Le gouvernement dos au mur

Le gouvernement peut-il, doit-il, céder? C’est évidemment la question du moment. Si l’on prend pour argent comptant les rodomontades des responsables syndicaux de la SNCF, eux ne sont pas disposés à céder. “Donc ce sera la guerre totale a annoncé Laurent Brun le secrétaire général de la CGT cheminots, jusqu’à la fin. La SNCF sera par terre mais l’appareil sera debout”. L’appareil, c’est celui du syndicat, qui est évidemment au centre des enjeux du jour. Au delà du maintien d’avantages acquis, plus que la défense du statut des cheminots, ce qui se joue c’est bien la capacité de l’appareil de la CGT a se revitaliser. Le syndicat est en perte de vitesse, le combat perdu de la loi travail lui a coûté sa place de premier syndicat de France, ravie par la CFDT. Le conflit des régimes spéciaux est donc pour la centrale la mère de toutes les batailles, l’heure du quitte ou double? Que le gouvernement renonce à réformer les régimes spéciaux et cela sera probablement le jackpot, au prochaines élections professionnelles. Que la CGT soit obligée de plier, voire, pire, que la CFDT obtienne seule des concessions, et Philippe Martinez aura définitivement raté son opération de redressement. Et il n’est pas sûr que les militants suivent leur direction sur la voie annoncée par Laurent Brun: “La seule sortie possible, c’est la révolution”

Drôle de stratégie. Les progrès de la CFDT dans les élections professionnelles semblaient pourtant plus résulter d’une attitude de modération de ses dirigeants, correspondant mieux aux attentes des salariés. Tenter de reconquérir le cœur des salariés par la surenchère extrémiste et le retour à un positionnement purement politique, en prônant “la révolution”, semble voué à l’échec. Quel que soit le niveau d’inquiétude, et le degré d’exaspération, qui se sont manifestés pendant la crise des gilets jaunes, les salariés dans leur majorité ne sont sans doute pas disposés à choisir la fuite en avant, et la politique du pire que prône aujourd’hui la centrale de Philippe Martinez. Chacun a compris depuis longtemps que casser l’activité économique ne peut être un objectif, et fait autant voire plus de mal aux salariés, qu’au gouvernement et au “grand patronat” honni.

Du côté de la CFDT, le pari du refus est beaucoup plus subtil. En refusant l’âge pivot prévu dans la réforme, tout en répétant son accord pour un régime universel de retraite, Laurent Berger a placé son pion de façon optimale sur l’échiquier social. Il manifeste son intransigeance sur un point largement symbolique. L’âge pivot de 64 ans n’est pas si éloigné de l’âge moyen de départ à la retraite actuel qui est de 63,4 ans pour le régime général. Quand à l’âge à partir duquel un salarié touche sa retraite à taux plein quelle que soit son nombre de trimestre, il est actuellement de 65 ou 67 ans selon la date de naissance. Simplement, introduire 64 ans comme référence, alors que l’âge légal de départ est aujourd’hui de 62 ans c’est évidemment pour les salariés agiter un chiffon rouge. Laurent Berger a compris le profit qu’il pouvait tirer d’une position souple sur les régimes spéciaux, mais intransigeante sur le chiffon rouge des 64 ans. Que le gouvernement lui cède sur ce point, et il apparaîtra comme le sauveur de la retraite à 62 ans. Et cela, même s’il sait, comme tout le monde, que ce n’est qu’un répit, et que de toutes façons la durée de cotisation ne peut que s’allonger à l’avenir. Qu’il finisse par négocier un compromis sur ce point, en obtenant une meilleure prise en compte de la pénibilité par exemple dans le calcul de cet âge pivot, et il aura conforté son image de syndicaliste modéré mais exigeant.

De l’autre côté de l’échiquier, le président et son gouvernement sont dans la nasse. Pour reprendre l’initiative -après une ouverture laborieuse, plombée par une mauvaise gestion du calendrier, ayant maximisé l’incertitude et donc les angoisses des salariés offrant ainsi aux grévistes un soutien public inespéré- il n’ont qu’une marge de manœuvre limitée.

Première option, comme aux échecs, le gambit, le sacrifice du premier-ministre. Le président désavoue Edouard Philippe, retire son projet de réforme, et se trouve un nouveau premier-ministre. C’est évidemment la pire des solutions pour Emmanuel Macron qui marquerait ainsi probablement la fin de ses ambitions réformatrices, et l’échec de son quinquennat. Il ne lui resterait plus alors qu’à expédier les affaires courantes, jusqu’à une présidentielle qui pourrait profiter à Marine Le Pen, à moins qu’un sauveur improbable ne se lève d’un côté ou l’autre d’une opposition exsangue.

Deuxième option, maintenir la réforme des régimes spéciaux, en faisant quelques compromis pour retarder et/ou compenser son application aux salariés actuels, et céder sur l’âge pivot, en renvoyant la question du financement aux calendes grecques. Sur le fond, la solution aurait l’avantage de rassurer les salariés du régime général qui craignent le glissement de 62 à 64 ans, tout en menant à bien, même si ce n’est qu’à terme, l’unification des régimes. Elle aurait trois inconvénients. Primo elle ne serait pas très honnête, puisqu’elle reviendrait à renvoyer à une réforme ultérieure les mesures nécessaires à l’équilibrage financier de notre système de retraite. Deuxio, elle pourrait rejoindre l’option précédente en ce qui concerne le devenir du premier ministre qui s’est fortement engagé sur cet âge pivot. Enfin elle dresserait de son vivant une statue à Laurent Berger, consacré dans un rôle de premier opposant, et de référent moral auprès de l’ensemble de la gauche, ce qui ne ferait pas forcément les affaires du pouvoir sur d’autres dossiers, notamment ceux de l’immigration où le leader syndical s’est déjà engagé, en particulier contre les quotas d’immigration proposés par le gouvernement.

Reste enfin l’option de la résistance. Maintenir le projet, malgré les grèves, les manifestations, et les attaques, qui près d’un mois après le début de la contestation ne faiblissent pas.

Hier, c’est sur la mesure ouvertement redistributive du projet, le maintien d’une cotisation de solidarité sans contrepartie au delà de 100000 euros de revenus, que se concentraient les attaques. Difficile de la contester dans son principe puisqu’elle conduira les plus aisés à financer pour partie la retraite des plus modestes. Alors on fait le procès des intentions perverses qui sont forcément dissimulées derrière l’affichage social. Cette mesure serait en fait destinée à satisfaire les compagnies d’assurance, et fonds de pension américains, en poussant les revenus supérieurs à 100000€ à souscrire des assurances complémentaires privées. CQFD! Une fois de plus Emmanuel Macron démontrerait ainsi sa filiation honteuse avec le “Grand Capital”.

Dans ce contexte, l’option “droit dans ses bottes”, assortie de quelques concessions, forcément insuffisantes toutefois pour les syndicats, reste sans doute la seule qui demeure pour un président qui a placé tout son crédit sur sa capacité à résister aux pressions, et dont l’avenir politique serait sans doute ruiné par une retraite en rase campagne. Mais c’est un choix qui n’est pas sans risque, à l’heure où la société française se fracture de plus en plus profondément, et où le sens de la mesure, et la recherche du consensus, ont largement cédé le terrain dans le débat public, à la violence verbale, et à toutes les dérives haineuses… La promesse présidentielle d’apaiser la société française sera sans doute plus difficile encore à tenir que… celle de réformer le système de retraites.

La guerre à outrance n’est pas pour me déplaire. La seule sortie possible, c’est la révolution.

Un pari à haut risque

C’est fait! On connaît maintenant les tenants et les aboutissants de la réforme des retraites imaginée par le gouvernement. Il reste encore des points à préciser et éclaircir, mais la mécanique d’ensemble apparaît. Et il faut bien reconnaître qu’elle est sophistiquée. Le gouvernement a tenté de répondre par avance à toutes les inquiétudes, celles des femmes, des fonctionnaires, des carrières morcelées, mais aussi, plus généralement, de tous ceux qui pouvaient vivre comme une injustice un “changement de règles en cours de partie”.

La période de transition était inévitable, mais on ne pouvait pas non plus attendre que tous les salariés actuels aient atteint l’âge de la retraite pour changer de système. Du coup, la mécanique qui semblait si simple dans les discours de campagne d’Emmanuel Macron -chaque euro cotisé donne les mêmes droits quel que soit la profession- prend des allures d’usine à gaz. Prévoir sa retraite à venir tient du calcul de l’âge du capitaine… et une partie des dispositions, encore négociables avec les partenaires sociaux, peut encore évoluer. Il paraît que le Président a demandé au gouvernement de mettre au point au plus tôt une outil de simulation pour que chacun puisse s’y retrouver… Ce ne sera pas du luxe! Mais on peut douter que cela suffise à désamorcer à la colère sociale.

Jusqu’à présent la colère en question prenait surtout l’allure d’une défense des “privilèges” d’une minorité de salariés, ceux qui bénéficient des régimes spéciaux. De fait, malgré quelques appels à la “grève générale”, seuls les secteurs concernés par le passage au régime général, principalement SNCF, RATP et enseignants, avaient cessé le travail. Et l’ on pouvait penser que la stratégie du gouvernement était de circonscrire le débat autour de la question du maintien des régimes spéciaux, pour désamorcer la grogne, en misant sur la lassitude de l’immense majorité des citoyens non concernés par ces régimes. D’ailleurs, de nombreuses voix, y compris parmi les soutiens du gouvernement, appelaient le Premier ministre à se concentrer sur la question de principe, égalitaire, d’unification des régimes, en évitant les sujets qui fâchent tout le monde, et en particulier celui du financement.

Ils n’ont pas été entendus. En annonçant le principe d’un “âge pivot” à 64 ans, c’est à dire d’un recul de l’âge à partir duquel la retraite sera à taux plein, sans “malus”, Edouard Philippe après avoir longuement détaillé sa recette du régime à points, mijotée aux petits oignons, pour éviter de léser quiconque -à l’exception des régimes spéciaux- a mis les pieds dans le plat. Et la réaction ne s’est pas fait attendre: les quelques syndicats qui avaient jusqu’ici évité de rejoindre les protestataires, CFDT et CFTC en particulier, ont appelé à leur tour à manifester la semaine prochaine. Laurent Berger, le patron de la CFDT, qui aurait pu fournir un appui au gouvernement dans la mise en place d’un régime de retraite par points dont il approuve le principe, a annoncé aussitôt que “la ligne rouge a été franchie”. Edouard Philippe a beau maintenant l’appeler à la négociation, l’affaire semble bien mal engagée.

Pourquoi avoir fait ce choix? Est-ce l’interaction de quelques chromosomes hérités de son géniteur politique, Alain Juppé, qui ont soudain raidi le Premier ministre dans ses bottes (1)? Plus sérieusement, on peut penser que, comme il s’en est justifié sur TF1, il ne se sentait pas autorisé à présenter une réforme sans en expliquer le financement. Le récent rapport du Comité d’Orientation des Retraites prédit en effet un déficit du régime de retraite compris entre 8 et 17 milliard d’euros en 2025. Comment présenter une réforme qui compte de nombreuses avancées sociales, et en particulier une garantie de retraite minimale à 1000€ pour une carrière pleine, et une intégration des artisans ou agriculteurs dans le régime général, sans expliquer comment le système se finance? Et donc, sans confirmer que le départ à la retraite effectif, et à taux plein, ne serait pas fixé à 62 mais 64 ans. Manifestement Edouard Philippe a fait le choix de l’honnêteté, mais sans doute pas sans quelques arrière-pensées.

Hier soir, dans les rangs de la majorité nombreux étaient ceux qui pointaient une faute tactique. On aurait pu effectivement se contenter d’une réforme structurelle historique, qu’aucun gouvernement n’avait osé précédemment entreprendre, et remettre à plus tard les problèmes de financement… Voire laisser la partie financement, c’est à dire allongement de la durée de cotisation à un gouvernement suivant, il reste du temps d’ici 2025. C’est ce que réclamait Laurent Berger en échange d’un soutien passif. Le leader de la CFDT aurait pu en effet appuyer une réforme dont l’objectif premier est l’uniformisation des régimes, en s’appuyant sur les avancées sociales contenues d’ores et déjà dans le projet, mais il ne peut évidemment donner l’impression à ses troupes d’être celui grâce à qui chacun devrait travailler deux ans de plus!

Mais faire ce choix tactique, ne serait pas allé non plus sans effet pervers pour le pouvoir. Même si la droite s’oppose, par principe, au projet de réforme, les voix sont pour l’instant modérées. On peut imaginer l’argument que lui aurait fourni, une impasse sur le financement du projet. Les François Baroin ou Xavier Bertrand, que les sondages placent en pole-position de la droite, auraient fait leur miel d’une démonstration d’inconséquence financière du gouvernement. Or nous sommes à mi-mandat d’Emmanuel Macron et chacun a déjà les yeux rivés sur 2022. Les enquêtes d’opinion montrent que la popularité du Président se maintient grâce à l’électorat de droite. Après l’épisode gilets jaunes, et la réforme des retraites, le Président ne peut guère compter sur un regain de popularité à gauche pour le porter une nouvelle fois à l’Elysée en 2022. Il y avait donc un vrai risque à se mettre à dos l’électorat de droite en paraissant comme laxiste sur le plan financier, au moment où toute la gauche est vent debout contre la réforme.

Le choix de mêler dans le même projet réforme structurelle et allongement de la durée du travail est sans doute tactique, donc. Mais pas sans risque. Avec l’entrée en rébellion de la CFDT, le gouvernement est isolé. Si la CFDT va au delà des déclarations de principe et mobilise dans la rue le 17 décembre, voire appelle à la grève, le Premier ministre pourrait se retrouver réellement “Juppéisé”. Et le grand cru réformateur tourner au vinaigre. Dans ce cas la défaite serait terrible, sur le plan tactique, bien sûr, mais aussi et surtout sur le fond, en renvoyant pour le coup aux calendes grecques toute réforme structurelle de notre système de retraite.

(1) On a prêté, à tort, à Alain Juppé la volonté affirmée de rester “droit dans ses bottes” au moment de la grande grève de 1995, mais la phrase ne se rapportait pas au conflit social en cours.

Problèmes d’horloges

Dés le départ, avant même son élection, Emmanuel Macron se voulait “maître des horloges”, comme il l’expliquait sur France 2 en avril 2017 pour illustrer son refus de répondre à toutes les initiatives de Marine Le Pen. Et c’est légitime. Tout gouvernant tente de rester maître du calendrier qui concerne son action et de ne pas se laisser avaler par les exigences médiatiques, ou les urgences syndicales. Mais c’est pourtant sans doute un terrain sur lequel il n’a pas vraiment brillé.

Dès le début, il y a eu une première embardée: la réduction des APL de 5€. La démarche conduisant à cette réduction – le constat que les APL profitent d’abord aux propriétaires, qui justifient ainsi le montant parfois exorbitant des loyers qu’ils réclament aux étudiants – était fondée. La mesure prise en conséquence totalement incompréhensible, et surtout en décalage total avec le temps de l’opinion. Il était évidemment indéfendable de baisser les APL au moment où se mettait en place une mesure, la transformation de l’ISF, qui, de fait, permettait aux plus riches de payer moins d’impôts. Contre-temps absolu. Et il y en a eu d’autres.

Tout aussi spectaculaire a été l’annonce de la hausse de la fiscalité sur le gasoil à un moment où le pétrole flambait. Erreur de timing là encore qui n’est pas pour rien dans les déclenchement du mouvement des gilets jaunes. Et ce déphasage de la politique de réformes est tout aussi sensible aujourd’hui avec la réforme des retraites.

Certes, le gouvernement se tient à son credo: Emmanuel Macron l’a promis, on le fait! Mais là encore le “maître des horloges” s’est pris les pieds dans le tapis. Car on en arrive à une situation ubuesque, où le pays entier est en grève contre une réforme dont on ne connaît pas encore le contenu exact, puisque le premier-ministre ne devrait rendre ses conclusions que dans quelques jours.

Comment analyser ce décalage de phase, entre l’action et la réaction? Cette anticipation qui mouvement social sur la politique? Il y a plusieurs raisons et elles ne doivent pas tout au gouvernement. Du côté des syndicats, et en particulier ceux de la RATP qui ont donné le timing, la date du 5 décembre n’était pas neutre. C’est le 5 décembre 1995 qu’une mobilisation d’un millions de personnes était venu à bout du projet de réforme d’Alain Juppé. A l’époque le régime spécial de la RATP était déjà en cause. Et, ajoute-t-on du côté des grévistes, le premier ministre d’aujourd’hui, Edouard Philippe, se dit lui-même émule de celui de l’époque, Alain Juppé.

La deuxième raison tient aussi sans doute pour partie au précédent de 1995. Alors qu’Alain Juppé avait annoncé sa réforme sans avoir vraiment négocié au préalable, le gouvernement s’est appliqué à conduire les négociations avec les syndicats, du moins ceux qui acceptaient la discussion, avant d’annoncer le contenu définitif de la réforme. C’est donc au nom de la poursuite de cette consultation, que le gouvernement a refusé de détailler son plan avant la date du 5 décembre. Position défendable, mais totalement contre-productive. Alors que la négociation doit permettre de réduire la mobilisation contre le projet, pour peu que certains amendements proposés par les syndicats soient retenus, l’opacité totale du projet à la date de la mobilisation ne peut que renforcer celle-ci. Comme personne ne sait précisément ce qu’il adviendra de sa future retraite, chacun peut craindre le pire. Et l’on voit fleurir les simulateurs bidons, et les prédictions les plus catastrophistes, qui ne peuvent qu’accroître l’angoisse des salariés, en particulier ceux du secteur public.

Si la CGT, qui refusait de participer aux négociations, ne pouvait évidemment en respecter le calendrier, pour le gouvernement, anticiper sur les réunions en cours pour annoncer le projet avant le 5 septembre aurait eu deux inconvénients: d’une part donner le sentiment à ceux qui ont accepté de négocier que leur avis compte moins qu’une menace de grève, et puis surtout, laisser penser que ce sont la CGT et l’opposition qui déterminent le rythme du travail gouvernemental. Retour du syndrome du “Maître des horloges”.

Reste une troisième raison possible pour ce choix de calendrier: le gouvernement aurait choisi d’attendre de constater l’état de la mobilisation avant de mettre le point final à son projet, afin de pouvoir lâcher du lest au dernier moment en cas de mobilisation massive. Tactique possible mais perdante. Agir ainsi serait une façon de préparer déjà une reddition en rase campagne.

Il est trop tôt pour savoir si la pression de la rue conduira ou pas le gouvernement à changer son calendrier. Mais on est forcé de constater que l’affaire est assez mal engagée, et qu’il y a urgence. L’horloge tourne, que le gouvernement le veuille ou pas, et faute de savoir faire très vite la transparence sur son projet, et rassurer -ou pas- ceux qui se sentent menacés en fournissant un outil de simulation précis et fiable à chacun, le pouvoir se met en danger et risque de démontrer une fois de plus qu’il est impossible de réformer en profondeur le système de retraite français.

Le difficile art de gouverner

J-2 avant l’apocalypse. Après jeudi, plus rien ne sera comme avant, nous annoncent les médias en cœur. La France sera paralysée, le peuple dans la rue, contre la réforme des retraites, et plus largement l’ensemble de l’œuvre réformatrice d’Emmanuel Macron et de son gouvernement. On devrait entrer dans un mouvement de grève illimitée, voire de grève insurrectionnelle, aime-t-on croire à la France Insoumise.

Les médias n’ont pas créé la crise

Evidemment, casser le thermomètre n’a jamais fait tomber la température de personne. Il serait donc idiot et injuste d’accuser les médias qui semblent par avance se réjouir de l’accélération du mouvement social, d’être à l’origine de ce dernier. Ce n’est pas sur les plateaux télé qu’il faut chercher la cause d’une grogne qui semble aujourd’hui parcourir l’ensemble des professions, des générations, et des classes sociales. C’est prêter bien du pouvoir aux piliers de bistrots télé, que de penser que les diatribes qu’ils mettent en scène pour faire de l’audience, déterminent les convictions de leur public.

Par exemple, lorsque Thomas Piketty, l’économiste mué en bateleur d’estrades télévisuelles, prétend que demain la réforme des retraites, prévoit de faire cotiser dix fois moins (2,8% au lieu de 28%) les plus riches… ceux qui gobent le mensonge et le répercutent sur les médias sociaux, sont ceux qui étaient déjà convaincus de la malveillance du gouvernement. On peut tout au plus s’interroger sur le professionnalisme des journalistes qui l’interviewent et ne trouve rien à dire face au mensonge doctement proféré sur leur plateau “d’information”.

Non, le pouvoir aurait tort de penser que les médias sont responsables de la crise. Ils l’ont certes entretenue, peut-être amplifiée, par souci d’audience, mais ne l’ont pas créée.

Contre tout!

A la veille du 5 décembre nous sommes tous face à une vérité qui dépasse la complaisance médiatique: la France entière est contre tout! Ou plus exactement, il existe sur tous les sujets des groupes d’opposition organisés. Groupes aux intérêts disparates, souvent contradictoires, mais que la classe politique non-gouvernante toutes tendances politiques confondues, a choisi de fédérer pour arriver à ses fins: prendre ou reprendre le pouvoir. En fait ce n’est pas Emmanuel Macron qui démontre que le clivage droite-gauche est périmé mais bien l’opposition, unie pour s’opposer par tous moyens sur tous sujets, et au prix de toutes les contorsions idéologiques, au pouvoir en place.

C’est ainsi que la gauche peut manifester avec les islamistes, comme avec le Front National selon les sujets. Que la droite peut dénoncer aux côtés du PS des mesures qui figuraient dans le programme de son candidat. Et s’afficher contre la privatisation des aéroports ou de la Français des Jeux, ou la suppression des régimes spéciaux, toutes mesures qu’elle esquissa mais ne put mener à terme lorsqu’elle était aux affaires. Et que le Rassemblement National peut se prétendre le défenseur des plus modestes, des exclus, des laissés pour compte, sous les yeux d’une gauche muette.

Mais là encore l’explication ne suffit pas. Si les partis d’opposition se rallient par opportunisme à tous les mouvements de colère, des gilets-jaunes aux hôpitaux en passant par les enseignants, les étudiants ou les cheminots, ils ne les créent pas pour autant. Chaque mouvement de colère et d’indignation existe par lui-même, de façon légitime en général. La crise du système hospitalier ne date certes pas d’hier, elle doit beaucoup à l’incurie des gouvernements successifs plus souvent enclins à céder au lobbying syndical ou médical qu’à anticiper sur les besoins du public, mais elle explose aujourd’hui, bien réelle. La crise de confiance des enseignants, est certes due pour une grande part à la valse des ministres et des programmes qui vont avec depuis des décennies, et à l’incapacité toute française de se doter d’une politique d’éducation pérenne, dont la trajectoire ne dépende pas des soubresauts électoraux, mais elle est bien là. La colère contre la réforme des retraites doit tout au choix des politiques successifs de s’assurer la paix sociale en laissant s’installer, ou perdurer, des inégalités de traitement devenues de plus en plus injustifiables. Comme l’explosion des loyers qui pénalise financièrement les étudiants, a atteint au fil des ans un niveau peu supportable en particulier à Paris, et résulte de l’insuffisance des politiques du logement. Mais si l’ensemble des colères converge maintenant, dans un précipité chimiquement instable et donc potentiellement explosif, il y a forcément d’autres raisons.

Le poids des réseaux sociaux

L’une d’elles est sans doute le développement des réseaux sociaux. Qui donne, avec la complicité de médias à leur remorque, une ampleur nationale voire universelle à tous les comportements d’opposition. Qu’une poignée de militants décident pour dénoncer la société de consommation de bloquer un magasin de la marque Apple un jour de soldes et de filmer leur “happening” (avec leur iPhone!) pour mettre la vidéo sur les réseaux sociaux, et un grand débat national s’installe sur l’interdiction des journées de soldes à consonance anglo-saxonnes. Ce n’est plus le nombre de personnes concernées, ni les enjeux, ni même le sujet de la mobilisation, mais bien le côté spectaculaire et visuel de l’action d’agit-prop qui compte. Les médias étant là pour reprendre et diffuser les images les plus choc, les partis d’opposition pour se rallier à des mouvements de colère “populaire” qui ont leur part de justification.

En soi la récupération de tous les mouvements d’agitation même ultra-minoritaires, voire quasi-sectaires, par les partis politiques n’est pas condamnable, elle est même traditionnelle. Elle pourrait même être constructive, si à chacune de ces manifestations de colères, réelles ou feintes, les hommes politiques toutes tendances confondues se mettaient autour d’une table pour tenter d’imaginer les réformes qui permettraient de répondre au mieux aux frustrations qui s’expriment dans la rue. Mais ce n’est pas le cas. Si le clivage traditionnel gauche-droite a pris un coup de vieux, les réflexes politique n’ont pas évolué pour autant: le gouvernement agit, ou n’agit pas d’ailleurs c’est selon, l’opposition de toutes façons condamne, en attendant en prédateur de pouvoir défaire ce qui est fait par la majorité d’un moment. C’est ainsi depuis des décennies, et c’est en train de prendre un tour extrêmement dangereux.

Car dès lors que les partis d’opposition modérés qui ont fait vivre l’alternance prédatrice à la française depuis le début de la 5eme République, se retrouvent ensemble dans l’opposition systématique au pouvoir en place, sans pour autant qu’on puisse les imaginer gouverner ensemble, ils consolident l’idée que la seule alternative possible est l’extrême-droite. Et comme dans le même temps ils s’allient à elle de fait pour s’opposer au pouvoir, et valident ainsi l’usurpation par elle du combat social, ils nourrissent chaque jour un peu plus la menace. Lorsque la gauche accepte que l’extrême-droite défile à ses côtés contre la politique sociale du gouvernement, elle la propulse de fait vers le pouvoir. Renoncer, fût-ce temporairement, à combattre l’extrême-droite qui n’a jamais engendré que l’injustice, la violence et le malheur pour les plus faibles dans tous les pays du monde, au prétexte que la priorité est d’avoir la peau de Macron, c’est faire le lit de Marine le Pen et de ses amis.

Trouver une autre réponse au ressentiment

Evidemment, il y a une autre explication à la convergence des mécontentements. C’est la difficulté que manifeste le pouvoir à influer, au delà de la réalité, sur le ressenti des citoyens. Lorsque Mélenchon dit “le peuple a toujours raison”, il n’a tort que sur un point, c’est sur le fait qu’il s’approprie de façon tout à fait illégitime l’expression de la parole du peuple en question. Pour le reste, l’effet d’une politique c’est d’abord du ressenti. Et là, on est obligé de constater que le ressenti n’est pas bon. Même si l’impact des réseaux sociaux et des médias n’est pas neutre sur le sentiment d’injustice ou de frustration, ou plutôt justement, à cause de cet effet d’amplification, il est d’autant plus essentiel de s’attaquer à ce ressenti. En écoutant plus la parole des corps intermédiaires, et les voix des opposants lorsqu’elles sont forces de proposition, en prenant le temps et les moyens d’expliquer mieux les tenants et les aboutissants de la politique menée, en recréant des rapports moins systématiquement antagoniques avec les médias, en cherchant à recréer du consensus autour de quelques thèmes d’intérêt général, bref en comprenant que la valeur de ce quinquennat ne se mesurera pas seulement aux résultats objectifs de sa politique, au nombre d’emplois créés ou aux résultats du commerce extérieur, mais bel et bien à l’idée que s’en feront les électeurs. En commençant par tous ceux qui, à tort ou à raison, s’estiment aujourd’hui lésés par sa politique et auxquels il faut tendre la main sans renoncer à réformer… L’art difficile de gouverner.

Sans doute conscient de cet enjeu, le pouvoir a jusqu’ici eu essentiellement des réponses institutionnelles. Une réforme du comité économique et social pour le rendre plus représentatif de la parole des citoyens, un “grand débat” qui aura permis surtout de constater le talent d’orateur du président, ou encore une convention citoyenne pour le climat… C’est un peu court et ne suffira pas à servir d’antidote à la frustration qui monte de façon manifeste, qu’elle soit justifiée ou non, dans la plupart des couches de la population.