C’est fait! On connaît maintenant les tenants et les aboutissants de la réforme des retraites imaginée par le gouvernement. Il reste encore des points à préciser et éclaircir, mais la mécanique d’ensemble apparaît. Et il faut bien reconnaître qu’elle est sophistiquée. Le gouvernement a tenté de répondre par avance à toutes les inquiétudes, celles des femmes, des fonctionnaires, des carrières morcelées, mais aussi, plus généralement, de tous ceux qui pouvaient vivre comme une injustice un “changement de règles en cours de partie”.
La période de transition était inévitable, mais on ne pouvait pas non plus attendre que tous les salariés actuels aient atteint l’âge de la retraite pour changer de système. Du coup, la mécanique qui semblait si simple dans les discours de campagne d’Emmanuel Macron -chaque euro cotisé donne les mêmes droits quel que soit la profession- prend des allures d’usine à gaz. Prévoir sa retraite à venir tient du calcul de l’âge du capitaine… et une partie des dispositions, encore négociables avec les partenaires sociaux, peut encore évoluer. Il paraît que le Président a demandé au gouvernement de mettre au point au plus tôt une outil de simulation pour que chacun puisse s’y retrouver… Ce ne sera pas du luxe! Mais on peut douter que cela suffise à désamorcer à la colère sociale.
Jusqu’à présent la colère en question prenait surtout l’allure d’une défense des “privilèges” d’une minorité de salariés, ceux qui bénéficient des régimes spéciaux. De fait, malgré quelques appels à la “grève générale”, seuls les secteurs concernés par le passage au régime général, principalement SNCF, RATP et enseignants, avaient cessé le travail. Et l’ on pouvait penser que la stratégie du gouvernement était de circonscrire le débat autour de la question du maintien des régimes spéciaux, pour désamorcer la grogne, en misant sur la lassitude de l’immense majorité des citoyens non concernés par ces régimes. D’ailleurs, de nombreuses voix, y compris parmi les soutiens du gouvernement, appelaient le Premier ministre à se concentrer sur la question de principe, égalitaire, d’unification des régimes, en évitant les sujets qui fâchent tout le monde, et en particulier celui du financement.
Ils n’ont pas été entendus. En annonçant le principe d’un “âge pivot” à 64 ans, c’est à dire d’un recul de l’âge à partir duquel la retraite sera à taux plein, sans “malus”, Edouard Philippe après avoir longuement détaillé sa recette du régime à points, mijotée aux petits oignons, pour éviter de léser quiconque -à l’exception des régimes spéciaux- a mis les pieds dans le plat. Et la réaction ne s’est pas fait attendre: les quelques syndicats qui avaient jusqu’ici évité de rejoindre les protestataires, CFDT et CFTC en particulier, ont appelé à leur tour à manifester la semaine prochaine. Laurent Berger, le patron de la CFDT, qui aurait pu fournir un appui au gouvernement dans la mise en place d’un régime de retraite par points dont il approuve le principe, a annoncé aussitôt que “la ligne rouge a été franchie”. Edouard Philippe a beau maintenant l’appeler à la négociation, l’affaire semble bien mal engagée.
Pourquoi avoir fait ce choix? Est-ce l’interaction de quelques chromosomes hérités de son géniteur politique, Alain Juppé, qui ont soudain raidi le Premier ministre dans ses bottes (1)? Plus sérieusement, on peut penser que, comme il s’en est justifié sur TF1, il ne se sentait pas autorisé à présenter une réforme sans en expliquer le financement. Le récent rapport du Comité d’Orientation des Retraites prédit en effet un déficit du régime de retraite compris entre 8 et 17 milliard d’euros en 2025. Comment présenter une réforme qui compte de nombreuses avancées sociales, et en particulier une garantie de retraite minimale à 1000€ pour une carrière pleine, et une intégration des artisans ou agriculteurs dans le régime général, sans expliquer comment le système se finance? Et donc, sans confirmer que le départ à la retraite effectif, et à taux plein, ne serait pas fixé à 62 mais 64 ans. Manifestement Edouard Philippe a fait le choix de l’honnêteté, mais sans doute pas sans quelques arrière-pensées.
Hier soir, dans les rangs de la majorité nombreux étaient ceux qui pointaient une faute tactique. On aurait pu effectivement se contenter d’une réforme structurelle historique, qu’aucun gouvernement n’avait osé précédemment entreprendre, et remettre à plus tard les problèmes de financement… Voire laisser la partie financement, c’est à dire allongement de la durée de cotisation à un gouvernement suivant, il reste du temps d’ici 2025. C’est ce que réclamait Laurent Berger en échange d’un soutien passif. Le leader de la CFDT aurait pu en effet appuyer une réforme dont l’objectif premier est l’uniformisation des régimes, en s’appuyant sur les avancées sociales contenues d’ores et déjà dans le projet, mais il ne peut évidemment donner l’impression à ses troupes d’être celui grâce à qui chacun devrait travailler deux ans de plus!
Mais faire ce choix tactique, ne serait pas allé non plus sans effet pervers pour le pouvoir. Même si la droite s’oppose, par principe, au projet de réforme, les voix sont pour l’instant modérées. On peut imaginer l’argument que lui aurait fourni, une impasse sur le financement du projet. Les François Baroin ou Xavier Bertrand, que les sondages placent en pole-position de la droite, auraient fait leur miel d’une démonstration d’inconséquence financière du gouvernement. Or nous sommes à mi-mandat d’Emmanuel Macron et chacun a déjà les yeux rivés sur 2022. Les enquêtes d’opinion montrent que la popularité du Président se maintient grâce à l’électorat de droite. Après l’épisode gilets jaunes, et la réforme des retraites, le Président ne peut guère compter sur un regain de popularité à gauche pour le porter une nouvelle fois à l’Elysée en 2022. Il y avait donc un vrai risque à se mettre à dos l’électorat de droite en paraissant comme laxiste sur le plan financier, au moment où toute la gauche est vent debout contre la réforme.
Le choix de mêler dans le même projet réforme structurelle et allongement de la durée du travail est sans doute tactique, donc. Mais pas sans risque. Avec l’entrée en rébellion de la CFDT, le gouvernement est isolé. Si la CFDT va au delà des déclarations de principe et mobilise dans la rue le 17 décembre, voire appelle à la grève, le Premier ministre pourrait se retrouver réellement “Juppéisé”. Et le grand cru réformateur tourner au vinaigre. Dans ce cas la défaite serait terrible, sur le plan tactique, bien sûr, mais aussi et surtout sur le fond, en renvoyant pour le coup aux calendes grecques toute réforme structurelle de notre système de retraite.
(1) On a prêté, à tort, à Alain Juppé la volonté affirmée de rester “droit dans ses bottes” au moment de la grande grève de 1995, mais la phrase ne se rapportait pas au conflit social en cours.