Burkini: le front bas

Le Conseil d’Etat a donc rappelé la loi. Mais l’affaire n’est pas close pour autant. D’abord il y a les maires qui vont jouer les autistes, faire semblant de croire que la décision de justice ne les concerne pas, et envoyer leurs policiers poursuivre la chasse au voile sur les plages. Cela nous promet encore quelques procédures et polémiques. Ensuite il y a le premier ministre Manuel Valls, qui s’empresse de verser une dose d’huile sur le feu en précisant que la décision du Conseil d’Etat “n’épuise pas le débat”, lui qui trouvait très bien les arrêtés en question. Enfin il y a les médias qui sauront continuer à nous faire vivre les épisodes à venir de ce feuilleton de l’été.

Le burkini a déjà tenu la Une depuis deux semaines, écrasant de son importance l’entrée des chars turcs en Syrie, un séisme en Italie, l’entrée en campagne présidentielle d’un ancien président doublement mis en examen par la justice… sans parler évidement des bonnes nouvelles, genre amélioration de l’emploi, qui n’ont semble-t-il plus grand intérêt pour ceux qui confectionnent gazettes et journaux télévisés. En se ruant littéralement sur le burkini pour en faire le révélateur ultime d’un communautarisme qui mettrait en péril notre culture nationale, le marqueur de la menace islamiste sur notre pays, l’insoutenable manifestation de l’aliénation de la femme dans la religion musulmane… les médias et hommes politiques ont créé une ligne de fracture dans la société française passant par ce bout de tissu. A chacun de choisir son camp! La seule question qui vaille était: pour ou contre le burkini? D’un côté, les islamo-fascistes oppresseurs de la femme et leurs idiots utiles, comme on dit, en ces temps de grande tolérance, de l’autre, les saints défenseurs de la laïcité toutes appartenances politiques confondues de l’extrême-droite à la gauche.

Quant à ceux qui prétendaient défendre l’état de droit, et la nécessité de ne pas prendre le port d’un vêtement pour une agression terroriste, ou se posaient simplement la question de l’opportunité d’interdire à des femmes l’accès à la plage parce qu’elles ne sont pas habillées comme une majorité de Français le souhaitent, il ne leur restait plus qu’à choisir leur camp en prenant la défense du burkini!

Le front bas, parce que le port de la tenue en question n’est bien sûr pas un gage de liberté, parce que l’oppression subie par les femmes musulmanes sous des prétextes religieux n’est pas un vain mot. Avec le sentiment d’être instrumentalisés, piégés, au profit des projets électoralistes de la droite, et de ceux, encore plus détestables, des intégristes salafistes, que la polémique met évidemment en joie.

Alors, le prochain épisode, c’est quoi? La droite promet de déposer dès la rentrée un projet de loi anti-burkini. Avec le soutien de Manuel Valls? On n’ose l’imaginer… De toutes façons, une loi aurait toutes les chances, si l’on a bien compris l’arrêt du Conseil d’Etat, d’être jugée anti-constitutionnelle. Il faudrait donc modifier la Constitution. Va-t-on oser réviser la Constitution pour parvenir à empêcher une poignée de femmes de se baigner tout habillées? Et convoquer à cet effet députés et sénateurs en congrès à Versailles, ou appeler le peuple aux urnes? Déjà plusieurs candidats à la primaire de la droite promettent de le faire. De quoi déchirer un peu plus le pays, soulever et faire prospérer encore haines et rancœurs. Tout en faisant sombrer définitivement notre République dans le ridicule  le plus pathétique. Une fois de plus au grand bénéfice de ceux qui veulent sa ruine.

Vive le maillot libre!

Il y en a que ça fait bien rigoler! La presse étrangère d’abord, qui se régale de cette opportunité de railler les Français éternels donneurs de leçons en matière de libertés. L’inventrice du “burkini” en question également, une australienne, qui dit que ses ventes progressent à la faveur des polémiques. Les prédicateurs musulmans intégristes évidemment aussi, qui voient là une occasion de démontrer à leurs victimes que la société civile est  bien entrée en guerre contre leur religion, et que les musulmans doivent donc se serrer les coudes et appliquer sans faiblesse leurs préceptes pour faire face à l’agression. La posture favorite des extrémistes religieux a toujours été celle de victime, comme antichambre du martyre. Rien n’est meilleur pour le business de l’intégrisme que la stigmatisation publique.

On avait eu l’interdiction de la burqa. Qui faisait déjà sourire à l’étranger. On se souvient d’Obama répondant à ce propos sur un ton moqueur à un journaliste: “il n’appartient pas au président des Etats-Unis de décider comment les gens doivent s’habiller….” Et la loi sur le port des signes religieux à l’école. Puis les tentatives d’interdire le voile à l’université, et dans les crèches, et les menus sans porc dans les cantines… Autant de polémiques dont on peut craindre qu’elles aient poussé une partie des français de confession musulmane à afficher plus ostensiblement leur foi, comme signe d’appartenance à une minorité qui se sent de plus en plus rejetée au sein de la République.

Soyons clair: il n’est pas douteux que le port d’un vêtement entièrement couvrant pour se baigner soit inconfortable. Que l’obligation morale ou physique de le faire pour une femme soit inacceptable. Que nous devons donc lutter contre toute tentative de l’imposer à des femmes vivant dans notre pays. Comme il est indispensable de se battre contre toutes les violences faites aux femmes. Cela passe par l’éducation, l’explication, la prévention. Mais ce n’est pas cela que visent les polémiques actuelles, ce qui est visé ici c’est une image. Le burkini est une illustration de l’aliénation de la femme dans la religion musulmane, et de la place envahissante que prendrait la religion musulmane dans notre pays… on doit donc interdire le burkini !

Les femmes musulmanes en seront-elles moins aliénées? Certainement pas. Celles qui le portent par conviction, ou par pudeur excessive, se sentiront une fois de plus ostracisées. Celles qui le font sous la contrainte ou par soumission, dans le meilleur des cas n’auront plus accès à la plage! Formidable victoire pour les défenseurs de la laïcité. C’est la victoire de Tartuffe: cachez cette aliénation de la femme dont je ne supporte pas de voir la manifestation publique!

Cela pourrait être simplement ridicule, comme le soulignent les médias anglo-saxons. Mais il y a bien pire. Le débat fait progresser une idée dans l’inconscient collectif, celle du “grand remplacement”. Les musulmans seraient en train de coloniser notre pays, d’imposer leurs lois dans la République, et la seule alternative qui nous resterait serait de nous soumettre ou d’entrer en guerre. Un fantasme formalisé par Houellebecq dans son roman “Soumission”, mais aussi alimenté par les défenseurs d’une laïcité punitive. Partant d’une situation observée exceptionnellement de personnes qui se baignent tout habillées sur certaines plages, une situation absolument sans enjeux, dont chacun en République devrait se moquer éperdument, on entretient par la polémique le mythe d’une transformation progressive de notre société, à notre corps défendant.

S’il y a une transformation effective de notre société, c’est celle qui résulte des évolutions démographiques, des effets de la mondialisation, de l’atténuation des frontières, mais aussi des migrations induites par les guerres, la misère, ou le réchauffement climatique et qui se traduisent par la cohabitation de toujours plus de gens de cultures différentes. Nous vivrons de plus en plus dans une société multi-culturelle. C’est inévitable, et c’est tant mieux. Et ce n’est pas un privilège français, loin s’en faut. Londres, la cosmopolite, à portée de tunnel de chez nous, offre déjà le spectacle de cette diversité, où turbans, voiles et kippas se côtoient dans un joyeux désordre, sans que personne ne songe à affirmer que la ville, malgré son maire d’origine pakistanaise et de religion musulmane -de quoi faire frissonner Houellebecq- a cessé pour autant d’être british!

Alors de grâce, revenons à nos bases républicaines et laïques. Laissons les gens s’habiller, ou se déshabiller, comme ils le souhaitent à la plage, et ailleurs, et poursuivons inlassablement le combat des idées contre toutes les formes d’aliénation des femmes, et des individus en général.