L’Etat d’urgence, jusqu’où ?

Que la voie est étroite! Entre exigence sécuritaire et défense intransigeante de nos libertés. L’émotion face au carnage du 13 novembre guide inexorablement chacun vers ce terrain dangereux, celui du renoncement à nos libertés, où nos ennemis tentent de nous attirer.

Un peu moins de libertés pour un peu plus de sécurité, c’est le programme que nous promet l’état d’urgence. Et on peut convenir qu’effectivement, le maintien de la sécurité pour tous, peut passer dans cette période d’extrême tension par la mise entre parenthèse ponctuelle et partielle de quelques-unes de ces libertés publiques, de ces garanties juridiques, auxquelles nous tenons. La lourdeur des procédures judiciaires habituelles, qui tient souvent à la nécessité de préserver à tout prix ces droits et garanties, serait un obstacle au déroulement des enquêtes et donc à la mise hors d’état de nuire rapide des terroristes qui nous menacent? Soit, on peut en effet incliner dans ce sens. Mais en ayant bien conscience que cette pente est très glissante.

Donner aux policiers la liberté de procéder aux perquisitions qu’ils souhaitent, quand ils le souhaitent, comme ils le souhaitent, ouvre forcément la porte à des dérapages, comme on a déjà pu le constater. Autoriser un préfet à réglementer le droit de manifester, sans fixer précisément par la loi, les tenants et les aboutissants de ce contrôle, c’est s’exposer à tous les procès d’intention. On interdit toutes les manifestations dans le cadre de la conférence de Paris sur le climat, et l’on jure la bouche en cœur que cette interdiction n’est dictée que par un souci de sécurité! Mais qui le croira? Comment ne pas y voir une exploitation de la situation de crise dans le simple but de limiter les dissonances dans le concert des nations penchées au chevet de la planète sous la houlette de François Hollande? Et que dire de l’interdiction d’une manifestation en faveur des migrants à Lyon, à l’heure où l’Europe se cadenasse à nouveau à doubles tours?

Le double péril qui nous menace est donc bien réel. D’un côté une poignée d’abrutis sanguinaires dont nous ne comprenons pas vraiment les motivations, et qui semblent agir sans autre logique que la fascination de la mort. De l’autre un réflexe largement partagé, et compréhensible, d’auto-défense qui pourrait nous conduire à saper les bases mêmes de notre vie républicaine, au seul profit, in fine, des populistes d’extrême-droite champions du yaka-fokon qui nous promettent toutes les régressions démocratiques. Et l’on doit dire que sur ce plan les extrémistes zadistes et autres prétendus libertaires (défenseurs principalement de la liberté de jouer aux émeutiers) abondent le processus. Quelle meilleure justification de l’interdit de manifester que l’image de ces individus encagoulés, jetant des projectiles (y compris les bougies placées là en signe de compassion et de solidarité) sur les policiers place de la République?

L’Etat d’urgence, ce n’est que pour trois mois nous assure-t-on, mais on parle déjà d’une prolongation… Et comment ne pas ressentir un frisson d’effroi, lorsque le gouvernement informe Bruxelles qu’il “risque” de faire impasse sur la convention européenne des droits de l’homme pendant quelques temps?

Il faudra beaucoup de vigilance citoyenne -plus que de provocations stupides- pour éviter une dérive incontrôlée de l’état d’urgence. Pour éviter qu’il ne devienne un état d’exception permanente.

 

 

 

 

L’onde de choc du chaos irako-syrien

Le chaos irako-syro-lybien continue d’étendre ses effets dévastateurs sur la planète. Jour après jour les vagues de migrants du désespoir gonflent un peu plus, touchant d’abord les pays limitrophes des zones de combats, puis l’ensemble des pays de la planète. Avec elles enfle l’hystérie xénophobe en Europe, et son corollaire, l’égoïsme protectionniste qui pourrait bien avoir raison de la construction européenne, avec l’aide de la crise économique.

Déjà les gouvernements des pays d’Europe de l’Est, en première ligne des tentatives d’entrée en Europe des migrants, ont oublié la main qui leur fut tendue par les pays du vieux continent à la chute de l’empire soviétique, et ne pensent qu’à reconstruire des murs, supposés leur offrir une protection… illusoire. En France aussi on a oublié ces vagues passées dont s’est nourrie notre culture… Italiens, russes, espagnols, portugais, maghrébins… 24000 futurs arrivants supposés, syriens ou afghans, nous font perdre notre sang froid. Le gouvernement s’empresse d’afficher en même temps qu’une générosité minimale de rigueur, une intransigeance pour l’avenir, (pas plus de 30000, dit Manuel Valls !) qui ne peut que nous rendre honteux quand notre voisin allemand se montre dix fois plus accueillant. La droite française, elle, se contentant de surfer sur la vague xénophobe, bien contente de ne pas avoir à gérer la situation.

Dans le rôle de propagateur du chaos, Daesch est bien sûr un acteur essentiel. En répandant la terreur d’Ankara à Tunis ou Charm el Cheikh (selon toute vraisemblance), en sponsorisant les illuminés fanatiques et apprentis-terroristes européens, l’organisation terroriste poursuit un double objectif: d’une part, accélérer la crise économique et le désespoir des plus pauvres dans les pays de culture musulmane, afin de se fournir en chair à explosifs, d’autre part, provoquer une montée de l’islamophobie, et des dérives sécuritaires, dans les pays occidentaux, pour susciter les vocations terroristes parmi les minorités qui les subissent. Et pour l’instant, les djihadistes y réussissent plutôt bien. La jeune démocratie tunisienne est déjà en danger, menacée de succomber autant à la pénurie de touristes qu’à la surenchère sécuritaire. L’Egypte qui étouffe déjà sous la poigne de fer du dictateur Sissi, voit ses touristes fuir en masse ses stations balnéaires. L’Europe a peur, se recroqueville, se ratatine, oubliant les valeurs dont elle était porteuse, et voit une partie de ses enfants rejoindre la Syrie.

Quelles réponses peut-on apporter à cette situation? Comment enrayer cette propagation? D’abord en prenant conscience du fait que les occidentaux ont pour partie généré ce chaos. En plongeant, au nom de leurs valeurs universelles, des pays dans une guerre sans fin: Afghanistan, Irak, Libye… Des pays qui n’étaient certes pas démocratiques avant leur arrivée, mais qu’ils ont laissé, ou laisseront, dans le chaos après.   Qu’ils ont eux-mêmes nourri Daesh en donnant le feu vert à la discrimination envers les sunnites d’Irak par le gouvernement chiite que les américains avaient mis en place. Qu’ils ont fait grandir le groupe djihadiste en laissant le dictateur Assad massacrer son peuple en toute impunité. On devrait donc comprendre dans les capitales occidentales, comme à Moscou, que la bonne réponse ne peut être l’accélération des bombardements, qui poussent chaque jour un peu plus les populations civiles vers l’exode, sans qu’on puisse en attendre une victoire militaire contre Daesh.

Une réponse politique alors? C’est évidemment la seule issue possible. Mais elle ne pourra être imposée ni par Washington qui veut la peau d’Assad, ni par Moscou qui veut le défendre à tout prix. La mise en place par la force d’un nouveau pouvoir a fait ses preuves en Irak! Tant que les pays de la région ne parviendront pas à mettre en place une alternative politique au chaos actuel, acceptables par toutes les forces en présence, hormis Daesh, les choses ne pourront qu’empirer. Mais Turquie, Iran et Arabie Saoudite, les trois principales puissances voisines, ont montré jusqu’ici que leurs intérêts étaient largement divergents. L’Arabie Saoudite fut la première à armer les extrémistes islamistes de Syrie, la Turquie a longtemps assuré la libre circulation des djihadistes sur son territoire, tandis qu’à l’opposé les “gardiens de la révolution” iraniens combattent aux côtés des troupes de Bachar Al Assad.

Le différend entre les grands voisins de la région est multiple. De nature religieuse: le clivage chiites-sunnites semble difficile à surmonter. Mais aussi économique: enjeu pétrolier oblige. Il est aussi et surtout de nature géopolitique. Avec 75 millions d’habitants chacun, Turquie et Iran peuvent aspirer à un leadership régional. L’accord sur le nucléaire a remis en selle l’Iran sur la scène diplomatique mondiale, au grand dam du voisin turc. Pris dans un jeu diplomatique d’alliances-compensations, (je signe avec Téhéran, mais je laisse Ankara massacrer les Kurdes) Washington ne peut efficacement pousser les deux pays à s’entendre pour promouvoir une solution politique à la crise irako-syrienne. Moscou, à l’initiative des réunions de Vienne avec les intéressés, a repris la main, mais Poutine semble trop mouillé dans son soutien à Bachar Al Assad et trop préoccupé par son défi à l’égard de l’hégémonie américaine, pour faire avancer une solution de compromis. Quant à l’Europe elle semble comme d’habitude trop immergée dans ses problèmes internes de frontières, de protectionnisme et de dettes publiques, pour pouvoir s’occuper efficacement d’autre chose.

Conclusion? On n’est sans doute pas près de voir le bout du tunnel. Défié par Daesh à Charm El Cheikh, Poutine pourrait bien franchir un cran de plus dans son implication militaire en Syrie, et renforcer la pérennité du conflit en maintenant à flot l’armée de Damas en déroute. Pour ne pas paraître en reste, Obama qui a déjà décidé d’envoyé des troupes, en petit nombre, au sol en Syrie, pourrait bien suivre la mise, au profit des opposants au régime. Et faire ainsi monter d’un cran la tension autour de ce conflit, où pour la première fois depuis la fin de la guerre froide les deux armées russe et américaine sont impliquées, simultanément, sur un même champ de bataille. Pendant ce temps, en Europe, la tension autour des migrants et la dérive sécuritaire devraient continuer à prospérer… En dépit du cri d’alarme de Jacques Delors appelant dans le Monde à éviter tout repli national pour amplifier notre coopération européenne dans le cadre de Schengen… Trop tard?