Alors, danger ou pas? Est-ce que la liberté d’informer est menacée par la convocation de plusieurs journalistes successivement, par la DGSI, la sureté intérieure, dans le cadre d”une “audition libre”? Ceci à la suite de publication d’informations d’une part sur un rapport classé “secret Défense”, d’autre part sur une personne qui pourrait être membre des forces spéciales.
Parlons d’abord du cadre juridique, plutôt flou. Le législateur a sacralisé le droit pour les journalistes au secret des sources, indispensable à l’exercice libre et déontologique de la profession. Mais dans le même temps, le Conseil constitutionnel a refusé de faire de ce droit une véritable immunité qui aurait interdit à la police et la justice de s’intéresser aux conditions dans lesquelles un journaliste publie des informations classifiées par exemple. Un flou qui permet en droit de mettre en examen un journaliste pour recel de violation du secret-défense, ou du secret de l’instruction… mais pas pour autant d’obliger celui-ci à révéler ses sources. Consultée, la Cour européenne de Justice a considéré que c’était in fine au juge national de déterminer le point d’équilibre entre liberté d’informer et sécurité nationale. Un flou qui est évidemment propices à toutes les interprétations et tous les procès d’intention.
Car si le classement “secret-défense” d’une information et des faits qu’elle recouvre est justifiable lorsque la sécurité nationale est en jeu, il ne devrait pas devenir un moyen de cacher les poussières sous le tapis, ce qu’il est évidemment le plus souvent. Il appartient au journaliste de faire la part des choses et de décider en conscience de s’affranchir de l’interdit, quitte à devoir rendre des comptes devant la justice, lorsque l’intérêt public est en jeu. Et l’intérêt public ne coïncide pas toujours avec celui de l’Etat. On comprend bien qu’un rapport interne au ministère de la Défense concernant l’utilisation au Yémen des armes vendues à l’Arabie-Saoudite par la France, soit considéré comme secret-Défense par les autorités qui ne souhaitent pas ébruiter ses conclusions. Mais il est tout aussi normal que des journalistes entrant en possession du dit rapport le publient, parce que les Français ont le droit de savoir que des armes vendues par la France sont utilisées contre les populations civiles dans un conflit dans lequel le pays n’est pas engagé.
Parlons maintenant de la “dangereuse” remise en question du droit d’informer constatée aujourd’hui avec les auditions par la DGSI. Si les journalistes ont le droit et le devoir, de refuser de livrer leurs sources à la DGSI, les policiers ont quant à eux obligation d’enquêter sur une violation du secret défense, ou l’éventuelle mise en danger d’un agent des forces spéciales dont on aurait révélé l’identité. Et il va de soi que la recherche de la vérité dans ces cas, suppose que l’enquêteur interroge toute personne concernée, y compris évidemment le ou la journaliste qui a eu accès à l’information sensible, sans présumer de sa réponse. “L’audition libre” permet aux enquêteurs d’entendre les intéressés sans mise en examen préalable. De ce point de vue, on pourrait dire qu’elle permet à chacun de faire son métier dans le respect de la loi. Le policier interroge, le journaliste ne répond pas, chacun est dans son rôle.
Oui mais, on peut se demander s’il n’y a pas dans la multiplication de ces “auditions libres” une tentative d’intimidation des journalistes. Sans doute! De tous temps les représentants de l’Etat ont détesté qu’on se mêle des affaires dont ils ne sont pas très fiers. Faut-il pour autant s’en indigner?
A ce stade, il faut s’interroger sur ce qui assure l’indépendance des journalistes. Est-ce la sacralisation de leur personne, à qui la police ne devrait même pas poser de question pour éviter toute pression, ou la conscience de n’avoir de compte à rendre qu’au public, et la détermination à résister à toutes les pressions, qu’elles soient policières, politiques, ou commerciales? Cela dans le cadre juridique qui est le nôtre, et qui protège plutôt efficacement la profession. Plus d’un journaliste s’est trouvé en situation de répondre à un policier ou un juge “je n’ai rien à déclarer, tout est dans ma publication…”, sans pour autant y perdre la moindre parcelle d’indépendance.
Alors, à l’heure qu’il est, il n’est peut-être pas urgent de hurler avant d’avoir mal. Nous vivons dans un pays où les journalistes peuvent faire leur métier en conscience, sans avoir à craindre de mise au pas du pouvoir. On a pu le vérifier ces derniers mois. Rarement un pouvoir politique a subi autant d’attaques dans les médias. Les antennes publiques ont eu mille occasions de démontrer leur indépendance et l’ont fait. Des enquêtes de journalistes remettant en question le fonctionnement de l’Etat ont pu déboucher sur des commissions d’enquêtes publiques, à l’Assemblée Nationale comme au Sénat. Attendons donc un peu avant de nous indigner. Si les auditions libres annoncées étaient suivies de mises en examen de journalistes n’ayant rien fait de plus que leur métier dans l’intérêt du public, l’ensemble de la profession, et des démocrates, sauraient défendre ce droit d’informer qui est sacré!