulgence de ceux qu’ils bloquent sur la route.

Ce constat fait, il est évident qu’il n’y aura pas de sortie de crise, sans prise en compte par le pouvoir de cette réalité des laissés pour compte. Le déclenchement de la crise est dû précisément à la cécité du gouvernement dans ce domaine. Qu’on l’explique par l’inexpérience, par l’insuffisance de relais sur le terrain, par la faiblesse du personnel politique qui l’entoure, ou par une relative arrogance qui l’a conduit à contourner les corps intermédiaires, Emmanuel Macron n’a pas su anticiper l’impact très négatif que pouvaient avoir certaines des mesures figurant à son programme, sur une partie de la population. Il n’a pas senti que cette taxe carbone, qu’il voyait comme un marqueur fort de son engagement pour sauver la planète, serait d’abord perçue comme un nouveau “racket” de l’Etat, par des populations contraintes à des déplacements quotidiens coûteux, sans doute pas moins écologistes que la moyenne des Français, mais exaspérées, par un sentiment croissant de paupérisation. D’autant que la mesure intervenait après la suppression de l’ISF sur les valeurs mobilières, présentée par tous ses opposants comme un “cadeau aux riches”. “On va crever” disent les gilets jaunes, l’expression est excessive mais elle dit bien l’exaspération de ces Français à moyen et bas revenu, qui ont l’impression que l’Etat se désintéresse de leur sort, et ne s’intéresse qu’aux riches habitants des grandes villes.

Cette erreur d’évaluation coûte très cher, puisqu’elle a conduit le pays dans cette impasse. Pour en sortir, en toute logique il faut revenir dessus. En faisant un travail d’explication bien sûr. La pédagogie qui n’a pas été faite avant l’annonce de la hausse de la taxe, intervenue à un moment où les prix du pétrole flambaient, il va falloir s’y coller à posteriori, sous la menace permanente d’une insurrection. Il faut recréer du dialogue, de la concertation, et ce ne sera pas le plus simple. Car en face, il n’y a pas d’interlocuteur avec négocier une sortie de crise.

Comment négocier sans interlocuteur? 

C’est l’autre indicateur du caractère paroxystique de cette crise. Le mouvement des gilets jaunes refuse le dialogue. Quelques porte-paroles auto-proclamés ont proposé par presse interposée de négocier avec le premier ministre, mais ils ont dû dans l’heure qui suit demander la protection de la police car ils se disent menacés de mort par d’autres membres du mouvement qui refusent toute négociation. Et le Premier ministre est resté seul à sa table. On peut parier que ces gilets jaunes là, aux comportements fascisants, qui refusent de négocier et reconnaissent se battre d’abord pour renverser un pouvoir démocratique, feront tout pour éviter un apaisement. Alors de moratoire en vaines concessions, le pouvoir risque de se laisser entraîner dans une spirale du renoncement qui conduira à une décrédibilisation de notre système démocratique, sans pour autant garantir un retour à l’ordre républicain. Une voie sans issue. Les vaincus de l’affrontement démocratique de 2017  se trompent s’ils pensent trouver dans cette déstabilisation violente du pouvoir élu, par une minorité aux comportements totalitaires, une session de rattrapage  électoral inespérée. Un effondrement du régime sous la pression de groupes factieux ne peut conduire qu’au chaos, et donc in fine à la victoire de ceux qui s’en nourrissent: les ennemis de la démocratie et des libertés.

Alors après la tentative, tardive et donc probablement vaine hélas, de désamorcer la crise en cédant sur la taxe carbone, comment le pouvoir pourra-t-il reprendre la main, sans détricoter une à une toutes les réformes mises en œuvre à marche forcée depuis 18 mois. La réponse est évidemment à l’Elysée. Seul Emmanuel Macron peut trouver la réponse. En se remettant en question, en trouvant l’énergie nécessaire pour redonner un cap clair à sa politique, qui désamorce le sentiment d’abandon des plus modestes, en montrant plus clairement que la réduction des inégalités est au cœur de son ambition pour la France, en introduisant, comme prévu dans son programme, de la démocratie directe, pour changer cette impression que tout vient d’en haut, en remettant à l’honneur les corps intermédiaires qu’il a souvent semblé mépriser, en prenant plus de temps pour se faire comprendre…

Il est toujours difficile de se remettre en question, mais c’est la seule façon de s’élever… lorsqu’on recherche une sortie par le haut.

 

Gilets jaunes: l’électrochoc?

Une personne décédée, des dizaines de blessés, des milliers de personnes qui le temps d’une manifestation se croient autorisés à contraindre sous la menace leurs concitoyens à porter l’uniforme qu’ils se sont choisis pour eux-mêmes ce jour là… Quel que soit le jugement que l’on porte sur la légitimité de la taxation du gasoil, on ne peut qu’être effrayé par le tour pris par les évènements, et donc s’interroger sur le sens de tout celà.

En évitant bien sûr de porter un jugement global sur un mouvement dont la première caractéristique est le côté polymorphe, insaisissable, incontrôlable et incontrôlé. Ce week-end, sur les barrages, il y avait des xénophobes, on l’a vu, des homophobes, on l’a entendu dans les reportages, des qui se moquent autant de la démocratie que de la préservation de la planète, et qui le temps d’une manifestation jouissaient du pouvoir de contraindre leur prochain, mais aussi des gens bien, qui tentaient, on le voyait aussi, d’empêcher que les inévitables tensions entre les manifestants et leurs victimes ne dégénèrent, des gens modestes dont le ras le bol d’une vie trop difficile n’était visiblement pas feint… et puis aussi les récupérateurs. Les hommes politiques des partis traditionnels de l’extrême-droite à l’extrême gauche, qui voyaient là un moyen d’obtenir enfin une revanche décisive sur ce président venu de nulle part qui les a privés du pouvoir il y a dix-huit mois… Et des médias en continu qui trouvaient là une occasion inespérée de meubler la vacuité de leurs antennes en feignant de trouver dans cet évènement tellement télégénique, – le jaune fluo, ça pète sur les images, coco- les prémices d’une nouvelle révolution française, et n’avaient eu de cesse d’attiser le feu depuis des jours.

Il y a tout ça dans le mouvement des gilets jaunes, il y a sinon la France, du moins un échantillon non négligeable de la population française qui a l’impression profonde et durable d’être laissée pour compte. Et on doit se demander comment on en est arrivé là. Comment ce président, qui nous avait promis de réconcilier le peuple français avec ses dirigeants, de réhabiliter la politique et la démocratie, a pu générer un clivage aussi insondable entre lui et une partie importante du peuple de France.

Là encore, la question n’appelle bien sûr pas de réponse univoque. Schématiser c’est déjà s’interdire de comprendre.

De la majorité écrasante à l’isolement…

Il faut sans doute revenir à l’élection d’Emmanuel Macron elle-même pour tenter d’esquisser des éléments de compréhension. Il a été élu en présentant un programme de rupture, et en profitant d’un double rejet de la part des Français, celui de la classe politique traditionnelle et celui de Marine Le Pen. Il promettait de rénover la politique, de redonner leur place aux citoyens dans les processus de décision, de remettre la société civile au cœur du projet politique, en sortant de l’impasse de l’alternance gauche-droite. Il a obtenu gain de cause, au delà même de ses espérances puisqu’il s’est retrouvé à l’Elysée, avec une majorité écrasante au parlement. Mais la promesse d’établir enfin un dialogue constructif entre progressistes de gauche et de droite, d’associer largement la société civile, est restée lettre morte.

A cause de l’opposition, dira-t-on chez ses partisans. C’est en partie vrai! Laminées par le mouvement de “dégagisme” de l’électorat, les oppositions de gauche comme de droite, se sont senties anéanties. Ruinées -au propre pour certaines, du fait de la perte de subventions liée à leur faible nombre de députés, au figuré, à cause de leur perte de crédit pour toutes- littéralement “explosées”, chacune confrontée aux scissions, trahisons, désertions. FN, LR, PS, PC-FI… aucune n’échappa à ce trauma post-élections. Et du coup, principalement pour les formations “modérées”, PS et LR, la priorité est depuis à la reconstruction, la recomposition, la redéfinition d’un programme et d’une identité… Et celà sous la menace d’une cannibalisation, par le FN-RN pour la droite de Wauquiez, par les mélenchonistes et hamonistes pour le PS. Pour limiter l’hémorragie, les deux partis de gouvernement traditionnel sont donc obligés de faire de la surenchère oppositionnelle, en choisissant chacun pour ennemi principal et unique: Emmanuel Macron. A la guerre sans merci gauche-droite qui stérilise la vie politique française depuis des décennies, s’est substituée la croisade de tous contre Macron. C’est donc très mal parti pour le rétablissement du dialogue entre droite et gauche et la construction d’un avenir en commun, . Mais la responsabilité en incombe aussi largement à Macron lui-même et son gouvernement. Et au facteur temps…

C’est un adage bien connu: on ne réforme que pendant la première moitié d’un quinquennat… ensuite, on prépare sa réélection. Macron y a succombé, comme il s’est laissé éblouir par le mirage de la majorité “godillots”. Désireux d’appliquer son programme, quoi qu’il en coûte -pour lui c’est la première condition de la réhabilitation du politique- soucieux d’aller très vite, en vertu de l’adage ci-dessus, fort d’une écrasante majorité au parlement toute dévouée à la mise en œuvre de son programme, rien ne pouvait plus l’arrêter. Et donc, loin des promesses de rétablir le dialogue gauche-droite, d’associer la société civile aux décisions, de réhabiliter les corps intermédiaires… il a appliqué son programme au pas de charge. Et confondu sans doute vitesse et précipitation.

Avancer vite n’implique pas forcément d’avancer seul. Bien au contraire. En choisissant de mettre en œuvre son programme -c’est tout à fait légitime- de façon autoritaire, voire arrogante parfois, Emmanuel Macron finit par se retrouver seul sur tous les dossiers. Bien protégé par sa majorité absolue au parlement, mais isolé, coupé de la société civile. Et c’est une erreur cardinale. La crise des gilets jaunes est sur ce point révélatrice. Alors que l’ensemble des défenseurs de l’environnement devraient porter les projets de taxes carbone, aux côtés du gouvernement, ils sont, à l’exception de Pascal Canfin le directeur général de l’ONG WWF, tous aux abonnés absents. Sans s’attarder évidemment sur le courage de Nicolas Hulot, qui après avoir mis la taxe en route, se fait oublier de tous, en attendant probablement de venir nous expliquer à une heure de grande écoute qu’au gouvernement on ne le laissait pas agir pour la transition énergétique. Force est de constater que si le gouvernement est isolé dans cette affaire, c’est parce qu’il n’a pas réussi à associer à son projet -a-t-il vraiment essayé?- les associations qui ont fait de la transition énergétique le combat de leur vie. Le projet de renchérissement du carbone, accompagné de mesures compensatoires en faveur des plus fragiles aurait une autre gueule s’il y avait un consensus, au moins d’une partie de la société civile, autour de lui. Et c’était évidemment possible, à condition de… mettre en pratique la réhabilitation des corps intermédiaires mise en avant pendant sa campagne par… Emmanuel Macron.

Recréer du consensus

On pourrait se référer sur ce plan à la réforme du code du travail qu’on a conduit sans parvenir à s’appuyer sur les syndicats réformistes. Et ce n’est pas le seul exemple. Lorsque le parlement travaille sur l’inclusion des enfants en situation de handicap, autour de la ministre Sophie Cluzel, incontestable sur ce plan, elle qui se battait déjà sur le sujet bien avant d’être au gouvernement, la majorité arrive à se faire court-circuiter par le député France Insoumise François Ruffin, qui en faisant scandale à l’assemblée finit par laisser croire que le gouvernement  serait contre l’insertion des enfants handicapés… Vile manœuvre politique certes… Mais constat, là encore, d’isolement d’un gouvernement qui ne s’appuie pas suffisamment sur les forces vives de la nation. Aurait-il été si compliqué de faire naître le projet de loi dans une grande concertation avec les associations concernées? Et de s’éviter ainsi les récupérations politiques de mauvaise foi?

Cet isolement est d’autant plus coupable que le gouvernement l’a lui-même sans doute accentué par quelques mesures dont la pertinence n’était pas évidente, et ne pouvait qu’accentuer le clivage entre lui et les Français. Le faux-pas de la réduction des APL par exemple, venant de façon caricaturale dans la foulée de la transformation de l’ISF. Ou encore cette limitation de vitesse à 80km/h décidée, par un premier-ministre, seul ou presque, à un moment où l’enjeu principal aurait dû être pour lui de faire passer auprès des Français d’autres réformes autrement plus importantes, l’évolution du droit du travail, l’organisation des régimes de retraite, le développement de l’apprentissage, la transition énergétique… Bien sûr on peut arguer que la réduction de la vitesse sur les routes diminue la pollution, mais elle empoisonne surtout la vie de l’automobiliste en lui laissant penser qu’on cherche à le “racketter” par radar interposé.

C’est cette coupure de la société civile, cette incapacité à réconcilier les Français avec la politique, comme il se promettait de le faire, qui sont renvoyés à Macron avec la crise des gilets jaunes. Bien sûr rien n’est perdu, il lui reste du temps. Mais pour cela il faudra revenir aux racines de ce mouvement qui a chamboulé le monde politique en 2017. Ce “dégagisme” qui a conduit les Français à se choisir un président improbable, pour les débarrasser d’une classe politique qu’ils jugeaient corrompue, loin de leurs préoccupations, préoccupée par sa propre reproduction, plus que par l’intérêt commun. Il va falloir maintenant apprendre à réconcilier, à concilier tout simplement, à fabriquer du consensus, à faire partager… L’enjeu ne devrait plus être pour Emmanuel Macron la mise en œuvre de son programme envers et contre tous, mais bien la création de la dynamique de progrès économique, social et environnemental, sur laquelle il s’était engagée auprès des Français, en s’appuyant sur tous ceux qui tentent de se battre au quotidien pour améliorer les choses, les syndicats, les associations, les élus locaux… Sans délaisser aucun des territoires de la République.

Bien sûr il n’y aura jamais d’unanimité. Bien sûr il faudra souvent dire non, il y aura des conflits, des oppositions, des batailles à gagner… Il ne s’agit pas de renoncer à réformer pour faire plaisir au plus grand nombre. Mais les seules victoires durables sont celles que l’on obtient avec d’autres.

 

Pour un sursaut démocratique

La victoire du fasciste Bolsonaro, au Brésil, venant après celle de l’extrême-droite en Italie ou d’Orban en Hongrie, doivent interpeller l’ensemble des démocrates. Les urnes peuvent aujourd’hui, comme dans les années 30, porter des ennemis des libertés publiques et du progrès au pouvoir. Des ennemis des peuples. Car lorsque l’extrême droite s’empare du pouvoir, ce sont toujours les peuples qui en font les frais, en commençant par les plus humbles, les faibles, les décalés, les marginaux, ceux qui pensent ou vivent différemment, ceux qui sont minoritaires.

Pourquoi et comment est-il possible aujourd’hui d’emporter une élection démocratique en puisant son inspiration au pire de ce qu’a produit le 20ème siècle? On peut évoquer plusieurs explications. Une première à laquelle s’accrochent souvent les gens de gauche met la responsabilité sur le libéralisme économique et ses supposées élites qui conduisent méthodiquement les peuples à la ruine pour leur seul profit, et engendrent donc un désespoir qui se traduirait dans les urnes par un vote suicidaire en faveur de l’extrême-droite. On peut sophistiquer un peu l’analyse en ajoutant un zeste de complotisme, avec la CIA ou les multinationales dans le rôle des fourriers d’un fascisme qui favoriserait le développement du grand capital et l’hégémonie impérialiste. Mais c’est un peu court.

On pourrait aussi considérer le populisme d’extrême droite comme une conséquence ultime de la décomposition des forces politiques démocratiques. L’exercice du pouvoir, ou seulement sa quête, conduirait inexorablement ceux qui s’y engagent, de droite comme de gauche, à force de convoitises, magouilles, tricheries diverses, à la prévarication, la corruption, la trahison des idéaux républicains. Une fois constatée cette dérive inexorable il ne resterait plus qu’une réponse possible aux électeurs, le Karsher du dégagisme, pour mettre à la porte l’ensemble de la classe politique et la remplacer par ceux qui prétendent parler au nom du peuple, et parviennent à donner l’illusion, tant qu’ils ne sont pas au pouvoir, de représenter l’ordre, la propreté, la discipline et la sécurité? Il y a évidemment de cela dans la percée lepéniste en France, par exemple.

On peut aussi penser que la banalisation des discours de l’extrême-droite pèse ou a pesé d’un certain poids dans cette évolution. A force de flatter l’intolérance, au nom du réalisme, (ça avait commencé avec les “odeurs” de cages d’escalier de Chirac, et atteint un paroxysme avec le soi-disant “parler vrai” de Sarkozy, et sa lutte contre la “pensée unique” c’est à dire l’humanisme de gauche…) les partis de l’arc démocratique (la gauche, Manuel Valls en particulier, y a aussi parfois aussi pris sa part) ont banalisé, et donc légitimé, les discours d’exclusion, de rejet de l’autre. Et d’une certaine manière rendu “fréquentable” le vote pour l’extrême-droite. Une attitude encore aggravée par une partie de la droite républicaine française qui, sous la houlette de Laurent Wauquiez, cache à peine dorénavant ses convergences avec le parti de Marine Le Pen.

Certains s’interrogent sur le lien de cause à effet qu’il pourrait y avoir entre l’effondrement des clivages idéologiques traditionnels et la montée du vote d’extrême-droite. La perte du référent droite-gauche qui a structuré la vie politique en Europe depuis le début du siècle précédent, serait responsable de l’émergence et du renforcement dans tous les pays démocratiques d’un pôle populiste prêt à puiser dans l’argumentaire le plus régressif pour atteindre le pouvoir. Le peu de différenciation des programmes de la droite et de la gauche, libérale, de gouvernement, serait à l’origine du retour en force d’une extrême-droite qui apparaîtrait comme un antidote à la confusion politique généralisée. Pourquoi pas?

Mais on constate que l’extrême-gauche, qui prône la rupture avec le libéralisme, souvent de façon caricaturale, alimente elle-même le populisme ambiant par le radicalisme de ses positions anti-système. A prôner sans cesse une rupture totale avec les politiques libérales mises en œuvre par “les élites” contre “le peuple”, l’extrême-gauche, loin de permettre au débat politique de se recentrer sur une approche plus humaniste des problèmes (“l’humain d’abord” disent-ils), finit par établir des convergences de fait avec cette extrême droite qu’elle prétend combattre. Il ne s’agit pas bien sûr de convergences idéologiques, les ambitions et les convictions des militants de la France Insoumise n’ont rien de commun avec celles des lepenistes. C’est leur positionnement tactique de rupture avec l’ensemble de la classe politique qui les y conduit. C’est ainsi que dans l’action apparaissent des rapprochements coupables: lorsque par exemple Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen font assaut de déclarations de soutien mutuel pour tenter d’échapper à l’action de la justice, ou lorsque les deux dénoncent avec des accents voisins les “élites libérales” qui font le malheur du “peuple”, ce “peuple” dont ils se réclament tous deux dans une même obsession, et dénoncent d’une même voix les médias qu’ils utilisent ad nauseam comme  porte-voix.

Un jeu de rôles qui décrédibilise l’action publique

Au delà de toutes ces explications, qui se combinent sans doute en partie au moins pour nous conduire au danger majeur de la période, la faillite du rêve européen, et la remise en question des acquis démocratiques, on peut aussi prendre le problème par un autre bout. Au lieu de se demander qui est responsable de cette montée des populismes et de ce retour de l’extrême droite en Europe, chacun renvoyant évidemment la balle aux autres, posons la question autrement.

Primo, demandons-nous qui veut aujourd’hui s’opposer à cette vague qui menace de nous submerger. C’est à dire qui met la lutte contre cette menace au dessus de son propre combat pour le pouvoir? Ils sont sans doute nombreux à droite, au centre, comme à gauche. Nombreux à croire que la défense de nos sociétés démocratiques vaut plus qu’un maroquin hypothétique dans un gouvernement futur.

Mais ils sont dispersés, et pris dans un jeu de rôle qui détruit peu à peu la crédibilité de l’action publique, et donc creuse le lit de la déferlante populiste. Ce jeu de rôle, c’est un jeu de massacre, ou l’on doit tenir en toute circonstance la parole la plus négative, porter le jugement le plus destructeur sur l’action des autres. Abattre la silhouette du concurrent politique dès qu’elle se profile. Du coup l’action publique est devenue inaudible, indéchiffrable, incompréhensible, et le gouvernement n’en est pas seul responsable.

Une alliance de circonstance de tous ceux que le succès de Macron a pris à revers, du Front National à la France Insoumise, en passant par la droite de Wauquiez, et les différents avatars du socialisme, Hollande compris, concourt à ce jeu de massacre de l’action politique qui ne peut que se retourner contre la démocratie elle-même. Quand plus rien ne trouve grâce aux yeux de personne, quand une mesure progressiste ne peut plus que cacher aux yeux du public une intention nuisible, quand tous les messages sont négatifs, quand la haine inonde les réseaux sociaux, quand les médias ne savent plus conter à leur public que la chronique du déclin, de la désespérance, de la décomposition… alors la table est mise pour ceux qui se nourrissent de la peur et l’inquiétude. Ceux qui l’alimentent en poussant les uns contre les autres, les apôtres de l’exclusion, du rejet des autres, de l’écrasement des différences, les chantres d’une francité qui rime avec pureté, les ennemis du cosmopolitisme, de la mixité, les partisans du repli sur soi, des frontières barbelées, des haut-murs, de la loi des armes, et du plus fort…

Et si l’on imaginait une autre alliance? Celle des Juppé, des Cohn-Bendit, des Raffarin, des Bayrou, des Cazeneuve et autres… des écologistes, des gens de gauche de droite ou du centre qui refusent la logique mortifère de l’extrême-droite, qui pensent qu’on peut encore sauver l’Europe de la vague populiste… de tous ceux qui croient encore que l’action politique peut être une réponse aux problèmes rencontrés par leurs concitoyens. Une alliance pour défendre la démocratie et l’Europe, sans être évidemment d’accord sur tout, sans renoncer à ses convictions, en continuant à dire ses désaccords aux gouvernement, mais acceptant d’établir avec lui un dialogue autour de cette défense de l’essentiel. En tentant de construire ensemble un programme minimal de défense de nos valeurs communes.

A condition, bien entendu, que le président lui-même prenne conscience que s’il peut gouverner seul, c’est à dire en s’appuyant sur sa majorité parlementaire écrasante, jusqu’à la fin de la législature, il ne pourra gagner la bataille décisive qui s’annonce, pour l’Europe, contre le populisme, sans faire alliance avec le plus grand nombre, sans obtenir le soutien de tous ceux dans la société civile qui tiennent à l’idée européenne et à la démocratie autant que lui, au prix sans doute de concessions, de clarifications, peut-être de sacrifices dans son programme de réformes par toujours compréhensible… Sans ce sursaut de tous, la bataille de l’Europe est sans doute déjà perdue, et l’heure de gloire des populistes extrémistes, en France comme ailleurs, inscrite à nos agendas.

 

L’homme seul

On le sentait déjà depuis un certain temps. C’est plus que jamais une certitude. Avec le départ de Nicolas Hulot, qui avait investi son image de défenseur intransigeant de l’environnement dans le projet du nouveau président, Emmanuel Macron reste seul. Plus seul que jamais, et c’est sans doute là qu’est son premier échec.

Pour que Macron parvienne à l’Elysée, il avait fallu une conjonction planétaire exceptionnelle, la guerre intra-PS, le manque d’autorité d’un président, la multiplication des affaires mettant au jour un très choquant manque de moralité d’une partie de la classe politique, sans minimiser pour autant bien sûr le talent personnel du candidat. Et la force de son pari: remettre le monde politique sur ses pieds, recréer au sein de ces élites sclérosées par des décennies d’exercice sans partage du pouvoir, des dynamiques nouvelles. Rendre aux Français le goût du progrès en rassemblant toutes les bonnes volontés autour de quelques grands projets de réformes nécessaires pour le pays. Et donnant toute sa place au débat public, aux initiatives populaires. C’était bien là le sens du “ni droite ni gauche” ou “de gauche et de droite” selon les versions: faire le pari que l’énergie créatrice, la volonté réformatrice, l’ambition pour notre pays, sont de tous les bords. Que dans tous les partis, mais aussi et surtout dans toutes les associations, les syndicats, peuvent se rassembler les forces nécessaires pour impulser ce changement, dont une légende prétend que notre peuple en serait incapable.

On allait démontrer que dans l’opposition il n’y avait pas que des opposants, pas plus que dans la majorité on ne trouvait que des godillots. Que dans les syndicats de nombreux militants étaient disposés à faire passer l’intérêt général avant les acquis corporatistes. Que les enseignants, loin des caricatures dont on les avaient si longtemps affublés, pouvaient être les véritables moteurs du progrès éducatif, et pas des forces d’inertie. C’est cette promesse qui déchaîna dans une majorité, relative, l’enthousiasme de 2017. Cette promesse d’une remise en mouvement du pays, à laquelle tous, jeunes, moins jeunes, femmes, hommes, aisés comme plus modestes, pourraient être associés, quel que soit leur bord politique, quelles que soient leurs origines sociales…

Et puis le temps a passé. Glissons sur les affaires qui ont occupé l’essentiel de l’activité médiatique, souvent bien au delà de leur importance réelle. Constatons plutôt l’échec à obtenir le soutien de certains syndicats au moins, pour réformer le pays. L’impuissance à créer autour d’En marche le grand rassemblement progressiste dont la France avait besoin. La coupure croissante entre le gouvernement et le monde associatif, le sentiment d’abandon de ceux qui se battent dans ce pays, pour aider les plus démunis… Pour en arriver aujourd’hui à cette rupture avec Nicolas Hulot.

Oh bien sûr, comme le disait dès hier une autre Nicolas, Sarkozy, Hulot pèse peu. Le devenir de la planète de ne se joue pas dans sa présence ou nom au sein du gouvernement français. Et si l’ensemble des écologistes de tous bords se félicitent depuis hier de son courage, les mêmes n’avaient de cesse de dénoncer sa lâcheté les semaines précédentes… et les médias jouent ici encore sans surprise leur rôle d’amplificateurs à polémiques, sans que cela influe vraiment sur le réel.

La réalité du jour, celle à laquelle le président est renvoyé, c’est sa solitude. Il avait tout misé sur sa capacité à fédérer les forces progressistes du pays, les plus institutionnelles comme les plus enfouies au cœur de la société civile. Mais aussi, au delà, il avait pensé pouvoir rassembler autour de lui tout ce que l’Europe compte d’européens progressistes, d’ennemis de tous les populismes, de défenseurs de l’environnement contre les excès du libéralisme, d’humanistes sincères dont il espérait sans doute prendre le leadership. A l’heure d’aujourd’hui il n’a rassemblé ni les uns ni les autres, ni en Europe, ni dans son pays. Il reste seul, plus seul que jamais.

La faute à qui? A l’opposition qui s’oppose de façon systématique à tout ? Sans doute. A la gauche qui pense pouvoir se reconstruire sur l’échec du macronisme? Peut-être. A la presse avec qui le président n’a jamais su trouver la bonne distance? Pourquoi pas! Mais d’abord et surtout à lui-même, qui n’a pas su jusqu’à présent franchir le fossé qui sépare un catalogue de projets de lois d’une véritable dynamique de changement. Le programme d’un candidat à la présidentielle d’un grand élan réformateur partagé par un pays. Un élan réformateur au cœur duquel se trouve évidemment la sauvegarde de la planète dont Nicolas Hulot restait auprès de lui une forme de garant.

Un “nouveau monde”, soit… mais avec qui?

Les dossiers s’empilent, les manifestations se multiplient, et le gouvernement continue à annoncer de nouvelles réformes. Normal, dira-t-on du côté d'”En Marche”, c’est pour cela que Macron a été élu. N’entrons pas dans la polémique inutile et bien peu républicaine, sur la représentativité du Président élu. Evitons les calculs oiseux sur la part de son électorat qui aurait voté à la présidentielle pour lui et pas pour son programme, et qui aurait récidivé aux législatives en votant pour les candidats qui le soutenaient sans vraiment choisir que sa politique soit appliquée… Président élu, Macron applique son programme, c’est légitime et correspond sans doute à une attente d’une majorité d’électeurs.

Inutile aussi de chercher à évaluer si Macron n’aurait pas trompé ses électeurs avec son “ni de droite ni de gauche” qui serait devenu un “de droite et de droite”… une peu à la façon dont la gauche reprochait à François Hollande de s’être rallié à ce “monde de la Finance” dont il avait juré être “l’adversaire” pendant sa campagne. Non la question posée aujourd’hui n’est pas celle d’un abus de pouvoir d’un Emmanuel Macron mal élu, ni celle d’une éventuelle “trahison” par lui de ses électeurs qui venaient de la gauche… La démocratie est ainsi faite, quand le peuple délègue son pouvoir, c’est en toute logique pour que celui qui en bénéficie agisse, pas seulement pour qu’il affiche et illustre les idées supposées de ses électeurs.

Non la vraie question posée au terme de la première année de mandat du président,  c’est: “vers quel type de société nous conduit-il?” On a compris qu’il fallait réformer pour relancer l’initiative économique et donc indirectement la création d’emplois, sans lesquels tous les combats pour la justice sociale sont vains. On peut entendre que le réalisme politique implique certains choix qui semblent aller nettement dans le sens d’une aggravation au moins temporaire des inégalités. On veut bien croire que les allègements fiscaux dont bénéficient quelques privilégiés cotisant hier à l’impôt sur la fortune pèsent peu face à l’opportunité de donner un emploi au plus grand nombre. On peut même admettre que quelques erreurs de parcours -du genre de l’ajustement à la baisse des aides au logement- soient compensées par d’autres mesures généreuses en faveur des plus défavorisés… Mais quel est le sens de tout cela? Il ne suffit pas de parler de “nouveau monde” opposé à “l’ancien”, de plaider “l’action” contre la “fainéantise”, le “progressisme” contre “l’immobilisme”… Il faut dire quel est exactement le monde que nous préparons à nos enfants. Et pour répondre à cette question, il ne suffira pas de brandir sa foi réformatrice, ou de plaider le changement, voire de couper à toute critique en invoquant “le programme”.

Car c’est une question de forme autant que de fond. Quelle que soit la légitimité des mesures figurant au programme du président, la façon dont elles seront élaborées et adoptées façonnera la société française demain, autant que leur contenu. Evidemment, supprimer le statut du cheminot, transformer la SNCF en société anonyme, évacuer une poignées d’extrémistes d’une Zad auto-proclamée, ou empêcher une centaines de militants d’empêcher la majorité des étudiants de passer leurs examens, ne disloquera pas les liens qui font la cohésion de la nation. On peut comprendre que tout cela soit nécessaire mais ne puisse se faire sans un minimum d’opposition. Il y a bien sûr des réformes impopulaires mais indispensables. Mais lorsque le temps des oppositions sera passé, que les réformes auront été réalisées aux forceps, que la succession des défilés aura épuisé les plus vindicatifs, que la France aura été transformée dans le sens où le jeune président le souhaite, sur quel consensus social se fondera ce supposé “monde nouveau”.

Pour continuera à construire l’avenir, on aura besoin de forces vives, et pas seulement d’une majorité parlementaire. Il faudra pouvoir miser sur un tissu associatif actif et enthousiaste, sur des syndicats porteurs d’une exigence de progrès social, mais impliqués dans la modernisation du pays, sur une fonction publique soucieuse de l’intérêt commun, sur des élus locaux dévoués… et pas seulement sur une poignée de chefs d’entreprises et de hauts fonctionnaires, partageant une même analyse des besoins de la société. Il n’est pas certain que l’on soit sur cette voie.

L’impuissance du président et de son gouvernement à associer les syndicats dits “réformistes” à leur grande réforme de la SNCF est à cet égard très signifiante. Lancé comme il l’a été, le projet, avec recours aux ordonnances avant négociations, et rodomontades à gogo -“on ne cédera jamais, vous allez voir ce que vous allez voir”- ne recherchait pas le compromis nécessaire à un consensus minimal, il ne peut plus générer maintenant que de la frustration et de l’aigreur. Tout cela pour un projet dont on aura du mal à démontrer l’importance cardinale, même si l’on peut concevoir qu’il était un préalable à l’ouverture des transports ferroviaires à la concurrence, et, surtout, un prélude utile, une mise en condition en quelque sorte, avant l’incontournable unification des régimes de retraite. Chaque jour qui passe sans qu’une porte s’ouvre pour permettre à une partie au moins de ceux qui se battent contre le projet de sortir du conflit la tête haute, conduit le mouvement social à Canossa, c’est à dire au point ou ne restera plus d’alternative à la simple humiliation. Bien sûr la loi sera adoptée, le gouvernement aura démontré qu’un conflit long ne le fait pas reculer, la grève finira par s’arrêter faute de combattants… Mais chaque point de baisse dans la statistique quotidienne de grévistes de la SNCF, cristallise la frustration et l’aigreur, et compromet durablement le dialogue social sans lequel il n’y a pas de vie démocratique.

Et l’on pourrait dire la même chose, ou presque, à propos du tissu associatif. Qu’il s’agisse de l’environnement, de la vie dans les banlieues, de l’aide aux migrants, voire de la place de la religion dans la société, le gouvernement a réussi à fédérer la frustration et l’indignation des associations. Non pas que sur tous ces points les choix qu’il effectue soient particulièrement contestés, mais il a pêché aux yeux de tous ou presque par son incapacité à associer et fédérer les énergies de ceux qui pourtant se dévouent quotidiennement au bien commun, ou du moins à l’idée qu’ils s’en font. Par un manque d’écoute, ou d’attention. Et cela est vrai dans la plupart des domaines, hors de la sphère de l’innovation économique, qui semble son seul terrain de jeux, le seul où il soit vraiment à son aise.

C’est une peu court! Et il ne suffira pas, pour y remédier, de transformer le Conseil économique et social, pour en faire un lieu de “consultation et d’expertise”, le point de passage obligatoire de l’élaboration des projets d’avenir… Un changement institutionnel ne fera pas le printemps démocratique. Ce sentiment de coupure entre la société réelle et ses représentants politiques, qui a fait le lit de Macron, il y a un an, ne s’effacera pas d’un coup de baguette institutionnelle. Si l’on veut montrer aux citoyens qu’ils sont réellement les acteurs du changement, il va falloir apprendre à les consulter, réinventer une vie démocratique plus directe, s’appuyer sur les corps intermédiaires, travailler avec tous ceux qui donnent de leur temps à la vie associative. Paradoxalement, il n’y a que sur la question européenne que ce pas ait été franchi avec les consultations citoyennes dont il est encore trop tôt pour mesurer le réel impact. Pour le reste, le terrain du renouveau démocratique reste en friche depuis l’élection, si l’on excepte la loi sur la transparence et les réformes institutionnelles annoncées.

C’est bien pourtant le rôle premier qu’auraient pu ou dû jouer les militants d'”En marche” le parti présidentiel, en faisant exister sur tout le territoire des lieux de concertation, de discussion et de débats politiques, au lieu de consacrer leur temps à la défense et illustration de l’action du président. C’est aussi le rôle qu’aurait pu jouer le parti majoritaire en établissant les passerelles nécessaires avec les autres partis politiques, pour tenter de créer du consensus autour de projets, en écoutant les autres, en acceptant des amendements venus d’ailleurs, au lieu de cadenasser la forteresse. Là encore la réforme promise du fonctionnement du parlement, la généralisation de la procédure d’urgence, la limitation du droit d’amendement, loin de faciliter le fonctionnement de notre démocratie, renforceront l’image d’un pouvoir enfermé, comme ses prédécesseurs, dans une forteresse imprenable, le temps d’un mandat.

La “bienveillance” revendiquée par le candidat à la présidentielle est bien loin. Les clivages se multiplient, s’aggravent. La violence règne sur les réseaux sociaux. Le dialogue est de plus en plus difficile. Les médias n’en finissent plus d’amplifier et faire durer les polémiques. Les “grandes marées” succèdent aux “Fête à Macron”… Et quelle que soit sa justification, l’usage renforcé de la police contre la jeunesse en révolte ne peut qu’accentuer les ruptures. On ne pourra tenir chaque année les examens universitaires sous protection de la police. Et ce serait compromettre l’avenir que finir par convaincre la jeunesse que l’on veut changer le pays, soi-disant pour elle, mais sans elle! 

Certes ce mandat présidentiel n’a qu’un an, et il reste du temps pour retrouver le sens du dialogue, de la négociation, de la recherche du consensus, du compromis politique… Pour apprendre à créer des dynamiques collectives, au delà des processus électoraux, pour fabriquer de l’espérance, de la confiance en l’avenir, et faire reculer le sentiment collectif d’impuissance et de gâchis. A condition que cette première année ne conduise pas Emmanuel Macron à conclure, qu’à l’inverse de ce qu’il prêchait pendant sa campagne, une majorité parlementaire solide suffit à légitimer l’action d’un gouvernement en toute circonstance. Parce que ça, c’est vraiment “monde ancien”…

Le fantasme de l’appel d’air

La loi « Asile et immigration » a donc été adoptée par l’assemblée nationale. Sous l’hostilité des députés de gauche, mais aussi de quelques députés de La République en Marche. La loi pose principalement deux questions. La première est celle de son utilité. La seconde celle de l’impasse abyssale qu’elle fait sur l’essentiel: l’accueil.

Côté utilité du texte on peut s’interroger sur plusieurs points. Primo, le doublement du délai maximal de rétention administrative, porté de 45 à 90 jours, est incompréhensible. Une personne qui est incarcérée dans un centre de rétention y passe actuellement en moyenne 12,7 jours, (selon les associations qui s’occupent des migrants) très loin des 45 jours maximum antérieurs à la loi. Et si cette durée est inégale d’un centre à l’autre, seuls 3,7% des 46000 étrangers enfermés chaque année sortent de centre de rétention pour cause d’expiration du délai légal. Le gouvernement a donc beau arguer de la difficulté, parfois, à obtenir les documents internationaux nécessaires à l’expulsion, ce doublement de la durée maximale ne servira à rien ou presque, pour la bonne exécution des décisions. Et donc ne raccourcira pas de façon sensible le délai qui précède l’expulsion d’un demandeur d’asile débouté, délai qui, on peut en convenir avec le Président et son Ministre de l’intérieur, mériterait d’être raccourci, sans pour autant porter atteinte aux droits des personnes concernées.

Cette mesure a une utilité et une seule: envoyer un message de fermeté. Aux électeurs contaminés par l’ambiance délétère qui règne autour du fantasmé péril migratoire, et auprès desquels on continue à marteler un message macronien unique: « le gouvernement agit ». A l’opposition de droite qui reproche au gouvernement son laxisme en matière d’immigration. Aux opposants de gauche sur le thème maintenant bien rodé du « on ne cède rien! ». Aux candidats à l’immigration enfin, à qui il est essentiel de faire passer un message et un seul: tenter d’entrer en France c’est embarquer dans une galère.

C’est le fantasme de l’appel d’air. Toute mesure prise en faveur des migrants pourrait inciter les candidats à l’exode à choisir la destination-France. A l’inverse, toutes les mesures punitives et annonces menaçantes auraient un effet dissuasif. Si nous donnions l’impression de baisser la garde, nous serions littéralement envahis… C’est une théorie évidemment fumeuse. On peut imaginer sans peine que des individus ou des familles ayant bravé dix fois la mort pour quitter leur pays, n’en sont pas lorsqu’ils (ou elles) arrivent enfin, exténué(e)s, aux portes de l’Europe, à faire une étude comparative des délais de rétention selon les différents pays, ou du montant des aides publiques ! Laisser entendre le contraire est un déni insupportable du drame que représente pour chaque migrant l’expatriation et l’exode.

Une autre mesure de la loi s’inscrit dans le même registre: le raccourcissement du délai de recours à la commission nationale du droit d’asile de un mois à 15 jours. Là, la seule utilité visible est de prendre de vitesse les candidats à l’asile pour limiter les recours contre les décisions administratives… Pour le coup cela peut sans doute raccourcir les délais avant reconduite à la frontière, mais ce n’est pas très glorieux.

Mais le sujet qui a fait le plus polémique; a gauche -et plus largement dans les milieux associatifs qui se battent pour le respect des droits des migrants- c’est un article qui ne figure pas dans le texte, et que le gouvernement s’est refusé à y introduire : l’interdiction de la rétention des mineurs. La Cour Européenne des Droits de l’Homme a condamné la France à plusieurs reprises pour cette détention de fait d’enfants dans des conditions jugées dégradantes pour eux. Mais la majorité a refusé d’introduire cette interdiction dans la loi.

Evidemment, la détention d’enfants en bas âge derrière les murs de centres qui ressemblent furieusement à des prisons n’est pas acceptable. Mais aussitôt après s’en être indigné on doit répondre à la question corollaire: on fait comment? Lorsqu’une famille demandant le droit d’asile n’a pas été exaucée dans ses vœux et doit donc être expulsée, doit-on: 1) expulser les parents sans les enfants; 2) laisser tout le monde en liberté en priant pour que la famille au complet se présente à l’aéroport de son plein gré pour son expulsion. 3) retirer les enfants aux parents et les confier à l’Assistance Publique pendant que les parents sont en centre de rétention, dans l’attente de l’expulsion… Bien sûr les vrais défenseurs des droits des enfants répondront « bah, il suffit de n’expulser personne…» Et donc d’offrir un titre de séjour à tous ceux qui en font la demande? C’est le même débat qui agita la France sous François Hollande au moment de l’affaire Leonarda, du prénom de cette jeune fille, scolarisée en France et expulsée avec sa famille au Kosovo. Au nom de principes dont nous pouvons être fiers, et qui conduisent la République à donner accès à l’école à tous les enfants se trouvant sur le territoire, qu’ils y soient de façon légale ou non, des militants faisaient valoir à l’époque qu’on devait s’interdire d’arracher un enfant à son école pour l’expulser… Et donc, de fait, à conserver sur le territoire toute famille dont un enfant est à l’école obligatoire…

Légiférer dans ce domaine est donc ardu, on doit le reconnaître. Ce satané principe de réalité, qui nuit si souvent à la bonne conscience, transforme l’exercice en casse-tête, et brise-cœur. La seule issue honorable est donc d’accepter la complexité de la situation, et de faire du Macron, c’est à dire d’adopter, en même temps que des mesures forcément coercitives pour les migrants déboutés du droit d’asile, dont l’intérêt de chacun est qu’ils soient reconduits au plus tôt dans leur pays d’origine, un véritable plan d’accueil sur la durée pour tous ceux qui fuient les guerres, la barbarie, les dictatures, le dérèglement climatique dont nous sommes, en tant que pays développés, parmi les principaux responsables, ou simplement la misère, et dont nous avons depuis Michel Rocard, convenu que nous devions en prendre notre part.

Et là, le bât blesse douloureusement. Car, en même temps… on ne voit rien venir ou presque. Soyons juste, la loi prévoit quelques aménagements positifs. Pour la protection des homosexuels victimes de persécutions dans leurs pays d’origine, et des personnes victimes de violences conjugales, pour les migrants actifs dans une association… Ou encore pour favoriser l’accès à un emploi des plus qualifiés… C’est peu! On attend encore un grand plan d’hébergement de tous ceux qui vivent actuellement sur les trottoirs ou les quais des canaux. Il y a des immeubles à réquisitionner, des investissements à faire. Bien sûr on ne peut pas accueillir tout le monde, mais on en est tellement loin, nous faisons tellement peu en la matière! En attendant une décision concernant sa demande d’asile, ou de titre de séjour, chaque migrant doit pouvoir être reçu chez nous dans des conditions  humaines. Avoir accès à des conditions décentes d’hébergement, de nourriture, d’éducation pour les enfants, d’apprentissage de la langue… Et cela n’empêchera pas l’Etat d’accélérer le traitement des dossiers.

C’est ce grand plan d’accueil correspondant dans les faits, aux principes énoncés mainte fois par le président Macron, dans ses discours, que l’on était en droit d’attendre à l’occasion du vote de cette loi. Un plan généreux, ambitieux, brandi par le gouvernement avec volontarisme, comme un antidote à la tentation de l’égoïsme et du repli sur soi, comme une arme contre la montée des populismes en Europe. Comme une réponse au défi  des grandes migrations climatiques qui restent à venir. Mais une fois de plus le vieux fantasme de l’appel d’air l’a emporté: surtout ne pas laisser les candidats à l’exode imaginer une seule seconde… qu’ils puissent être bien accueillis en France!

Journalisme d’imprécation

Il paraît qu’on vient de vivre quelque chose d’historique. Le journalisme politique en France vient de faire un pas de géant. Pendant deux heures et demie, deux journalistes ont pu s’adresser au Président de la République, primo en ne l’appelant que par son nom en omettant de mentionner son titre, secundo, en opposant systématiquement à ses affirmations une affirmation contraire, en empilant propos agressifs et procès d’intention, tertio en se faisant sur tous les sujets, les porte-parole d’un engagement anti-gouvernemental. Les “pensez-vous que”, y furent moins nombreux que les “moi je dis que”. L’interview fut en réalité un débat entre adversaires politiques.

Le seul gagnant est ici évidemment Emmanuel Macron, qui a démontré sa pugnacité, et sa connaissance des dossiers, en évitant soigneusement les terrains trop glissants pour lui. En terme d’image, ce fut édifiant. Face aux deux interviewers agressifs perdus dans leurs notes, le président à peu près toujours souriant, et sans aucun antisèche, semblait plus sur de lui et dominateur que jamais. En choisissant de refuser de s’adresser à lui par son titre, ils avaient voulu se positionner dans une situation d’égalité. Leur comportement les mit au contraire assez vite en situation d’infériorité. En prétendant se positionner à armes égales, argument contre argument, avec le président, ils sortaient de la posture, bien plus forte, et bien plus conforme à leur mission, de l’observateur critique, qui est le privilège du journaliste. Emmanuel Macron n’avait plus qu’à afficher, comme il l’avait fait il y a un an face à Marine Le Pen, ses talents de débatteur, pour les mettre de fait en état d’infériorité.

Du coup, il restait à la fin de l’émission un sentiment de fort malaise. Car Emmanuel Macron tout à son duel avec les deux journalistes, n’a pas eu vraiment à se justifier. Du début à la fin on est resté sur le terrain des principes et de l’idéologie: président des riches ou pas, champion du “ruissellement” ou non, déclaration de guerre à la Syrie ou pas, ennemi des droits de l’homme, champion de la répression? A toutes ces attaques, très politiques, Macron répond, en rappelant les principes de son action, sans vraiment entrer dans les détails. Piégé par ses choix idéologiques, Edwy Plenel se consacre entièrement à son duel avec le président. Coincé dans son rôle de composition du défenseur inébranlable des veuves et des retraités, Bourdin hausse le ton, coupe le président, pour crier la douleur et la frustration des plus modestes. L’un comme l’autre en oublient d’être journalistes, c’est à dire de poser les vraies questions qui fâchent.

Du coup on ne saura rien qu’on ignorait jusqu’alors ou presque. Lorsque Macron dit qu’on ne peut accueillir toute la misère du monde, où met-il la limite? Combien de migrants accueillis en France depuis l’exode syrien? Et dans les autres pays européens? Comment la France compte-t-elle prendre sa part de l’effort que subissent jusqu’ici principalement Grèce et Italie? En rendant nos frontières encore plus hermétiques? Et si l’on renvoie chez eux les migrants économiques, que fera-t-on demain de ces millions de migrants du changement climatique qu’annonce déjà le président? Combien en accueillera-t-on? Comment les prendre en charge? Quelle politique d’intégration? Quel plan d’action global pour honorer notre dignité de pays des droits de l’homme? Quels investissements dans les pays du tiers-monde, quand la France n’est même pas capable de tenir les objectifs du millénaire définis par l’Onu en matière de contribution au développement? Et comment Macron compte-t-il relancer le processus de paix en Syrie? Concrètement, avec qui, quand? Pense-t-il rester crédible, s’il le fut, aux yeux de Poutine après les frappes? Comment Macron pense-t-il parvenir à renouer un lien constructif, pour négocier demain les nécessaires évolutions de la société avec des syndicats qu’il aura humiliés? Que propose-t-il à la jeunesse pour tenter d’éviter que le conflit des universités ne s’enlise?

Non, on saura plutôt que Plenel estime qu’il faut changer la constitution pour soumettre le chef des armées à la volonté du parlement… Que les zadistes préparent l’avènement d’un nouveau monde en défiant l’ordre établi. Ou encore que Bourdin trouver le président tout à fait “puéril”…

C’est triste! Triste d’abord pour Edwy Plenel, qui à la tête de Mediapart a fait depuis des années un travail d’information de grande qualité, mettant au jour des dossiers que d’autres tentaient d’enterrer, mais qui est rattrapé et réduit à l’impuissance, par son engagement idéologique. Moins triste pour Jean-Jacques Bourdin, qui fut à peu près dans son rôle habituel. Triste aussi et surtout pour la profession de journaliste. Au fil des années, avec le développement des radios, puis télévisions d’informations en continu, il a eu un déplacement de la valeur dans la profession de journaliste. Peu à peu tous les journalistes se font commentateurs. Les chroniqueurs se font éditorialistes, chacun a sa part de vérité a communiquer au public. Et comme le buzz, c’est à dire le nombre de reprises sur la toile est le nouvel étalon de valeur journalistique, il faut non seulement commenter, mais de la façon la plus caricaturale pour avoir une chance d’être repris. Et c’est ainsi qu’on en arrive à la soirée de Chaillot.

Les journalistes ne sont plus là pour éclairer le public sur les intentions du Président de la République, pour le pousser sur chaque sujet dans ses derniers retranchement, en exerçant à fond leur droit de questionnement, en lui interdisant de se réfugier dans les généralités, de se planquer derrière les pétitions de principe. Ils sont là en fait pour afficher une posture personnelle, qui constitue en quelque sorte leur fond de commerce éditorial. Lorsque Edwy Plenel parle au lendemain de l’émission des  “questions dures” qui ont déstabilisé le président, il commet un énorme contresens. Ses questions n’étaient pas dures, elles étaient de parti-pris, le plus souvent d’ailleurs elles n’étaient pas des questions mais des affirmations, . Et on ne peut pas dire qu’elles aient déstabilisé son interlocuteur. Au contraire, celui-ci pouvait tenir ses raisonnements, sans jamais être repris sur les faits qui ne constituaient visiblement pas l’essentiel pour ses interviewers, sans jamais être questionné sur les chiffres, sur le détail de ses projets, pas même sur la finalité de chacune de ses réformes. Sur tous les sujets, il lui suffisait de contredire ses interlocuteurs pour que ceux-ci s’excitent en d’inutiles joutes verbales qui n’apportaient rien à personne, sinon à leurs égos.

Dommage. On rêve encore de journalistes travaillant vraiment leurs dossiers lorsqu’ils interviewent le chef de l’Etat, le contraignant à aller au bout de quelques sujets au moins. Le poursuivant, non pas de jugements à l’emporte pièce, mais de questions factuelles permettant de clarifier les politiques. L’obligeant à sortir du discours général et des pétitions de principe, pour expliquer réellement aux citoyens où on les conduit. Des journalistes qui ne se prennent ni pour des imprécateurs politiques promettant à leurs interlocuteurs les poubelles de l’Histoire, décidant de la légitimité ou non de celui que le suffrage universel a choisi, ni pour des spécialistes de la géostratégie… Mais juste pour des experts en questionnement, capables de poursuivre sans relâche leurs interlocuteurs de leurs interrogations factuelles, des champions de la lutte contre la langue de bois, des débusqueurs de vérités cachées… Evidemment c’est moins bon pour le buzz. Mais c’est juste un métier.

En avoir ou pas !

C’est donc parti pour trois mois de grève perlée. C’est à dire d’une grève paralysant au maximum l’entreprise en minimisant les pertes financières pour les grévistes. C’est une grève doublement illégitime. Primo parce qu’elle utilise une méthode déloyale: deux jours de grève annoncée tous les cinq jours pendant trois mois dans le but de nuire au maximum aux usagers en perdant un minimum de salaire. D’autre part parce qu’elle est absurde. Aucun des motifs avancés n’est une menace réelle pour les salariés concernés: 1) le statut de cheminot sera conservé après la réforme par tous ceux qui en bénéficient aujourd’hui. 2) La privatisation de la SNCF dénoncée par les grévistes n’est pas à l’ordre du jour, elle est exclue par le gouvernement et la direction de la SNCF. 3) Il n’est pas question de fermer les petites lignes. Ce sujet sera traité ultérieurement et fera l’objet de négociations avec les collectivités territoriales.

Pour le reste, c’est à dire l’évolution du statut de la Sncf et la préparation à l’arrivée de la concurrence, déjà actée par le parlement européen; le gouvernement propose de négocier le contenu de la réforme. Et d’ailleurs les syndicats participent aux négociation, tout en préparant leurs trois mois de grève.

La grève est évidemment un droit constitutionnel. En principe son rôle est de permettre de débloquer des situations lorsque la négociation sociale n’est plus possible. Elle est le recours qui permet aux salariés d’imposer la négociation dans l’entreprise. Elle est aussi l’expression du rapport de force entre les organisations syndicales et le patronat. Dans le cas qui nous préoccupe c’est évidemment ce dernier point qui l’emporte. Les syndicats n’attendent rien d’une négociation. Il n’est que voir leurs revendications pour s’en convaincre: maintien du statut en l’état, et renoncement à la mise en concurrence du réseau.

Le premier point est un point de principe. Il ne s’agit pas de défendre un acquis des salariés de la SNCF, puisqu’il n’est pas menacé. Il n’est question que de la défense d’un principe général considéré comme faisant partie du patrimoine syndical. Le statut favorable des agents de la SNCF doit être défendu dans son principe, au delà des intérêts des actuels mandants des syndicats qui ne sont pas menacés, comme un acquis syndical intemporel et intangible.

La seconde revendications est tout simplement impossible. Le parlement européen a voté sur le sujet, les directives européennes ont été émises, la France doit maintenant les faire passer dans le droit français. L’arrivée de la concurrence est inéluctable sauf à dénoncer les accords européens, à l’élaboration desquels les gouvernements français successifs ont participé. La CGT sait donc bien qu’elle ne fera pas reculer l’Europe sur ce point.

Reste ce rapport de force brut. Rien à gagner, rien à perdre! L’objectif est juste de faire mettre le genou à terre à l’adversaire. Et cela vaut évidemment dans les deux sens. En choisissant un recours aux ordonnances qui ne s’imposait pas, le gouvernement a choisi de brandir le chiffon rouge. Délibérément il s’est placé dans l’épreuve de force. Au point qu’aujourd’hui, l’enjeu pour le gouvernement n’est plus le statut du cheminot, ou la transformation du statut de la SNCF, même si ces points ont leur importance…  Le seul enjeu est de faire céder les syndicats.

Et tout cela n’est évidemment pas sain. Le rôle des syndicats est de défendre les intérêts des salariés, celui du gouvernement de négocier avec les différents acteurs de la société le contenu des réformes qui lui paraissent nécessaires dans l’intérêt du pays. Cette séquence ressemble à tout sauf à ça. Et c’est dommage! Réhabiliter la négociation sociale, lui redonner toute sa place comme Emmanuel Macron promettait de la faire, ne peut pas passer par le durcissement systématique des rapports de force. Redonner sa place à la négociation sociale en entreprise ne doit pas passer par l’humiliation des centrales syndicales nationales, mais par leur mise en mouvement. Il était sans doute possible d’entrer en négociation sur l’évolution du transport ferroviaire, sans déclencher immédiatement l’épreuve de force. Possible de chercher des terrains de consensus, avant de se fâcher sur le statut des cheminots, qui reste une réforme nécessaire pour l’avenir. Possible d’avancer sans forcément humilier l’adversaire.

Emmanuel Macron ne fera pas vraiment progresser la société française s’il ne parvient pas à fabriquer du consensus. Du vrai. Pas celui des sondages en ligne à la va vite sur tous les sujets d’actualité, qui peuvent indiquer une semaine que les Français soutiennent les grévistes et la suivante l’inverse. Du consensus parmi les forces sociales et politiques. Du consensus dans le tissu associatif si essentiel à la vie démocratique… Faire passer une réforme par ordonnances, au prétexte qu’on l’avait annoncée dans le programme présidentiel, en s’appuyant sur une loi d’habilitation votée par une majorité acquise à sa cause, n’est pas suffisant!

Pour avancer un pays a besoin de véritables débats politiques, de la recherche de compromis entre forces rivales dans l’intérêt du bien public, de visions partagées du progrès, de véritables négociations avec les syndicats aussi… Bref d’un renouveau de la vie démocratique… Cela aussi, c’était dans le programme de Macron!