Le casse-tête catalan

Quatre nuits consécutives de violences à Barcelone. Certes le sujet intéresse peu de ce côté-ci des Pyrénées, beaucoup moins que la façon dont s’habillent les femmes musulmanes. Mais on a peut-être franchi un cap de plus dans la tension en Catalogne, et le spectre du terrorisme indépendantiste ressurgit.

Ça intéresse moins les Français d’abord parce que le gouvernement, comme les autres gouvernements européens – à l’exception notable des Belges qui hébergent l’ex-président de Catalogne en exil – se garde bien de s’en mêler. L’Union européenne est une Europe des états, et aucun état ne souhaite se mêler des affaires intérieures des autres, sous réserve que le droit européen soit respecté. De fait, les indépendantistes catalans avaient essayé au moment de la crise de 2017 et du référendum d’indépendance illégal, d’obtenir un arbitrage européen. Mais en vain. D’un bout à l’autre de l’Union le discours est le même: il s’agit d’une affaire intérieure espagnole. Et l’on comprend que le gouvernement français souhaite éviter de créer un précédent en se mêlant de la crise catalane, au risque de subir un retour de boomerang à propos de la Corse, par exemple.

Ça intéresse moins ensuite, parce que le sujet est peu propice aux polémiques nationales sur les réseaux sociaux. Et aux positions outrancières, catégoriques et définitives. Pas facile de prendre simplement position pour Madrid ou pour Barcelone. Pour l’Etat central ou en faveur des autonomistes. Bien sûr le droit à l’autodétermination des peuples bénéficie toujours de la sympathie. Après tout ce que veut le peuple doit ou devrait toujours faire loi. Et les pouvoirs centraux peuvent toujours être soupçonnés de chercher à écraser les minorités. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Selon les sondages 44% des Catalans seulement seraient favorables à une indépendance. Et puis, chacun sait le lourd tribut payé par l’Espagne aux revendications indépendantistes basques pendant plusieurs décennies. L’Espagne est une démocratie et quelle que soit la sympathie que l’on ait pour les catalans, on peut comprendre que le pouvoir politique estime que sa mission première est de préserver l’intégrité nationale.

Voilà pour les généralités. Et puis il y a la réalité des choix politiques des uns et des autres. La dérive des indépendantistes dont le nationalisme tourne à la haine des autres (espagnols), la rigidité du gouvernement de Madrid, qui s’est montré incapable d’apaiser le conflit en offrant une porte de sortie acceptable à ceux qui réclamaient d’abord plus d’autonomie. Jusqu’à ce verdict de la cour suprême condamnant 9 responsables politiques catalans à des peines de prison comprises entre 9 et 13 ans, (le procureur avait réclamé jusqu’à 25 ans de prison) pour “sédition”. Comment accepter qu’en Europe en 2019, des opposants politiques au pouvoir en place puissent être condamnés à de longues années de prison pour avoir voulu organiser un référendum illégal? Comme s’ils se rendaient compte eux-mêmes de l’énormité de leur sentence, et de son caractère anachronique, les juges de la Cour Suprême ont écrit dans leur verdict: « ce n’est pas à nous d’offrir, ni même de suggérer ou d’insinuer, des solutions politiques à un problème aux profondes racines historiques ».

En tout cas l’effet ne s’est pas fait attendre. La Catalogne est en ébullition depuis quatre jours, et l’on parle pour ce vendredi d’une manifestation monstre à Barcelone. Le nouveau président de région, Quim Torra, qui a remplacé Carles Puigdemont, en exil en Belgique et sous le coup d’un mandat d’arrêt international, condamne certes les violences qui ont déjà fait plus d’une centaine de blessés, mais veut un nouveau référendum et promet à son tour l’indépendance pour 2021. Il n’est pas sûr qu’il parvienne à ramener à la non-violence les jeunes qui harcèlent depuis quatre jours les forces de police – sous la responsabilité du gouvernement Catalan – et dénoncent une “trahison” du pouvoir local. Hélas, la situation actuelle peut faire craindre une évolution “à la Basque” du mouvement indépendantiste catalan qui depuis 1991 est resté à l’écart du terrorisme, choisissant la voie de la désobéissance civique et pacifique.

Le gouvernement de Madrid cherche bien sûr une autre voie de sortie. Mais elle parait bien difficile à trouver. Les lourdes condamnations prononcées cette semaine ne sont pas un gage d’ouverture. Et la poursuite des violences pourrait le conduire à faire monter encore d’un cran la tension. Les partis de droite réclament au premier ministre socialiste, Pedro Sanchez, une reprise en main immédiate. C’est à dire une prise de contrôle des forces de l’ordre actuellement sous la responsabilité de la région, voire une suspension totale du statut d’autonomie. Evidemment, la sortie ne se situe pas de ce côté. Répondre à la revendication d’indépendance par la suppression de l’autonomie, ne mènerait nulle part. Au contraire, c’est sans doute seulement en remettant sur la table le statut d’autonomie qu’il est peut-être possible de trouver une issue pacifique.

Le statut d’autonomie dont bénéficie la Catalogne est moins avantageux que celui du Pays-Basque. Le gouvernement basque a la capacité de lever directement l’impôt et de négocier avec Madrid sa participation au fonctionnement de l’Etat. A l’inverse le gouvernement catalan reçoit ses ressources de l’Etat central qui lève l’impôt sur le territoire Catalan comme dans les autres régions espagnoles à l’exception du Pays Basque. Or les Catalans sont convaincus d’être spoliés par Madrid. Lorsqu’ils calculent, en tout égoïsme, ce que payent en impôts les habitants de leur région et qu’ils le comparent à ce que leur reverse l’Etat central, il en concluent que leur région, riche, finance les régions les plus pauvres d’Espagne. On pourrait répondre simplement que cela s’appelle la solidarité nationale. Mais hors de Barcelone, les économistes contestent le calcul lui-même, et Madrid estime que le traitement fiscal de la Catalogne est plus qu’équitable. Donner aux Catalans le même statut qu’aux Basques est d’autant moins simple pour le pouvoir central que la région catalane représente 19% du PIB, contre 6% pour le Pays-Basque.

C’est pourtant sur le contenu de cette autonomie qu’il faudra bien trouver un compromis. On voit mal comment l’Espagne pourrait revivre dans quelques mois la crise de 2015. Empêcher par la force un nouveau référendum, emprisonner à nouveau des leaders politiques qui représentent au moins 44% des électeurs d’une région, parait tout à fait sans issue. De même une reprise en direct de la gestion de la Catalogne par l’Etat ne pourrait que générer de nouvelles violences. Alors que les espagnols sont appelés à élire leurs députés pour la deuxième fois en 6 mois, la quatrième en 4 ans, l’instabilité politique à Madrid semble peu propice à une résolution rapide et pacifique de la crise catalane.

Dérive anti-communautaire

Une fois de plus retour au syllogisme et donc à la logique de bistrot: tous les musulmans ne sont pas des terroristes islamistes, mais tous les terroristes islamistes sont musulmans, donc si l’on met les musulmans sous surveillance on viendra à bout du terrorisme. En termes plus présentables, on dit: chacun doit être “vigilant aux signaux faibles de radicalisation” chez son voisin, son collègue, son élève, son prof… pour alerter les services compétents. Au départ, on dit bien qu’il ne s’agit pas de délation mais bien de “vigilance”, qu’on ne veut stigmatiser personne et tout et tout, qu’il s’agit juste de tous se sensibiliser aux risques liés au terrorisme… A l’arrivée cela donne au choix: un ministre, celui de l’éducation qui plus est, qui suggère de se méfier des petits garçons qui ne veulent pas donner la main aux petites filles à la récré, ou encore une université, celle de Cergy Pontoise, qui distribue à ses enseignants un pense-bête permettant de détecter les personnes en cours de radicalisation, par exemple ceux qui portent une barbe sans moustache, une djellaba, ou même… un pantalon trop court!

Bien sûr l’université a retiré son pense-vraiment-très-bête et le ministre a clarifié sa pensée, qu’on avait sans doute mal interprétée. Mais enfin voilà, la boite de pandore est ouverte. En appelant à la vigilance au lendemain de l’attentat à la préfecture de police, Emmanuel Macron a lui-même donné le la. Sous prétexte de lutter contre le communautarisme qui nourrirait en son sein le terrorisme, on est en pleine dérive… anti-communautaire. Et bien sûr la question du voile est ressortie aussi-sec de la boite où l’avait temporairement rangée la loi de 2004. Et chacun y va de son idée sur le sujet. Et l’on reparle d’élargir le champ de la loi qui interdit le voile à l’école, en interdisant aux mamans qui accompagnent les sorties scolaires de s’habiller comme elles le souhaitent, et d’interdire aussi le voile aux étudiantes, voire même encore pour les plus extrémistes de le bannir tout simplement dans “l’espace public”… Du pain béni pour les islamistes radicaux.

La dérive qu’on pouvait craindre est bien là. Une fois de plus, la peur s’avère très mauvaise conseillère. Une fois de plus par crainte du terrorisme islamique on stigmatise les musulmans, une fois de plus on entre dans la logique des terroristes islamistes, en faisant semblant de croire que leur sale guerre, est une guerre de religion. Et on fait donc leur jeu. Pourquoi les Frères Musulmans et autres islamistes radicaux organisent-ils à intervalle régulier des provocations du genre manif pour le burkini à la piscine municipale, ou candidature “spontanée” d’une personne voilée pour un poste de vendeuse dans une boutique de sous vêtements? Simplement pour atteindre ce résultat. Provoquer le rejet et donc faire la preuve de l’ostracisme. Démontrer l’impossibilité pour les musulmans de s’intégrer dans la société française. Et dont la légitimité de leur combat. Et nous tombons dans le panneau. Nous fonçons tête baissée dans la muleta.

Chaque fois qu’un prof de Cergy ou d’ailleurs s’inquiètera d’un pantalon qui n’arrive qu’à mi-mollet, d’une djellaba ou d’une barbe sans moustache, loin de lutter contre le communautarisme et donc éventuellement la radicalisation, il renforcera la sentiment d’exclusion, d’incompatibilité, et donc… le communautarisme. Comment peut-on prétendre obtenir un recul du communautarisme, quand la nation entière est appelée à se mobiliser contre les “signaux faibles” qui borneraient la frontière entre la religion musulmane et le terrorisme? Cette mobilisation de chacun pour surveiller la façon dont son voisin pratique sa religion est indigne, contraire à nos valeurs, dangereuse pour les libertés, et en plus contre-productive, puisqu’elle ne peut que faire le jeu des extrémistes.

Le péril turc

La guerre de Syrie est relancée. L’armée turque a franchi sa frontière pour une opération baptisée cyniquement “source de paix”. L’objectif du président turc Erdogan: prendre possession d’une zone tampon de 30 km sur 200 environ, en territoire kurde syrien, pour en chasser les Kurdes de Syrie, qui sont alliés aux PKK, le parti des Kurdes de Turquie, et y installer des camps pour y parquer les syriens chassés de leur pays et réfugiés en Turquie. C’était attendu depuis que Donald Trump avait – d’un tweet, comme d’habitude – bouleversé la donne dans la région en lâchant ouvertement ses alliés d’hier.

Une trahison indigne! Pendant des mois les Kurdes ont été seuls ou presque à se battre sur le terrain contre Daesh. C’est à ces combattants et combattantes que l’occident doit en grande partie la chute du califat autoproclamé d'”Etat Islamique”. Les armes à la main, les combattants kurdes ont défendu leur région autonome autoproclamée depuis 2016. Mais ils ont aussi défendu l’Occident, en reprenant village après village le territoire conquis par le soi-disant califat. Et lorsque les derniers bastions de Daesh sont tombés c’est encore à eux que l’on a confié, de fait, la prise en charge d’une grande part des prisonniers islamistes dont nous ne voulions pas encombrer nos tribunaux et nos prisons.

Deux messages sur twitter et un communiqué

Bien sûr, c’est d’abord la faute à Trump et à sa politique étrangère à courte-vue et coups de tête. Les forces américaines étaient là pour garantir la paix dans cette zone du nord de la Syrie, s’en retirer c’était ouvrir grand la porte à Erdogan. On peut supposer qu’en annonçant le retrait américain, le président des USA espérait faire oublier quelques heures la procédure d’empêchement à laquelle il fait face. Mais les occidentaux n’en sont pas quitte pour autant. Et la France en particulier. En recevant les combattants kurdes à deux reprises depuis deux ans, pour leur apporter le soutien de la France dans leur combat contre Daesh, en réitérant ce soutien lundi dernier alors que les moteurs des chars turcs chauffaient déjà, Emmanuel Macron s’est mis en première ligne. Sur le plan diplomatique. Il a fait connaître sa réprobation et demandé une réunion exceptionnelle du Conseil de Sécurité. Mais on voit mal comment il pourrait aller au delà des mots. Il n’est évidemment pas question d’intervenir militairement contre les forces turques. On devra se cantonner probablement à une condamnation de principe de l’ONU et à la fourniture d’assistance humanitaire aux populations civiles qui seront les premières victimes de la sale guerre d’Erdogan.

C’est que Erdogan est un allié encombrant, mais un allié tout de même. Malgré la tyrannie qu’il exerce dans son pays, la persécution des opposants politiques, des journalistes, de magistrats et policiers qui osent s’opposer à lui… D’abord son pays fait partie de l’Otan. Ensuite, la Turquie sert de zone tampon pour éviter l’afflux de migrants venus de Syrie vers le territoire européen. Plus de 3,5 millions de syriens se sont réfugiés dans le pays depuis le début de la guerre. Les européens payent pour que les Turcs gardent les réfugiés. 1,5 milliards d’euros au printemps dernier.

Aujourd’hui entre les deux alliés le cœur européen balance. D’un côté un pays qui sert de frontière extérieure à l’Europe pour enrayer l’afflux de réfugiés. De l’autre un peuple qui a payé un lourd tribut dans la guerre contre Daesh, et qui détient des centaines de djihadistes, souvent originaires d’Europe, et dont on craint qu’ils reviennent semer la terreur dans nos pays. Un sacré dilemme, pour les occidentaux. Que Donald Trump a tranché à sa façon, en deux messages sur twitter et un communiqué publié sous la pression des sénateurs de son parti. Le premier message annonçait le retrait des troupes américaines de la zone ouvrant la porte à Erdogan, le second promettait à la Turquie de l’anéantir économiquement si elle dépasse les limites acceptables… par lui! Le communiqué, en réaction au déclenchement de l’opération, précise que les Etats-Unis ont fait savoir à la Turquie que l’attaque n’est finalement “pas une bonne idée”.

Le retour des djihadistes?

En attendant d’hypothétiques sanctions américaines, on a donc l’invasion. Et les protestations de principe… Poutine allié lui aussi de fraiche date de la Turquie, contrats d’énergie et d’armement oblige, aurait conseillé à Erdogan de “bien réfléchir avant l’intervention”… Bref, personne ne semble ni vouloir ni savoir arrêter Erdogan. A nos risques et périls.

Car au delà des souffrances des populations civiles, du caractère illégal de cette intervention turque, du côté immoral de la trahison d’un allié, les risques que fait courir cette intervention sont considérables. D’abord, les Kurdes ont déjà annoncé qu’ils ne pourraient pas continuer à surveiller les djihadistes qu’ils détiennent, tout en se défendant contre l’agression turque. Il faudra donc que les occidentaux récupèrent rapidement leurs ressortissants actuellement détenus par les Kurdes, avant qu’ils ne s’évanouissent dans le paysage syrien. Ensuite, on peut supposer que le désordre qui va s’installer dans la région va fournir une opportunité aux factions djihadistes pour se reconstituer et reprendre leurs activités terroristes. Certes la Turquie, promet de rétablir la sécurité, mais on voit mal comment l’armée d’Erdogan pourrait parvenir à rétablir l’ordre dans le chaos syrien, alors qu’on peut supposer que les Kurdes, et sans doute ce qu’il reste de l’armée de Bachar Al Assad vont tout faire pour l’en chasser…

En quelques heures Donald Trump vient peut-être de réussir un coup de maître diplomatique: relancer la guerre en Syrie et offrir un second souffle à Daesh… Chapeau bas!

Cherche désespérément détecteur de radicalisation

Une fois de plus nous voilà plongés dans le drame, l’horreur… et la polémique. L’assassinat de sang froid de 4 personnes à la préfecture de police par un “fou”, de dieu ou d’autre chose, est totalement insupportable. D’autant plus insupportable qu’il se produit dans un lieu qui devrait être un havre de sécurité, au cœur même de notre dispositif de lutte contre le terrorisme.

D’où l’émotion, et la polémique. Comment se fait-il? Qu’on n’ait pas pressenti le drame avant qu’il arrive, que le ministre de l’Intérieur n’en ait rien su, qu’on puisse donner accès aux dossiers de la lutte anti-terroriste à quelqu’un qui n’aurait en 2015, pas condamné l’attentat contre Charlie Hebdo, qui, parait-il, ne serrerait plus la main des femmes… On veut une enquête parlementaire, ou judiciaire, ou les deux, le ministre doit démissionner, il nous faut des responsables! Et le gouvernement, pris en défaut, promet de renforcer les outils de “détection d’éventuels signes de radicalisation” parmi les personnels de la préfecture de police.

Quand rationalité et humanité sont anéantis par la fureur meurtrière

En fait, pour prévenir, il faudrait d’abord comprendre. Analyser ce que sont ces “trous noirs” qui de temps à autre apparaissent dans l’actualité de nos sociétés pourtant si raisonnables, contre toute attente logique, engloutissant toute rationalité, pour laisser la place à la folie meurtrière d’un individu qui décide d’anéantir des gens autour de lui au nom d’une exigence supérieure au respect de la vie, d’une haine que seule la violence et la mort peuvent satisfaire, et qui signe ainsi son passage dans une autre dimension. Un autre côté où il n’y a plus de valeurs morales, où la rationalité comme l’humanité elle-même ont disparu, anéanties par une fureur meurtrière qui ne doit, dès lors qu’il y a passage à l’acte, plus rien à aucune cause imaginaire ou réelle, mais tout à l’anéantissement de l’humain chez l’individu. Et le diagnostic est le même qu’il s’agisse de l’acte d’un terroriste islamiste, d’un suprémaciste blanc, ou d’un antisémite.

La tentation est forte, évidemment, de confondre le discours de pacotille des terroristes et la cause de leurs actions. De considérer que l’acte terroriste, qui ne peut par essence être rattaché à aucune démarche rationnelle, résulte d’une forme de croyance religieuse excessive, quant celle-ci n’est que la justification commode du basculement dans la folie meurtrière, et la quête de sens d’un acte d’auto-destruction. De prendre en quelque sorte l’effet pour la cause. Et donc de se lancer dans la traque des signes extérieurs de radicalisation chez les gens qui pratiquent la religion musulmane, en espérant enrayer ainsi le terrorisme. A partir d’un syllogisme simple: tous les musulmans ne sont pas des terroristes islamistes, mais tous les terroristes islamistes sont musulmans, donc la lutte contre le terrorisme commence par une mise sous contrôle de l’islam.

Dangereuse dérive

En joignant cette déduction au sacro-saint principe de précaution, on en vient à la préconisation de la détection systématique de toute tendance à la radicalisation des musulmans, en amont de tout acte illicite. En clair, si vous êtes musulman, il deviendrait légitime pour la puissance publique, mais aussi pour votre employeur, vos amis, votre famille de surveiller avec attention tout signe qui pourrait laisser supposer qu’une radicalisation de votre islam est en cours… Signe qui devrait évidemment être signalé au plus tôt aux forces de police. Ne plus oublier de serrer la main d’une femme dans la rue, ne pas prier en dehors des lieux de culte, ne tenir aucun propos ambigu qui puisse laisser entendre qu’on n’est pas vraiment “Charlie”, éviter les déclarations anti-israéliennes… Pour éviter de créer la suspicion. La mise sous surveillance des musulmans serait-elle le prix à payer du principe de précaution?

N’exagérons rien! Il ne s’agit pas de surveiller tout le monde mais seulement ceux qui sont à des postes sensibles. A la préfecture de police par exemple. L’idée que des individus se trouvant potentiellement au bord de la bascule vers la folie meurtrière puissent travailler dans un service chargé de lutter contre le terrorisme est évidemment insupportable. On va donc demander aux responsables de la police de traquer de façon encore plus intense les éventuels potentiels radicalisés dans leurs rangs. Par précaution! Mais ce qui est vrai pour la police ne l’est-il pas aussi pour nos enfants? Ne doit-on pas être encore plus vigilant pour dépister à temps l’éventuelle radicalisation d’enseignants? Et plus globalement dans toutes les administrations… Sachant que la radicalisation, on l’a déjà vu, peut arriver à tout moment.

C’est ainsi, partant de la volonté de sécurité et du principe de précaution, qu’une logique implacable pourrait nous conduire, si nous nous laissions entraîner, si notre nation perdait son sang-froid face à une poignée de terroristes potentiels, à limiter l’accès des musulmans à la fonction publique! Pas par haine, non! Juste par principe de précaution! Ca ne vous rappelle rien?

Hôpital: un malaise structurel

Tout le monde aime les médecins et infirmier(e)s hospitaliers, c’est une affaire entendue. Tout le monde soutient donc leurs revendications lorsqu’ils réclament plus de moyens, particulièrement aux urgences. Les “people” qui cosignent une lettre ouverte à Emmanuel Macron, en forme de pétition en faveur de l’hôpital, ont donc raison. Comme tout le monde, ils pensent qu’il faut secourir médecins et infirmières qui sont là pour nous secourir et nous maintenir en vie, parfois au prix d’exploits médicaux, et se plaignent de n’avoir pas les moyens de le faire. La santé de tous est évidemment une grande cause nationale, et doit être prioritaire. Il se trouve d’ailleurs qu’elle l’est, ça tombe bien!

Un système de soins généreux et équitable

Sans ressortir les clichés sur le meilleur système de santé du monde, on peut faire quelques constats. Primo, la part des dépenses de santé restant à la charge des ménages Français est de 7,5% seulement. Aucun pays de l’OCDE ne fait mieux! Bien sûr tout cela est financé par cotisations et mutuelles, qui sont in fine payées par le public. Mais il suffit de comparer la situation d’un malade du cancer dans notre pays, pris en charge intégralement pour des soins de pointe, et celle d’un américain obligé de s’endetter pour sauver sa peau (les frais médicaux sont la première cause de faillite personnelle aux USA), pour mesurer la performance du système français.

Au delà du taux de remboursement, la France n’a pas non plus à rougir du niveau de ses dépenses totales. Sans être record, elles sont au dessus de la moyenne européenne avec 11,1% du PIB. Bien sûr on peut toujours faire plus et mieux lorsque la santé de la population est en jeu. D’ailleurs le gouvernement vient de renoncer à rétablir l’équilibre des comptes de la sécurité sociale dans l’immédiat. Le déficit tournera autour de 5 Milliards d’euros cette année et la suivante. L’équilibre est reporté à 2023… au prochain quinquennat, impact de la crise des gilets jaunes oblige. Certes, mais tout cela ne change pas la condition des personnels hospitaliers, répondront les syndicats comme les généreux pétitionnaires.

Budgets: le dialogue de sourds

Qu’en est-il exactement de la situation des hôpitaux? Des chiffres d’abord. L’autorisation de dépense des hôpitaux sera cette année en croissance de 2,1%, contre 2,3% en 2019. Les deux chiffres s’additionnant, c’est beaucoup sur deux ans selon Madame Buzyn, la ministre. Pas du tout, répondent les syndicats. La croissance naturelle des dépenses étant supérieure à 4%, cette “progression” de leur budget reviendrait à demander aux hôpitaux 800 millions d’économies supplémentaires. Cela ressemble à un dialogue de sourd, et on comprend que cela débouche sur une grève de la moitié des services d’urgence.

Si l’on essaye de faire la part des choses, on peut noter que le taux de “croissance naturelle” mis en avant par les professionnels de santé correspond à un maintien du processus de soins en l’état. C’est à dire que si l’on continue à faire fonctionner l’hôpital comme il fonctionne jusqu’ici, il faudra 4% de moyens financiers en plus pour répondre à la demande de soins. Mais chacun a eu l’occasion de constater pour lui-même ou l’un de ses proches, que l’hospitalisation évolue, que l’on pratique de plus en plus d’opérations en ambulatoire, c’est à dire en renvoyant les patients le soir même chez eux, où ils sont pris en charge par la médecine de ville. Les pratiques hospitalières évoluant, il est logique que les besoins financiers s’y adaptent. D’autant que le gouvernement, pour tenter de résoudre la crise des urgences, a adopté un plan qui devrait pousser encore plus loin cette logique de chirurgie ambulatoire. La prise en charge à domicile étant beaucoup plus confortable pour le patient, et moins coûteuse pour la sécurité sociale, que le maintien à l’hôpital. Il n’est donc pas illogique que le gouvernement souhaite investir en priorité pour favoriser la synergie entre hôpital et médecine de ville. C’est le sens du plan présenté par la ministre pour répondre à la crise des urgences.

Encore plusieurs années de pénurie

Il est aussi utile de s’intéresser à ce que recouvrent exactement les chiffres. Au delà des formules convenues du genre “Grenelle de la Santé” ou “Plan Marshall pour l’hôpital”, les grévistes des urgences et les pétitionnaires réclament la création massive de lits supplémentaires et de postes dans les hôpitaux. Notons que la création de lits en soi ne rime à rien, s’il n’y a pas le personnel médical nécessaire autour. Or c’est bien là le problème. Le personnel médical n’est pas là. Pas par manque de créations de postes, mais par manque de candidats. On est obligé de faire travailler dans les hôpitaux des médecins étrangers, en CDD, pour faire face à la pénurie de médecins. C’est la conséquence de l’application obtuse, pendant des années, d’un numerus clausus dans les études médicales, par la volonté, ou l’inertie, conjointe de professionnels de santé désireux initialement de contrôler l’accès à la profession, et de gouvernements incapables d’anticiper sur la démographie médicale. Le numerus clausus a été levé, mais il faut une dizaine d’années pour former un médecin, et l’on devrait donc retrouver un équilibre de l’offre et de la demande d’ici une décennie. En attendant, il faut faire avec une situation de pénurie, qui varie selon les régions. Au nom du libéralisme, par refus d’imposer des contraintes aux médecins, dont la clientèle est pourtant solvabilisée par la collectivité, on a laissé se créer un peu partout des déserts médicaux. Dans certaines régions, les patients ne peuvent même plus trouver un médecin traitant lorsque le leur prend sa retraite… Et la pénurie pourrait encore s’aggraver si les pays européens qui nous fournissent en médecins se décident à prendre des mesures pour les garder chez eux. Ce que tente déjà de faire la Roumanie, qui leur garantit maintenant des salaires nettement supérieurs aux salaires moyens du pays, pour les conserver.

Du coup, “créer des lits” à l’hôpital n’est donc pas si simple, même si l’on est prêt à y mettre le prix. En revanche, pour progresser, il faut aussi se poser quelques questions difficiles. Et d’abord celle de l’organisation. Comment décharger les services d’urgence, en renvoyant les patients pour lesquels c’est plus logique vers la médecine de ville? Pense-t-on réellement que tous les services hospitaliers soient tous en même temps débordés dans la même proportion? Poser la question c’est déjà avoir la réponse. Evidemment la situation varie beaucoup d’un service à l’autre, d’un moment à l’autre. Mais aussi d’un plateau à l’autre. Il n’est pas rare de voir qu’on fasse les mêmes opérations en privé et en public, parfois avec les mêmes chirurgiens, mais un effectif médical et paramédical variant du simple au double. Chacun a pu constater en fréquentant les hôpitaux que dans certains services on est bien souvent loin du plein emploi des personnels. Il y a donc évidemment un problème de réorganisation. De réaffectation des effectifs au profit des services qui en ont le plus besoin, les urgences en particulier. De mobilité à l’intérieur de l’hôpital. De redéfinition des besoins service par service, pour tenir compte de la pénurie temporaire de personnel. Ce n’est pas faire insulte aux personnels soignants, qui dans l’ensemble se démènent autant qu’ils le peuvent, que de l’envisager.

Bien sûr les hôpitaux n’ont pas attendu les journalistes ou les pétitionnaires pour se réorganiser. Un peu partout les responsables se démènent pour répondre au mieux à la demande de soins. Les personnels sacrifient leurs temps libres, parfois même leur propre santé, par dévouement.

Mais la réorganisation massive qu’exige une situation extrêmement critique pour plusieurs années encore, est trop souvent bloquée par les inerties syndicales, et les égoïsmes corporatistes ou personnels. Il est indispensable que tous les acteurs du dossier, l’Etat comme les organisations syndicales et professionnelles, acceptent d’aborder cette question de la réorganisation générale de notre système de soins sans arrière-pensée, dans l’hôpital et hors de l’hôpital, en combinant le public et le privé, les soins à l’hôpital et les soins à domicile… pour préserver un système qui reste d’une efficacité, d’une générosité et d’une équité exceptionnelles. Et qui le restera si on lui en donne les moyens… pas seulement financiers.

Tchernobyl sur Seine

“On veut la vérité” ont scandé les manifestants qui tentaient ce lundi de coincer le préfet de la Seine-maritime venu apporter des explications aux élus locaux. “Le gouvernement ne dit pas la vérité…” accuse le leader écologiste Yannick Jadot. Quelle vérité? Par définition, celle qu’on ignore. Celle qu’on nous cache. C’est bien connu, le gouvernement cache toujours la vérité. On l’a bien vu à l’époque de l’accident nucléaire de Tchernobyl! Le gouvernement avait alors tenté de faire croire que le nuage radioactif s’était arrêté à nos frontières. Et il avait fallu tout l’acharnement d’une militante écologiste, Michèle Rivasi pour qu’une autre “vérité”, beaucoup plus inquiétante, transparaisse. Cette même députée écologiste qui s’est depuis lancée dans de nouveaux combats: toujours pour faire jaillir “la vérité”… sur les dangers de la vaccination, ou les bienfaits de l’homéopathie… Personne n’est parfait!

La vérité c’est encore ce que prétendent dévoiler les bricoleurs du dimanche qui ont fomenté quelques fakes sur internet: trottoirs de Rouen jonchés d’oiseaux morts, ou geysers noirâtres à la sortie des robinets. Des “fake-news” repris des milliers de fois. Il est heureusement assez facile de démonter ces grossiers mensonges, et les sites et rubriques de vérification des informations font le travail.

On attend bien sûr beaucoup plus d’un gouvernement. Il doit tout d’abord analyser les conséquences de l’accident pour tenter d’y remédier. Il doit ensuite prendre les mesures de protection des populations qui découlent des résultats des premières analyses. En veillant à la sécurité des plus fragiles, et en particulier des enfants des écoles. Sans en faire trop pour ne pas déclencher la panique. Dans le même temps, il faut prévoir d’indemniser les agriculteurs qui subissent les mesures de précaution, interdictions de commercialisation, confinement des élevages. Il faut également vérifier que le site dangereux est maintenant sécurisé, lancer les enquêtes nécessaires pour comprendre le déroulement de l’accident, et prendre pour le futur des mesures de prévention.

Mais tous cela n’est rien. Juste le travail basique, qui bien sûr ne va jamais assez vite. Non, le plus compliqué, voire l’impossible pour l’Etat, c’est de prouver qu’il dit la vérité! Pour cela le premier ministre promet la transparence absolue. Mais évidemment ce n’est qu’une promesse. Le public ne pourra en mesurer la réalité que le jour où l’on dévoilera les informations que le gouvernement lui a cachées. En attendant, le plus simple pour chacun est donc de partir du principe que le gouvernement ment! C’est ce que font les opposants. Y compris ceux qui pourraient quand-même s’autoriser quelque remise en question: les élus des communes concernées, qui auraient pu s’inquiéter plus tôt du risque que faisait encourir cette usine Seveso située aux portes de Rouen. Mais qu’importe, pour l’heure, le sujet qui remue les foules, c’est d’abord “qu’est-ce qu’on nous cache”?

Evidemment, lorsque les écologistes pointent que le gouvernement malgré ses promesses de transparence n’a pas fourni la liste exacte des produits que contenait le hangar explosé, ils n’ont pas vraiment tort. S’il y a transparence totale, il faut tout dire! Mais ce n’est pas sans risque. Si l’on explique demain qu’ont brûlé dans l’usine Lubrizol des substances hautement toxiques, mais qu’elles n’ont pas contaminé l’atmosphère, personne ne voudra le croire. Et l’on accusera plus encore le gouvernement de mentir. En se contentant de livrer les résultats d’analyse qui lui parviennent, celui-ci a tenté d’informer sans déclencher de panique. Pas facile, il faut le reconnaître, à l’heure ou toutes les chaines de télévision ont a disposition des experts en tout qui sont disposés à prédire le pire en toutes circonstances. Avec la liste de produits qui doit maintenant être fournie, et qui sont forcément dangereux puisque l’usine est classée Seveso, en quelques heures, les “experts” vont probablement nous dresser le tableau d’apocalypse de ce qui attend les habitants de la région.

Donc, en résumé, l’équation que doit résoudre le gouvernement pourrait être résumée d’une formule: comment donner au public suffisamment d’éléments pour qu’il se sente correctement informé, sans fournir de grain à moudre aux prédicateurs du pire, qui font le buzz plus surement que les véritables experts, sur les chaînes d’info? Ou encore comment protéger au mieux les populations sans provoquer la panique?

Et c’est là qu’intervient le “principe de précaution”. Depuis la canicule de 2003 et l’hécatombe qu’elle provoqua (19000 morts selon l’Inserm) en pleines vacances du gouvernement, tous les ministres savent ce qu’il peut en coûter de ne pas anticiper l’improbable, de ne pas prévoir l’imprévisible. L’excès de précautions vaut toujours mieux que l’imprévoyance. Donc en l’espèce, devant l’inconnu que représentent les conséquences éventuelles de l’incendie de l’usine rouennaise, il faut non seulement anticiper les éventuelles conséquences à moyen et long terme, mais aussi et surtout, prouver qu’on les anticipe, qu’on se donne les moyens d’y parer. Chacun veut savoir. Ou sait déjà: “les substances dégagées ont pu intoxiquer et potentiellement rendre terriblement malades des salariés ou des habitants”, estime Yannick Jadot. Qui fournit au passage sa préconisation pour ce genre de situations: dès l’explosion on aurait dû “confiner la population dans les transports en commun…” Et le leader écologiste, en attendant d’avoir l’occasion de mettre en œuvre ses préconisations “espère que la justice va sérieusement les (le gouvernement) cartonner!”.

Bon, Il est dans son rôle. On suggèrera tout de même à Yannick Jadot, d’attendre qu’on en sache un peu plus, avant de clouer tout le monde au pilori, et de sonner le tocsin. Il faut certes tout prévoir, mais l’avènement du pire n’est jamais tout à fait certain.