Le homard et l’alpiniste

Un été meurtrier! On avait débuté la trêve estivale avec “l’affaire de Rugy” on va la terminer, s’il n’y a pas d’évènement “majeur” d’ici quinze jours, avec “l’affaire de la vraie-fausse escalade d’Eric Woerth”. Rien à voir, bien sûr. Dans un cas une série d’accusations d’actes de prévarication variés, dans l’autre la mise en cause d’une photo publiée par l’intéressé le représentant dans la position avantageuse de l’alpiniste au maximum de son effort. Et pourtant on est tenté de rapprocher les deux “affaires”. Car dans les deux cas il s’est trouvé des journalistes pour mettre en doute sans vérifier, accuser sans preuves, ou tourner en dérision sans savoir, et apporter du crédit à de simples rumeurs, et dans les deux cas au nom du droit à la vérité du public. Et dans les deux cas, internet en général, et Facebook et Twitter en particulier, ont joué un rôle central d’amplificateur.

Soyons clair, il n’est pas indispensable, ni même simplement nécessaire, de prendre la défense de l’homme politique François de Rugy. Son itinéraire n’en fait pas forcément le parangon de la rectitude en politique. Mais personne n’est parfait!

Haro sur le homard

En revanche, quand on s’interroge en journaliste, on ne peut qu’être surpris par le déroulement des faits. Et tout d’abord par l’attaque initiale de Mediapart. Parmi les faits que le journaliste Fabrice Arfi pensait avoir à lui reprocher -des repas privés fastueux aux frais de l’Assemblée Nationale, une utilisation frauduleuse de ses indemnités de député, le bénéfice illicite d’un appartement à vocation sociale, ou encore des travaux inutiles et dispendieux dans son ministère- il a choisi de lancer son offensive en attaquant par le homard! Et par le fait que le président de l’Assemblée de l’époque ait puisé dans les caves, de prestige, du Palais Bourbon, au lieu d’acheter son vin chez l’épicier du coin. Ce choix ne peut s’expliquer que par la volonté de réaliser au plus vite le maximum de buzz, de profiter de l’amplificateur internet pour obtenir la chute du ministre. Et de fait en quelques heures le mot “homard” était sans doute le mot le plus cité de l’année sur internet.

La suite c’est la dynamique classique de synergie entre réseaux sociaux et médias. Plus les réseaux sociaux vibrionnent, et plus le sujet prend de l’importance pour les journaux, radios et télés. Plus les médias reprennent -aucun ne s’est privé de publier la photo des homards en question, fournie complaisamment au journaliste de Mediapart par un ou une des invité(e)s de François de Rugy, ne les ayant sans doute pas bien digérés- plus le buzz s’accroit sur les réseaux . Sans doute soucieux de préserver la hauteur de la fonction de journaliste, Mediapart a bien expliqué que le homard en question ne posait problème que parce qu’il était consommé à titre privé, avec des amis, aux frais de l’Assemblée, mais l’argument est bien léger dans la mesure où il sera difficile d’établir que lorsque le Président de l’Assemblée Nationale reçoit à dîner, fût-ce pour partie des gens qu’il connaissait au préalable, il sort du cadre de son mandat. En tout cas le message explicite résultant de la publication était bien: ” le président de l’Assemblée se gave de homard et de bon vin pendant que les Français triment”. C’est ainsi que les réseaux sociaux l’ont perçu et c’est sur ce thème classique des samedis de gilets-jaunes, du “toujours les mêmes qui se gavent” qu’ils s’en sont donnés à cœur joie, l’ampleur de l’indignation ayant finalement conduit le ministre à la démission.

Deuxième surprise de cette affaire, le caractère apparemment erroné des autres accusations. Le logement social n’en était pas un, mais simplement un logement dont le propriétaire avait profité de la loi Scellier qui permet de défiscaliser une grande partie de l’investissement, et était tenu à ce titre de louer à quelqu’un disposant de revenus inférieurs à ceux de François de Rugy au moment de la location. Donc pas d’abus apparent de François de Rugy, mais éventuellement du propriétaire du logement qu’il louait. Quant aux indemnités que le député vert de l’époque aurait utilisé pour payer une cotisation à son parti, et qui lui auraient permis d’obtenir une réduction d’impôts, il semble avéré depuis, d’une part qu’il a remboursé les sommes, d’autre part, qu’il n’a pas bénéficié de réduction fiscale à ce titre… François De Rugy ayant porté plainte, les juges devraient avoir à démêler le vrai du faux.

Sans prendre parti sur le fond de la critique à l’égard de l’ex-ministre de l’environnement, et donc sans préjuger de sa propension ou pas à abuser des privilèges qu’a pu lui offrir la République, on peut se demander comment Mediapart, dont on peut regretter le caractère partisan, mais qui a montré aussi son professionnalisme dans bien des circonstances, a pu ainsi se jeter dans cette affaire. On imagine qu’au départ la photo de homard est une vengeance personnelle. Que l’info sur les cotisations payées avec les indemnités vient des Verts qui n’ont pas pardonné à François de Rugy son ralliement à Emmanuel Macron. Mais enfin, la vérification n’était pas si difficile à obtenir… François de Rugy prétend que Mediapart ne lui a laissé qu’une douzaine d’heures pour répondre aux accusations avant publication et qu’il n’a pas eu le temps de le faire. On ne peut non plus exclure qu’il ait eu la tentation de ne pas se défendre, et de laisser Mediapart se fourvoyer, pour mieux pouvoir se blanchir ensuite. Mais dans l’affaire, c’est quand même lui qui a perdu son ministère!

L’explication tient sans doute pour partie dans une phrase prononcée par le journaliste de Mediapart au cœur de l’affaire: “De Rugy aurait dû démissionner après nos premières révélations…” Et là le rubicon est franchi. Ce que revendique Mediapart c’est ni plus ni moins que le pouvoir de faire démissionner un ministre. Le journaliste, comme dépositaire de la morale publique, devient justicier, et la divulgation d’une information par lui doit inévitablement conduire le mis en cause à s’effacer, au nom de la transparence démocratique. Vision évidemment inacceptable. La démocratie a besoin de juges, de procureurs, et de journalistes, mais pas de justiciers! Les journalistes livrent des faits, si possible vérifiés. Les procureurs enquêtent, les juges disent le droit, et éventuellement sanctionnent. Et les réseaux sociaux commentent! Un monde dans lequel les journalistes auraient le pouvoir, avec la complicité des réseaux sociaux, de défaire les gouvernements, avant même que la justice ait pu vérifier l’exactitude de leurs informations serait bien dangereux. Si l’on se réfère à l’affaire du Watergate, emblématique pour la profession, et qui n’aurait jamais débouché sur la démission de Nixon sans le travail des journalistes du Washington Post, c’est seulement après la mise en place d’une commission d’enquête au parlement, après des mois d’accumulation d’éléments de preuves par un juge, et le lancement d’une procédure de destitution, que le président américain démissionna. Pas le lendemain de la première publication du Washington Post.

Des articles nés du buzz pour faire le buzz

Evidemment on est très loin de tout cela avec la photo d’Eric Woerth. On est dans l’anecdote pure, et pour tout dire dans l’insignifiance, tant la photo concernée n’aurait pas mérité la publication de la moindre ligne. La plupart des gens en effet se moquent éperdument de savoir si Eric Woerth est ou pas un alpiniste émérite… Mais l’affaire nous parle elle aussi du métier de journaliste. Dans le cas en question, on constate que les réseaux sociaux à partir d’un certain niveau de buzz, c’est à dire de multiplication des réactions, génèrent de façon quasi-automatique des sujets dans les médias professionnels. Et que ceux-ci, sans doute pour éviter d’être en reste, reprennent à leur compte telles quelles les rumeurs et analyses les plus fantaisistes, pour peu qu’elles fassent le buzz. Ainsi on a vu des médias tout à fait sérieux, par exemple le Huffington post ou La Dépêche du Midi, trancher le sujet en reprenant tels quels les arguments pseudo-techniques des internautes, problèmes de gravité, corde pas tout à fait tendue, personnages debout en arrière-plan – cela rappelle les discours complotistes sur la conquête de la Lune- avant de conclure: “Eric Woerth semble être plutôt à quatre pattes”. Et il a suffi, quelques heures plus tard que le guide ayant accompagné Eric Woerth, confirme l’authenticité de la photo, prise par lui-même, pour que tout le monde fasse machine arrière -sans d’ailleurs d’autres preuves qu’un message twitter du guide en question- et déclare l’angle de la photo authentique!

Tout cela est assez attristant pour la profession, qui a décidément du mal à exister à côté des réseaux sociaux, sans y perdre son âme, ou plutôt sa déontologie. En un été les médias, qui sont déjà jugés peu crédible par le public si l’on en croit le baromètre Kantar-La Croix (38% de confiance pour la télévision, 44% pour la presse écrite) auront sans doute encore perdu de leur crédit.

Au printemps l’ensemble de la profession, sociétés de journalistes et syndicats, s’était mobilisé en faveur d’un journalisme de rue, consistant à se balader dans les manifestations en tentant de filmer les violences pour les restituer ensuite sur internet en soutien d’un discours purement militant, en général d’extrême-gauche. C’est précisément cette pente sur laquelle se sont engagés les journalistes qui est un danger mortel pour la profession et la démocratie. Faute de redéfinir leur positionnement, vis à vis de l’activisme politique -en traçant clairement la frontière entre militantisme et professionnalisme- mais aussi vis à vis des réseaux sociaux -en prenant le contre-pied du suivisme systématique qui est actuellement pratiqué par la plupart d’entre eux- les journalistes continueront de s’auto-dévaloriser, de perdre leur crédit, et donc de mettre en danger la démocratie, qui a plus que jamais besoin de médias indépendants et impartiaux, à l’ère de la “post-vérité” et de l’infox tous azimuts.

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