Le difficile art de gouverner

J-2 avant l’apocalypse. Après jeudi, plus rien ne sera comme avant, nous annoncent les médias en cœur. La France sera paralysée, le peuple dans la rue, contre la réforme des retraites, et plus largement l’ensemble de l’œuvre réformatrice d’Emmanuel Macron et de son gouvernement. On devrait entrer dans un mouvement de grève illimitée, voire de grève insurrectionnelle, aime-t-on croire à la France Insoumise.

Les médias n’ont pas créé la crise

Evidemment, casser le thermomètre n’a jamais fait tomber la température de personne. Il serait donc idiot et injuste d’accuser les médias qui semblent par avance se réjouir de l’accélération du mouvement social, d’être à l’origine de ce dernier. Ce n’est pas sur les plateaux télé qu’il faut chercher la cause d’une grogne qui semble aujourd’hui parcourir l’ensemble des professions, des générations, et des classes sociales. C’est prêter bien du pouvoir aux piliers de bistrots télé, que de penser que les diatribes qu’ils mettent en scène pour faire de l’audience, déterminent les convictions de leur public.

Par exemple, lorsque Thomas Piketty, l’économiste mué en bateleur d’estrades télévisuelles, prétend que demain la réforme des retraites, prévoit de faire cotiser dix fois moins (2,8% au lieu de 28%) les plus riches… ceux qui gobent le mensonge et le répercutent sur les médias sociaux, sont ceux qui étaient déjà convaincus de la malveillance du gouvernement. On peut tout au plus s’interroger sur le professionnalisme des journalistes qui l’interviewent et ne trouve rien à dire face au mensonge doctement proféré sur leur plateau “d’information”.

Non, le pouvoir aurait tort de penser que les médias sont responsables de la crise. Ils l’ont certes entretenue, peut-être amplifiée, par souci d’audience, mais ne l’ont pas créée.

Contre tout!

A la veille du 5 décembre nous sommes tous face à une vérité qui dépasse la complaisance médiatique: la France entière est contre tout! Ou plus exactement, il existe sur tous les sujets des groupes d’opposition organisés. Groupes aux intérêts disparates, souvent contradictoires, mais que la classe politique non-gouvernante toutes tendances politiques confondues, a choisi de fédérer pour arriver à ses fins: prendre ou reprendre le pouvoir. En fait ce n’est pas Emmanuel Macron qui démontre que le clivage droite-gauche est périmé mais bien l’opposition, unie pour s’opposer par tous moyens sur tous sujets, et au prix de toutes les contorsions idéologiques, au pouvoir en place.

C’est ainsi que la gauche peut manifester avec les islamistes, comme avec le Front National selon les sujets. Que la droite peut dénoncer aux côtés du PS des mesures qui figuraient dans le programme de son candidat. Et s’afficher contre la privatisation des aéroports ou de la Français des Jeux, ou la suppression des régimes spéciaux, toutes mesures qu’elle esquissa mais ne put mener à terme lorsqu’elle était aux affaires. Et que le Rassemblement National peut se prétendre le défenseur des plus modestes, des exclus, des laissés pour compte, sous les yeux d’une gauche muette.

Mais là encore l’explication ne suffit pas. Si les partis d’opposition se rallient par opportunisme à tous les mouvements de colère, des gilets-jaunes aux hôpitaux en passant par les enseignants, les étudiants ou les cheminots, ils ne les créent pas pour autant. Chaque mouvement de colère et d’indignation existe par lui-même, de façon légitime en général. La crise du système hospitalier ne date certes pas d’hier, elle doit beaucoup à l’incurie des gouvernements successifs plus souvent enclins à céder au lobbying syndical ou médical qu’à anticiper sur les besoins du public, mais elle explose aujourd’hui, bien réelle. La crise de confiance des enseignants, est certes due pour une grande part à la valse des ministres et des programmes qui vont avec depuis des décennies, et à l’incapacité toute française de se doter d’une politique d’éducation pérenne, dont la trajectoire ne dépende pas des soubresauts électoraux, mais elle est bien là. La colère contre la réforme des retraites doit tout au choix des politiques successifs de s’assurer la paix sociale en laissant s’installer, ou perdurer, des inégalités de traitement devenues de plus en plus injustifiables. Comme l’explosion des loyers qui pénalise financièrement les étudiants, a atteint au fil des ans un niveau peu supportable en particulier à Paris, et résulte de l’insuffisance des politiques du logement. Mais si l’ensemble des colères converge maintenant, dans un précipité chimiquement instable et donc potentiellement explosif, il y a forcément d’autres raisons.

Le poids des réseaux sociaux

L’une d’elles est sans doute le développement des réseaux sociaux. Qui donne, avec la complicité de médias à leur remorque, une ampleur nationale voire universelle à tous les comportements d’opposition. Qu’une poignée de militants décident pour dénoncer la société de consommation de bloquer un magasin de la marque Apple un jour de soldes et de filmer leur “happening” (avec leur iPhone!) pour mettre la vidéo sur les réseaux sociaux, et un grand débat national s’installe sur l’interdiction des journées de soldes à consonance anglo-saxonnes. Ce n’est plus le nombre de personnes concernées, ni les enjeux, ni même le sujet de la mobilisation, mais bien le côté spectaculaire et visuel de l’action d’agit-prop qui compte. Les médias étant là pour reprendre et diffuser les images les plus choc, les partis d’opposition pour se rallier à des mouvements de colère “populaire” qui ont leur part de justification.

En soi la récupération de tous les mouvements d’agitation même ultra-minoritaires, voire quasi-sectaires, par les partis politiques n’est pas condamnable, elle est même traditionnelle. Elle pourrait même être constructive, si à chacune de ces manifestations de colères, réelles ou feintes, les hommes politiques toutes tendances confondues se mettaient autour d’une table pour tenter d’imaginer les réformes qui permettraient de répondre au mieux aux frustrations qui s’expriment dans la rue. Mais ce n’est pas le cas. Si le clivage traditionnel gauche-droite a pris un coup de vieux, les réflexes politique n’ont pas évolué pour autant: le gouvernement agit, ou n’agit pas d’ailleurs c’est selon, l’opposition de toutes façons condamne, en attendant en prédateur de pouvoir défaire ce qui est fait par la majorité d’un moment. C’est ainsi depuis des décennies, et c’est en train de prendre un tour extrêmement dangereux.

Car dès lors que les partis d’opposition modérés qui ont fait vivre l’alternance prédatrice à la française depuis le début de la 5eme République, se retrouvent ensemble dans l’opposition systématique au pouvoir en place, sans pour autant qu’on puisse les imaginer gouverner ensemble, ils consolident l’idée que la seule alternative possible est l’extrême-droite. Et comme dans le même temps ils s’allient à elle de fait pour s’opposer au pouvoir, et valident ainsi l’usurpation par elle du combat social, ils nourrissent chaque jour un peu plus la menace. Lorsque la gauche accepte que l’extrême-droite défile à ses côtés contre la politique sociale du gouvernement, elle la propulse de fait vers le pouvoir. Renoncer, fût-ce temporairement, à combattre l’extrême-droite qui n’a jamais engendré que l’injustice, la violence et le malheur pour les plus faibles dans tous les pays du monde, au prétexte que la priorité est d’avoir la peau de Macron, c’est faire le lit de Marine le Pen et de ses amis.

Trouver une autre réponse au ressentiment

Evidemment, il y a une autre explication à la convergence des mécontentements. C’est la difficulté que manifeste le pouvoir à influer, au delà de la réalité, sur le ressenti des citoyens. Lorsque Mélenchon dit “le peuple a toujours raison”, il n’a tort que sur un point, c’est sur le fait qu’il s’approprie de façon tout à fait illégitime l’expression de la parole du peuple en question. Pour le reste, l’effet d’une politique c’est d’abord du ressenti. Et là, on est obligé de constater que le ressenti n’est pas bon. Même si l’impact des réseaux sociaux et des médias n’est pas neutre sur le sentiment d’injustice ou de frustration, ou plutôt justement, à cause de cet effet d’amplification, il est d’autant plus essentiel de s’attaquer à ce ressenti. En écoutant plus la parole des corps intermédiaires, et les voix des opposants lorsqu’elles sont forces de proposition, en prenant le temps et les moyens d’expliquer mieux les tenants et les aboutissants de la politique menée, en recréant des rapports moins systématiquement antagoniques avec les médias, en cherchant à recréer du consensus autour de quelques thèmes d’intérêt général, bref en comprenant que la valeur de ce quinquennat ne se mesurera pas seulement aux résultats objectifs de sa politique, au nombre d’emplois créés ou aux résultats du commerce extérieur, mais bel et bien à l’idée que s’en feront les électeurs. En commençant par tous ceux qui, à tort ou à raison, s’estiment aujourd’hui lésés par sa politique et auxquels il faut tendre la main sans renoncer à réformer… L’art difficile de gouverner.

Sans doute conscient de cet enjeu, le pouvoir a jusqu’ici eu essentiellement des réponses institutionnelles. Une réforme du comité économique et social pour le rendre plus représentatif de la parole des citoyens, un “grand débat” qui aura permis surtout de constater le talent d’orateur du président, ou encore une convention citoyenne pour le climat… C’est un peu court et ne suffira pas à servir d’antidote à la frustration qui monte de façon manifeste, qu’elle soit justifiée ou non, dans la plupart des couches de la population.

2 réflexions sur « Le difficile art de gouverner »

  1. Merci Michel, c’est bien vu!…Mais comment mettre une communication plus chaleureuse, un peu de tendresse dans les perspectives, et de la responsabilité à chacun…car nous sommes tout de même tous embarqués sur le même navire!

  2. D’accord avec vous sur l’essentiel, juste que les corps intermédiaires sont avant tout corporatistes et ne défendent que leur pré carré sans vision globale dépassionnée en dehors du fait qu’ils sont des ralentisseurs efficaces de toute réforme ( concertations, réunions, consultations de la base , retours au gouvernement etc….)

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