Vite, une image !

L’affaire de La Pitié Salpétrière est un excellent révélateur d’un mal qui ronge notre époque, dévore nos médias comme nos hommes et femmes politiques, démonétise peu à peu la réflexion, et exacerbe toutes les tensions sociales. Un mal qui semble irrésistible, qui renverse cul par dessus tête les esprits et les corps, qui limite chaque jour un peu plus le champ de nos raisonnements, devenu peau de chagrin, qui cantonne le réel dans un espace incertain délimité par les différents murs d’images que nous proposent, et nous imposent, les différents opérateurs de communication. Le réel n’est plus appréhendable qu’à travers le prisme fourni par les distributeurs d’images, qui n’ont d’autre finalité que capturer à chaque instant, au maximum, nos attentions devenues ressource principale de la sphère marchande.

C’est un culte. Celui de la vitesse, ou plutôt de l’instantanéité. Et de l’image, qui est devenue la seule représentation objective de la réalité. Il faut savoir, tout, tout de suite, et c’est la video qui délivre l’information sur le monde. C’est la juxtaposition des vidéos qui fait le sens. L’analyse ou le commentaire du réel étant ramenées à la mise en projection des images à travers une grille de valeurs morales et/ou politiques.

Déroulons donc l’exemple de l’affaire qui nous préoccupe tous depuis 48 heures. Première information: une video de la directrice de l’hôpital qui dénonce une intrusion de manifestants dans le service d’urgence mettant en danger la vie des patients, et s’étant soldée par une dégradation d’un service de l’hôpital. Elle est dans son rôle. Il reste à enquêter pour en savoir plus. Mais enquêter demande du temps, alors, on brûle les étapes. Le ministre de l’intérieur n’attend pas que ses services aient remonté leurs propres infos, et dénonce “l’attaque” d’un service hospitalier d’urgence. Un grand media, sous le titre “ce qui s’est vraiment passé…” compile à la va-vite les images qui lui ont été transmises par les dizaines de manifestants porteurs d’un casque de moto marqué “presse” et d’une camera ou d’un téléphone (“si vous avez des images/video ou témoignages sur les événements, nous les transmettre…”), et conclut qu’il n’y a pas eu d’attaque. Il sera confirmé un peu plus tard, toujours par une video, filmée de l’intérieur de l’hôpital, qu’une intrusion dans l’hôpital de manifestants tentant d’échapper aux forces de l’ordre a été évitée par le personnel médical. Ce qui permet au “journaliste d’investigation” Edwy Plenel par simple confrontation de la “preuve video” filmée à l’hôpital, avec les images de Christophe Castaner parlant “d’attaque”, de dénoncer “un mensonge d’Etat de plus”. Les politiques des oppositions de tous bord, n’ayant plus qu’à ponctuer le récit d’un appel à la démission du ministre de l’intérieur.

Comment expliquer le fourvoiement du ministre de l’intérieur? A-t-il été mal informé, a-t-il simplement voulu exploiter au plus vite un évènement qui l’arrangeait? Les manifestants qui ont enfoncé un portail fermé à clef pour échapper à la police pouvaient-ils ignorer qu’ils entraient dans un hôpital? Les policiers ont-ils délibérément poussé les manifestants vers cette cour? Qui s’est introduit dans les locaux pour dégrader un service et voler du matériel ? N’y aurait-il pas eu deux actions distinctes quasi-simultanées? L’affaire intervient-elle avant ou après l’ordre de dispersion de la manifestation? Mais plus encore, comment mettre fin à ces violences du samedi? Quel est leur sens, leur finalité? Comment offrir une sortie à ces milliers de gilets jaunes piégés depuis 24 semaines dans une logique insurrectionnelle sans issue, qu’exploitent les oppositions d’extrême droite comme d’extrême gauche? Pour les journalistes, comment traiter ces évènements sans les amplifier? Pour les politiques, comment cesser de mettre de l’huile sur le feu? On répondra sans doute à ces questions à un moment ou un autre, ou pas. Mais elles sont de peu d’importance. L’affaire est déjà bouclée. En 24 heures. Laissons la conclusion à Libération: “La fake-new venait de l’Intérieur!”.

Et attendons les prochaines images, qui déclencheront la prochaine polémique… Peut-être dès samedi prochain, où les réseaux sociaux seront envahis de leur moisson hebdomadaire d’images saccadées, pas cadrées, prises par la nuée de “reporters de rue”, qui s’interposent entre policiers et manifestants, sous la fière protection de leur casque barré de l’inscription “PRESSE”. Ces spécialistes de l’image video de violence pourront même “toucher le cul du tigre” en allant jusqu’à provoquer les forces de l’ordre, sûrs de leur bon droit depuis qu’ils ont été adoubés par les sociétés de rédacteurs.

Finalement ce n’est pas si surprenant. En prenant la défense sans nuance des “journalistes indépendants”, en tentant de les sanctuariser vis à vis de la police (“les syndicats de journalistes dénoncent les violences…” “les sociétés de rédacteurs et journalistes de 17 médias apportent leur soutien à Gaspard Glanz”…) les journalistes professionnels actent simplement l’évolution de leur métier. Le métier d’informer, consiste maintenant principalement à braquer une caméra sur un évènement en prétendant enfermer dans le cadre celui-ci dans sa globalité. L’Image ne ment pas. Qu’importe si les reporters de rue en question ne font entrer dans leur cadre que les images qu’ils recherchent inlassablement -les violences policières en général- qu’importe s’ils sont des militants politiques, et si leur action de filmer s’inscrit au cœur même de leur pratique militante… Ils sont là juste pour saisir l’instant, et si leurs images font sens, c’est parce qu’elles ont la force du réel. On ne discute plus le sens d’une image.

La pratique journalistique ne parvient pas à résister à cette double pression. Celle du temps d’abord, et donc de l’instantanéité , celle de l’image ensuite. Lorsqu’il interviewe les acteurs d’un évènement, le journaliste tente en recoupant les témoignages, en les contextualisant, de reconstituer les évènements, de leur donner du sens, pour tenter une description du réel rendu compréhensible par ce travail de mise en perspective. Lorsqu’il s’agit de donner du sens dans l’instant à une vidéo qui est supposée contenir l’entièreté du réel, il ne reste plus qu’à commenter en confrontant les images à un filtre moral ou politique, c’est à dire à ses propres préjugés.

C’est un piège cruel qui conduit à un mélange des genres absolu. Après tout, si la vérité est dans le cadre de la caméra, celui qui la porte est par essence un journaliste, puisqu’il rend compte du réel. Aucun critère déontologique n’est supérieur à l’objectivité absolue du cadre de la caméra, et donc de l’image qu’il produit. Celui qui a une caméra est donc parfaitement légitime lorsqu’il écrit au feutre PRESSE sur son casque. Et les chroniqueurs, les commentateurs, les éditorialistes, les reporters, se fondent dans un même métier. Tous les journalistes deviennent producteurs ou commentateurs d’images.

Le premier antidote à ce mal qui est venu à l’esprit des journalistes est le “fact-checking”. Excellente idée évidemment, nécessaire pour qu’on puisse s’y retrouver et démêler les fake-news des véritables informations, les images les plus “truquées” des moins “truquées”, la pure propagande de l’information authentique. Mais il atteint ses limites. Lorsque par exemple, il est pratiqué par des militants politiques. Ou encore comme on l’a vu, dans l’affaire qui nous préoccupe, lorsque la vérification se limite à une compilation d’images vidéos. Est-ce qu’on peut interpréter un évènement comme celui de l’irruption des manifestants à l’hôpital de La Salpétrière, en le réduisant à une question: “les manifestants qui ont monté l’escalier menant au service de réanimation ont-ils ou pas attaqué le service en question?” C’est la pression de l’urgence, la nécessité d’apporter des réponses instantanées aux attentes du public, de capturer son attention avant qu’il ne bascule vers un autre centre d’intérêt, d’alimenter la machine à polémiquer, qui conduit à poser la question dans ces termes. Et évidemment seule la vidéo peut apporter une réponse dans les délais. Mais cela implique souvent de renoncer à comprendre!

1 réflexion sur « Vite, une image ! »

  1. Vous avez parfaitement raison. Ces dérives s’appliquent aussi à la hiérarchisation des informations, désormais dictée par le classement de Google Actualité et non par une réflexion sur l’importance relative des faits. Dans le quotidien du soir, jadis, le rédacteur en chef pouvait dire « ce qui n’est pas dans Le Monde n’existe pas! » . Le choix se faisait le matin, de 8h à 8h20. Vingt minutes…

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