La victoire du fasciste Bolsonaro, au Brésil, venant après celle de l’extrême-droite en Italie ou d’Orban en Hongrie, doivent interpeller l’ensemble des démocrates. Les urnes peuvent aujourd’hui, comme dans les années 30, porter des ennemis des libertés publiques et du progrès au pouvoir. Des ennemis des peuples. Car lorsque l’extrême droite s’empare du pouvoir, ce sont toujours les peuples qui en font les frais, en commençant par les plus humbles, les faibles, les décalés, les marginaux, ceux qui pensent ou vivent différemment, ceux qui sont minoritaires.
Pourquoi et comment est-il possible aujourd’hui d’emporter une élection démocratique en puisant son inspiration au pire de ce qu’a produit le 20ème siècle? On peut évoquer plusieurs explications. Une première à laquelle s’accrochent souvent les gens de gauche met la responsabilité sur le libéralisme économique et ses supposées élites qui conduisent méthodiquement les peuples à la ruine pour leur seul profit, et engendrent donc un désespoir qui se traduirait dans les urnes par un vote suicidaire en faveur de l’extrême-droite. On peut sophistiquer un peu l’analyse en ajoutant un zeste de complotisme, avec la CIA ou les multinationales dans le rôle des fourriers d’un fascisme qui favoriserait le développement du grand capital et l’hégémonie impérialiste. Mais c’est un peu court.
On pourrait aussi considérer le populisme d’extrême droite comme une conséquence ultime de la décomposition des forces politiques démocratiques. L’exercice du pouvoir, ou seulement sa quête, conduirait inexorablement ceux qui s’y engagent, de droite comme de gauche, à force de convoitises, magouilles, tricheries diverses, à la prévarication, la corruption, la trahison des idéaux républicains. Une fois constatée cette dérive inexorable il ne resterait plus qu’une réponse possible aux électeurs, le Karsher du dégagisme, pour mettre à la porte l’ensemble de la classe politique et la remplacer par ceux qui prétendent parler au nom du peuple, et parviennent à donner l’illusion, tant qu’ils ne sont pas au pouvoir, de représenter l’ordre, la propreté, la discipline et la sécurité? Il y a évidemment de cela dans la percée lepéniste en France, par exemple.
On peut aussi penser que la banalisation des discours de l’extrême-droite pèse ou a pesé d’un certain poids dans cette évolution. A force de flatter l’intolérance, au nom du réalisme, (ça avait commencé avec les “odeurs” de cages d’escalier de Chirac, et atteint un paroxysme avec le soi-disant “parler vrai” de Sarkozy, et sa lutte contre la “pensée unique” c’est à dire l’humanisme de gauche…) les partis de l’arc démocratique (la gauche, Manuel Valls en particulier, y a aussi parfois aussi pris sa part) ont banalisé, et donc légitimé, les discours d’exclusion, de rejet de l’autre. Et d’une certaine manière rendu “fréquentable” le vote pour l’extrême-droite. Une attitude encore aggravée par une partie de la droite républicaine française qui, sous la houlette de Laurent Wauquiez, cache à peine dorénavant ses convergences avec le parti de Marine Le Pen.
Certains s’interrogent sur le lien de cause à effet qu’il pourrait y avoir entre l’effondrement des clivages idéologiques traditionnels et la montée du vote d’extrême-droite. La perte du référent droite-gauche qui a structuré la vie politique en Europe depuis le début du siècle précédent, serait responsable de l’émergence et du renforcement dans tous les pays démocratiques d’un pôle populiste prêt à puiser dans l’argumentaire le plus régressif pour atteindre le pouvoir. Le peu de différenciation des programmes de la droite et de la gauche, libérale, de gouvernement, serait à l’origine du retour en force d’une extrême-droite qui apparaîtrait comme un antidote à la confusion politique généralisée. Pourquoi pas?
Mais on constate que l’extrême-gauche, qui prône la rupture avec le libéralisme, souvent de façon caricaturale, alimente elle-même le populisme ambiant par le radicalisme de ses positions anti-système. A prôner sans cesse une rupture totale avec les politiques libérales mises en œuvre par “les élites” contre “le peuple”, l’extrême-gauche, loin de permettre au débat politique de se recentrer sur une approche plus humaniste des problèmes (“l’humain d’abord” disent-ils), finit par établir des convergences de fait avec cette extrême droite qu’elle prétend combattre. Il ne s’agit pas bien sûr de convergences idéologiques, les ambitions et les convictions des militants de la France Insoumise n’ont rien de commun avec celles des lepenistes. C’est leur positionnement tactique de rupture avec l’ensemble de la classe politique qui les y conduit. C’est ainsi que dans l’action apparaissent des rapprochements coupables: lorsque par exemple Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen font assaut de déclarations de soutien mutuel pour tenter d’échapper à l’action de la justice, ou lorsque les deux dénoncent avec des accents voisins les “élites libérales” qui font le malheur du “peuple”, ce “peuple” dont ils se réclament tous deux dans une même obsession, et dénoncent d’une même voix les médias qu’ils utilisent ad nauseam comme porte-voix.
Un jeu de rôles qui décrédibilise l’action publique
Au delà de toutes ces explications, qui se combinent sans doute en partie au moins pour nous conduire au danger majeur de la période, la faillite du rêve européen, et la remise en question des acquis démocratiques, on peut aussi prendre le problème par un autre bout. Au lieu de se demander qui est responsable de cette montée des populismes et de ce retour de l’extrême droite en Europe, chacun renvoyant évidemment la balle aux autres, posons la question autrement.
Primo, demandons-nous qui veut aujourd’hui s’opposer à cette vague qui menace de nous submerger. C’est à dire qui met la lutte contre cette menace au dessus de son propre combat pour le pouvoir? Ils sont sans doute nombreux à droite, au centre, comme à gauche. Nombreux à croire que la défense de nos sociétés démocratiques vaut plus qu’un maroquin hypothétique dans un gouvernement futur.
Mais ils sont dispersés, et pris dans un jeu de rôle qui détruit peu à peu la crédibilité de l’action publique, et donc creuse le lit de la déferlante populiste. Ce jeu de rôle, c’est un jeu de massacre, ou l’on doit tenir en toute circonstance la parole la plus négative, porter le jugement le plus destructeur sur l’action des autres. Abattre la silhouette du concurrent politique dès qu’elle se profile. Du coup l’action publique est devenue inaudible, indéchiffrable, incompréhensible, et le gouvernement n’en est pas seul responsable.
Une alliance de circonstance de tous ceux que le succès de Macron a pris à revers, du Front National à la France Insoumise, en passant par la droite de Wauquiez, et les différents avatars du socialisme, Hollande compris, concourt à ce jeu de massacre de l’action politique qui ne peut que se retourner contre la démocratie elle-même. Quand plus rien ne trouve grâce aux yeux de personne, quand une mesure progressiste ne peut plus que cacher aux yeux du public une intention nuisible, quand tous les messages sont négatifs, quand la haine inonde les réseaux sociaux, quand les médias ne savent plus conter à leur public que la chronique du déclin, de la désespérance, de la décomposition… alors la table est mise pour ceux qui se nourrissent de la peur et l’inquiétude. Ceux qui l’alimentent en poussant les uns contre les autres, les apôtres de l’exclusion, du rejet des autres, de l’écrasement des différences, les chantres d’une francité qui rime avec pureté, les ennemis du cosmopolitisme, de la mixité, les partisans du repli sur soi, des frontières barbelées, des haut-murs, de la loi des armes, et du plus fort…
Et si l’on imaginait une autre alliance? Celle des Juppé, des Cohn-Bendit, des Raffarin, des Bayrou, des Cazeneuve et autres… des écologistes, des gens de gauche de droite ou du centre qui refusent la logique mortifère de l’extrême-droite, qui pensent qu’on peut encore sauver l’Europe de la vague populiste… de tous ceux qui croient encore que l’action politique peut être une réponse aux problèmes rencontrés par leurs concitoyens. Une alliance pour défendre la démocratie et l’Europe, sans être évidemment d’accord sur tout, sans renoncer à ses convictions, en continuant à dire ses désaccords aux gouvernement, mais acceptant d’établir avec lui un dialogue autour de cette défense de l’essentiel. En tentant de construire ensemble un programme minimal de défense de nos valeurs communes.
A condition, bien entendu, que le président lui-même prenne conscience que s’il peut gouverner seul, c’est à dire en s’appuyant sur sa majorité parlementaire écrasante, jusqu’à la fin de la législature, il ne pourra gagner la bataille décisive qui s’annonce, pour l’Europe, contre le populisme, sans faire alliance avec le plus grand nombre, sans obtenir le soutien de tous ceux dans la société civile qui tiennent à l’idée européenne et à la démocratie autant que lui, au prix sans doute de concessions, de clarifications, peut-être de sacrifices dans son programme de réformes par toujours compréhensible… Sans ce sursaut de tous, la bataille de l’Europe est sans doute déjà perdue, et l’heure de gloire des populistes extrémistes, en France comme ailleurs, inscrite à nos agendas.