“Comment appeler un pays dans lequel vous avez une majorité de l’opposition qui s’exprime contre une réforme et que le gouvernement passe en force?” C’est Manon Aubry, la députée européenne de la France Insoumise qui pose la question. Tout en faisant la réponse: “il y a des dérives autoritaires!”. On hésite entre consternation et franche rigolade. Oui, dans une démocratie parlementaire, ce n’est pas “la majorité de l’opposition” qui fait la loi, mais bien la majorité du parlement. Et il se trouve qu’elle est favorable au projet de réforme des retraites défendu par le gouvernement.
Cela étant dit, le fait de disposer d’une majorité absolue au parlement, ne suffit bien sûr pas à légitimer l’ensemble des actions du gouvernement. Dans le cas d’espèce, on constatera que le projet de retraite par points figurait au programme du Président de la République, et qu’il a été validé, à quatre reprises par les électeurs. Et si, selon le raisonnement en cours dans l’opposition, le vote du second tour de la présidentielle devait probablement autant au rejet de Marine Le Pen, qu’à l’adhésion au programme d’Emmanuel Macron, ce sont bien les électeurs qui ont choisi en toute connaissance de cause de lui donner une majorité suffisante au parlement pour appliquer son programme. Sauf à considérer que les électeurs sont des idiots, on doit bien admettre que le projet de réforme a été validé dans les urnes.
On pourra objecter qu’il n’était alors pas connu dans tous ses détails, c’est vrai. Ou encore qu’il a été très mal expliqué, c’est tout aussi vrai. Que les tergiversations au sujet de la période de transition des régimes spéciaux vers le régime général ont obscurci le débat… Ou encore que le bras de fer autour de l’âge pivot, avec la CFDT, aurait pu être évité en discutant plus ou mieux, en amont. On pourra évidemment regretter que le projet n’ait pas bénéficié d’un consensus politique minimal, qu’une partie de l’opposition n’ait pas apporté son soutien sur au moins certaines mesures du projet qui correspondaient de fait à leur ADN politique. Par exemple sur le choix de supprimer les régimes spéciaux pour une partie de la droite qui projetait en cas d’accession au pouvoir d’en faire de même. Ou encore la taxation des hauts revenus sans contrepartie, et l’ouverture du régime général aux agriculteurs par exemple, pour la gauche. En tout cas, rien ne peut justifier qu’au terme de plusieurs mois de concertation on en soit arrivé à un tel niveau de violence.
Violence contre les personnes d’abord. Lorsque des militants de la CGT décident de priver d’électricité une partie de la population pour se venger de n’avoir pu imposer leur point de vue dans la rue, il s’agit bien d’une violence faite aux personnes, injustifiable. Lorsque certains empêchent débats et réunions publiques de se tenir par la force, il s’agit de violences faite aux personnes. Lorsque le siège d’un syndicat est envahi par des militants d’un autre syndicat, il s’agit bien de violences faite aux personnes. Comme quand on empêche par la force un député de tenir une réunion ou qu’on menace lui-même ou sa famille.
On pourra évidemment noter qu’en d’autres temps, dans d’autres périodes de tension, de tels dérapages violents avaient déjà lieu. C’est exact. Mais la nouveauté c’est le soutien public, et donc la légitimation, dont bénéficient ces actes de violence. Depuis plusieurs semaines, l’opposition, en particulier l’opposition de gauche et d’extrême-gauche ont soutenu ces actes de violence. On a vu des députés aux côtés de militants syndicaux qui tentaient d’empêcher les non-grévistes de travailler, par la force et les injures. De façon systématique, on considère dans l’opposition de gauche que le seul véritable fautif des violences est le gouvernement qui refuse de céder aux protestataires. Et les médias ont complaisamment ouvert grand leurs micros à ceux qui faisaient la promotion de ces actions illégales.
Or pour un élu du peuple, dénoncer une dérive autoritaire du gouvernement, revient en effet à encourager la violence, car si l’on est en dictature, alors la révolte est légitime. C’est évidemment un point crucial, sur lequel il convient de se pencher.
Comme on vient de le voir, parler de dictature à propos du choix d’une majorité élue démocratiquement d’imposer une réforme qui figurait dans son programme n’est pas recevable. La réforme actuellement présentée, aussi imparfaite ou mal expliquée soit-elle, intervient au terme d’un cycle de concertations de plusieurs mois auquel certaines organisations syndicales ont accepté de participer, où chacune aura eu l’opportunité de faire entendre ses points de vue. Il faudra chercher ailleurs les signaux de la dérive autoritaire.
Par exemple, selon les nombreux opposants à Emmanuel Macron, dans la violence de la répression qui se serait abattue sur les protestataires, gilets jaunes ou syndicalistes. Là encore il faut relativiser les choses. S’il est vrai qu’il y a eu plus de blessés dans les manifestations qu’il n’y en avait eu ces dernières années, on doit aussi constater qu’il y a eu plus de manifestations que jamais depuis douze mois et qui se sont systématiquement soldées par des affrontements avec les forces de l’ordre. Cela n’excuse pas les abus d’usage de la force, mais explique sans doute leur fréquence. Un mauvais choix de tactique de maintien de l’ordre expliquerait-il ces violences excessives? Possible. Mais difficile à trancher tant la nouveauté de ces douze derniers mois, est la présence systématique dans les cortèges de manifestants venus ostensiblement pour en découdre. On se souvient qu’après les premières violences sur les Champs Elysées à Paris, fin 2018, la classe politique et les observateurs avaient reproché en cœur à la préfecture de police de ne pas avoir envoyé ses policiers au contact pour éviter les dégradations. On peut en outre observer que depuis plus d’un an on a connu plus de manifestations violentes que n’importe quel pays, plus de dégradations publiques, plus de provocations à l’égard des forces de l’ordre, plus de jours de grève… sans que l’Etat tente de restreindre en quoi que ce soit nos libertés.
S’il est donc légitime de dénoncer chaque excès de violence des forces de police, et de regretter une certaine bienveillance de la justice à l’égard de leurs auteurs, il n’y a évidemment pas là non plus de quoi instruire un procès en “dérive autoritaire” du régime.
En fait, s’il y a un péril autoritaire quelque part, c’est peut-être dans les institutions même de la cinquième république. Dans ce mode de scrutin majoritaire qui favorise l’exercice solitaire du pouvoir en offrant à chaque président une armée de députés qui lui sont redevables de leur présence au parlement. Et donne aux autres pour seule raison d’être l’opposition systématique. Dans cet alignement des échéances électorales législative et présidentielle qui interdit la cohabitation, et dispense de rechercher ces compromis politiques qui donnent son sens à la vie démocratique. Si l’Etat ne valorise pas la recherche du consensus, l’esprit de négociation, alors le consentement de la population se délite, pour laisser la place au seuls sentiments d’injustice, et d’impuissance.
Désaligner les échéances en rétablissant un mandat plus long pour le président, éventuellement non renouvelable; introduire une dose significative de proportionnelle contraignant le président élu à rechercher des consensus pour réformer, et permettant ainsi aux minorités d’influer sur la politique menée; créer une ou des assemblées de citoyens qui puissent être force de proposition; franchir un pas supplémentaire dans la décentralisation en responsabilisant plus les élus locaux tout en luttant contre le cumul des mandats dans le temps et en leur donnant le temps de leur mandat les moyens de s’y consacrer pleinement… Les pistes d’amélioration sont nombreuses, rétablir à la fois l’autorité de l’Etat et le dialogue social et politique ne sera pas chose simple… Mais la crise institutionnelle est bien là, il va falloir s’y atteler.