Confinement: comment tourner la page du livre?

En tennis on dirait “double faute”! En communication on pourrait se contenter d’un “quelle connerie!” En politique, on pourrait s’interroger sur les raisonnements, sans doute très sophistiqués qui ont conduit à ce naufrage. Nous avons le premier gouvernement qui ait estimé judicieux d’interdire à des magasins, par ailleurs habilités à vendre toutes sortes de choses nécessaires ou inutiles, de vendre des livres! Fournissant ainsi un argument en or massif à tous ceux qui cherchaient pour des raisons politiques à dénoncer la décision de confiner la population pour enrayer la deuxième vague de l’épidémie de coronavirus. Formidable! En pleine campagne sur le caractère inaliénable de la liberté d’expression, et plus généralement de toutes les valeurs qui font le patrimoine du pays des lumières, les consommateurs vont pouvoir défiler pendant plusieurs semaines dans leurs supermarchés devant des rayons culturels occultés par décision du gouvernement. Interdit de lire!

Mais comment en est on arrivé là? Evidemment les librairies n’étaient pas la cible des experts qui ont établi le plan de confinement. Juste les victimes collatérales. L’idée était de limiter au maximum les contacts entre les gens et donc de leur interdire de se rendre en nombre dans les magasins non indispensables. Le biais était donc présent dès le début dans le raisonnement. Comment définir un commerce indispensable? C’est évidemment subjectif et dépend de la pratique quotidienne de celui qui en décide. Gageons que le fonctionnaire ministériel (ils s’y sont peut-être mis à plusieurs) qui a proposé le classement aux politiques entre le nécessaire et le superflu, l’a fait en toute sincérité: les denrées alimentaires pour se nourrir, les produits de bricolage pour ceux qui en ont besoin dans leur activité professionnelle, l’informatique et ses dérivés pour faciliter le télétravail… Indispensable! Tout cela pouvait paraître parfaitement logique.

Pour le reste, notre fonctionnaire a sans doute puisé dans son vécu. Le sport? Vous voulez dire le jogging au crépuscule le long des quais de Seine, son iPhone accroché au bras, son cardiomètre au poitrail (pour ceux qui n’ont pas le dernier modèle de montre apple avec électro-cardiogramme en temps réel pendant la course…)? Autorisé! A condition de ne pas s’éloigner de plus d’un kilomètre, mais c’est largement suffisant vu le temps libre que nous laisse le boulot.

Le “Click and Collect” à la française

Restait la question épineuse de la culture. Et là notre fonctionnaire hypothétique et de bonne volonté, sortait un peu de sa zone de confort. On a beau être extrêmement cultivé, quand on travaille dans un ministère c’est pas tous les jours qu’on peut aller au théâtre, ou au cinéma. Et je ne vous parle pas des concerts de rock. Après tout, suspendre ces activités pendant un mois ou deux ne changera rien à l’exception culturelle française. Et puis on pourra toujours télécharger des spectacles sur internet. Tous les opéras du monde on mis leurs joyaux en téléchargement libre lors du premier confinement. Et regarder Netflix pour voir des films. Et plus personne n’achète chez les disquaires. Mais les livres? Les quoi? Les livres. Ceux qu’on vend dans les librairies, qui sentent bon le papier, qu’on pose négligemment sur sa table de nuit, qu’on repasse à ses amis quand on les a finis… Ben pour les livres, on ne change rien… on va sur Amazon. Ou alors on télécharge une version numérique, on trouve à peu près tout, et c’est encore plus pratique, on peut en empiler des dizaines sur sa table de nuit… dans son iPhone. Donc pas de problème. La lecture reste autorisée quand on ferme tous les commerces non indispensables. Et pour ceux qui tiennent absolument à acheter un livre en papier chez un libraire indépendant, à l’ancienne, on autorise le “click and collect” à la française: je commande par internet ou par téléphone à mon libraire et je vais chercher mon livre sur place. Jusque là il n’y a rien à dire, la logique est respectée.

Qu’à ce stade personne parmi les politiques appelés à prendre les décision n’ait réagi est beaucoup plus surprenant. Fascination naïve pour les nouvelles technologies? Volonté d’éviter les exceptions qui auraient rendu les règles du confinement moins compréhensibles? Habitudes de lecture oubliées sous la pression d’activités politiques chronophage? En tout cas même la ministre de la culture Roselyne Bachelot, qui a tenté en vain d’obtenir l’ouverture des cinémas, n’a pas vu venir le problème, ou en tout cas n’a pas su prendre la défense des libraires. En tout cas les réactions ne se sont pas fait attendre. En laissant les supermarchés vendre des livres et en fermant les librairies, on assassine une nouvelle fois la librairie indépendante, donc la culture française elle-même… ont fait valoir les libraires, mais aussi tous ceux qui cherchaient un angle d’attaque contre le plan de confinement du gouvernement, qui par ailleurs est soutenu par les deux-tiers des Français si l’on en croit les sondages.

C’est là que nos gouvernants se sont enfoncés en doublant la mise. Au terme d’une réunion avec les représentants des libraires et des grandes surfaces, il a été décidé en urgence… d’interdire la vente de livres par la FNAC ou les grandes surfaces qui restent ouverts. Pourquoi? Pour éviter la concurrence déloyale à l’égard des libraires. Il est donc interdit de vendre des livres en rayon. Seule la vente en ligne ou en drive reste autorisée… ce qui revient à placer tout le monde sur le terrain d’Amazon, champion mondial de la vente en ligne. Et donc à interdire le conseil au client, la possibilité de feuilleter les livres… qui constituent l’avantage concurrentiel de la vente en magasin, et le principal déficit d’… Amazon, qui ne peut offrir ces services! Comprenne qui pourra.

Mais ce n’est pas tout, en laissant interférer les règles de la concurrence dans le plan de confinement, en acceptant d’en faire un critère de décision, les autorités ont évidemment réveillé les appétits et les aigreurs. Ce qui est vrai pour les libraires indépendants ne devrait-il pas l’être aussi pour les magasins de jouets, fermés, alors que les supermarchés vont pouvoir faire leur chiffre d’affaires de cadeaux de Noël sous la protection du confinement? Et que dire des merceries indépendantes? Et des quincaillers? Et des parfumeries? Ne faut-il pas interdire la vente de jouets, de boutons, et celle des casseroles, pourtant bien utiles pour faire cuire les denrées alimentaires indispensables? Il n’y a évidemment qu’Amazon que tout cela fasse sans doute rigoler.

Déjà des appels à la désobéissance

Déjà ceux qui cherchaient un angle pour attaquer le plan de confinement s’engouffrent dans la brèche. Plusieurs maires ont pris des arrêtés municipaux autorisant l’ouverture des librairies, voire de tous les commerces locaux, annonçant un bras de fer avec l’Etat, dont le résultat sera évidemment de fragiliser le plan de lutte du gouvernement, et d’inciter les citoyens à la désobéissance civile. Une fois de plus, on continuera sur les plateaux télé à mettre en doute l’utilité des mesures anti-covid, à contester ces nouvelles atteintes aux libertés, dont le caractère arbitraire sera largement nourri par la polémique sur le commerce local…

Pouvait-on éviter cet incroyable gâchis? Pas sûr mais peut-être, en dialoguant un peu plus avant de décider. En choisissant la voie d’un débat préalable aux restrictions des libertés, qui aurait certes fait perdre au Président l’effet de surprise (tout relatif tant les télévisions ont eu le loisir de commenter les mesures avant même leur adoption), mais aurait peut-être permis de voir venir les chausse-trappes et de les éviter. La démocratie y aurait gagné, la logique aussi, et donc l’efficacité des mesures. Maintenant il sera plus difficile de récupérer la confiance perdue dans cet épisode ridicule. Le nouveau confinement pouvait difficilement plus mal démarrer.

Charivari…

C’était prévisible! L’unité nationale après l’assassinat du professeur Samuel Paty a fait long feu. Et le retour de flamme haineuse est d’une rare violence. C’est l’essayiste Pascal Bruckner, qui n’en est pas à sa première déclaration outrancière, qui accuse sur un plateau de télévision la militante antiraciste et féministe Rokhaya Diallo d’avoir “armé les bras des tueurs de Charlie Hebdo”, ou l’ancien premier ministre Manuel Valls reprochant à Jean-Luc Mélenchon sa “très grande complicité” dans ces assassinats. Ce sont les militants de la France Insoumise qui font semblant de ne pas comprendre que le combat contre l’islam politique n’est pas un combat contre les pratiquants de la religion musulmane et accusent le gouvernement de mener une politique “d’extrême-droite”. C’est le ministre de l’intérieur qui se lance dans une bataille pour le moins ambigüe et en en tout cas hors de propos -à moins qu’il ne s’agisse de sa participation à un jeu de rôles stupide dont le maître du jeu serait à l’Elysée ?- sur la présence des rayons hallal ou casher dans les supermarchés, quand toutes les énergies devraient être concentrées sur le combat contre le radicalisme islamiste. Ce sont les appels au “soulèvement” des musulmans du président de l’association “humanitaire” Barakacity, menacée de dissolution.

Comme d’habitude, les plateaux des chaînes “d’information” en continu, mettent leurs porte-voix à disposition des plus haineux. Et les injures volent: les “islamophobes” voire “racistes” répondent aux “islamo-gauchistes”. C’est précisément tout ce que l’on pouvait craindre qui est en train de se produire. Les uns seraient “complices” de fait de l’extrême-droite, quand les autres “feraient le jeu” des terroristes… Heureusement, dans ce tumulte quelques rares havres de paix et d’intelligence demeurent. Comme ce débat sur le plateau de l’émission “C’est à vous” de France5, entre l’imame Kahina Bahloul et la rabbine Delphine Horvilleur, échangeant sur leur situation de femme dans leur religion respective.

Si les actions gouvernementales pour réduire le poids de l’islam politique, et pourchasser les fauteurs de violence sont nécessaires, c’est évidemment par le dialogue et l’intelligence que l’on fera progressivement évoluer les choses. Que l’on fera retomber cette fièvre autour de la religion, qui tue des innocents, et pourrit le climat démocratique. Et la première preuve d’intelligence serait de ranger les anathèmes au placard des mauvaises idées. Le terme “islamo-gauchisme”, par exemple, ne veut rien dire. Il n’a rien à faire dans le débat public. Il n’y a rien de commun entre l’islam politique et l’extrême-gauche. Il y a simplement des attitudes de certains militants de gauche, extrême ou pas, dont on peut estimer qu’elles font parfois le jeu des islamistes. Qu’elles les renforcent dans leurs positions. Par naïveté parfois, souvent par souci d’être du côté des minorités, en l’occurrence les pratiquants de la religion musulmane, qui seraient ostracisés. Les choses peuvent être désignées ainsi sans chercher à créer une catégorie infamante dans laquelle ranger ces prises de position, que l’on est en droit d’approuver ou de contester. A l’inverse, on peut constater que certains discours ou attitudes de la majorité au pouvoir, certaines injonctions de la droite, à propos des rayons hallal des supermarchés par exemple ou encore du port du voile dans l’espace public, apportent de l’eau aux moulins à haine de l’extrême-droite, sans pour autant ranger automatiquement ceux qui les portent dans la catégorie “fascistes”.

Vœu pieux que tout cela? Peut-être! Il est peut-être déjà trop tard pour que le débat politique s’apaise. Les réseaux sociaux et la télévision H24 ont peut-être créé un effet-cliquet qui interdit le retour en arrière. La recherche systématique d’audience à tout prix -et donc principalement par le scandale- des chaînes de télévision, a peut-être créé un point de non-retour. On le voit avec l’autre débat scandaleux du moment, celui qui concerne le coronavirus. Là encore seules les paroles outrancières trouvent un écho, les discours mesurés n’ont pas droit de cité, tout le monde sait tout, et accuse les autres de favoriser l’épidémie et donc d’être indirectement responsable des décès, qui par incompétence, ou souci exclusif de l’économie, qui par irresponsabilité ou hédonisme. Et les réseaux sociaux amplifient tout ça rendant le débat inaudible et les véritables informations incompréhensibles. Résultat de ce charivari: les mesures de prévention, auxquelles les gens ne croient plus, sont moins respectées, l’épidémie progresse ou rebondit, ou repart, ou connait une deuxième vague ou… peu importent les termes.

Face à ce désordre du débat public, certains préconisent des mesures de régulation. Des interventions vigoureuses du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel pour rappeler les journalistes à leur devoir, mais tout le monde a pu apprécier la nature inconsistante voire ectoplasmique de l’institution. Ou/et un durcissement des règles de contrôle des contenus sur réseaux sociaux. Mais comment demander aux géants numériques Facebook ou Twitter d’assurer un véritable contrôle sur les contenus qu’ils diffusent en langue française? Même un éditeur de métier comme Mediapart refuse d’assumer la responsabilité des contenus qu’il publie sur ses blogs, sous son logo… Comment exiger d’une société informatique américaine plus de responsabilité sur les innombrables contenus mis en ligne sur leurs plateformes ?

Alors il reste à refaire un vœu pieux. En espérant qu’il ne le reste pas. Qu’émergent, que renaissent, ou se réaffirment, au milieu du flot quotidien audio-visuel et numérique qui nous submerge, des ilots médiatiques à la façon de ce “C’est à vous” du 22 octobre, où la priorité ne va pas au plus scandaleux, où le buzz n’est pas une religion, où (re)nait le souci du contrôle de l’exactitude des faits, où informer redevient un métier à part entière, avec ses règles, sa déontologie, ses exigences… Où l’on valorise la modération et le dialogue plutôt que la polémique et la diatribe… Des havres d’information impartiale, d’échange constructif, vers lesquels peu à peu le public soucieux de s’informer sérieusement pourrait s’orienter… en délaissant les machines à faire du buzz.

Islam radical: un combat de longue haleine

C’est la quadrature du cercle! Comment lutter efficacement contre l’islamisme radical sans pour autant pourrir la vie des millions de musulmans vivant en France, et souhaitant simplement pratiquer leur religion dans le respect des règles de la République? Tous les gouvernements depuis trente ans se sont cassés les dents sur le sujet. Et ont de fait laissé prospérer ceux qui prétendent placer les lois de leur religion, ou du moins l’idée qu’ils s’en font, au dessus de celles de la République.

Quelques combats ont été menés. Contre le voile à l’école, par exemple, ou contre le port de la burka dans l’espace public, mais chacune de ces mesures, vécues par les plus religieux, comme une restriction de leur liberté, a, à l’inverse de l’objectif, souvent permis aux islamistes de raffermir leur influence sur les pratiquants de leur religion, en illustrant la stigmatisation dont ils s’estimaient victimes. Et les militants islamistes ont su pousser leur avantage en maniant la provocation, comme on l’a vu à chaque tentative d’imposer le droit de porter le burkini dans les piscines, de se voiler dans les salles de sport, ou d’obtenir des horaires non mixtes dans les équipements publics… A chacune de ces provocations, les réactions d’indignation des défenseurs de la laïcité, mais aussi l’exploitation politique qui en est faite par des militants politiques de droite plus ou moins extrême tout aussi intolérants que ceux qu’ils combattent, alimentent leur discours victimaire. Au moment d’adopter de nouvelles mesures pour lutter contre cet islamisme politique, le dilemme reste entier. Le risque est réel de nourrir la propagande islamiste, donc in fine de renforcer les militants et associations les plus extrémistes, et de leur permettre d’accroitre l’influence qu’ils exercent sur leurs coreligionnaires.

Mais il ne faut pas renoncer pour autant! La République ne doit plus tolérer qu’un militant religieux puisse prétendre que sa foi le place au dessus des lois. Les pressions, chantages ou menaces contre ceux qui ne suivent pas les dogmes religieux, doivent être sanctionnés. Il n’est pas acceptable qu’un imam soit reçu dans une école publique pour s’y plaindre du contenu d’un enseignement. On ne peut pas laisser quelques émules des Frères Musulmans, organisation islamiste internationale, dicter leur loi aux femmes dans certains quartiers, ou appeler sur internet à la violence contre ceux qu’ils considèrent comme des ennemis de leur religion. Pas non plus accepter que des religieux professent publiquement leur volonté d’asservir les femmes. La loi doit s’appliquer à tous et partout. Et il faut faire en sorte que, malgré les difficultés, les enseignants puissent continuer à former leurs élèves au respect des valeurs de la République, en bénéficiant d’un soutien total, et d’une protection, de l’institution scolaire, et plus largement de la Nation. Et faire taire les menaces! Tout cela est nécessaire si l’on veut un jour pouvoir tourner la page du terrorisme islamiste.

Evidemment, c’est moins facile aujourd’hui qu’hier. Jusqu’à la généralisation des réseaux sociaux, le droit de la presse permettait à la société de se protéger des menaces et appels à la violence, les éditeurs étant entièrement responsables de leurs publications. Avec les réseaux sociaux, il n’y a plus de responsables. Les opérateurs des dits réseaux, estiment ne pas être des éditeurs et donc ne pouvoir être considérés comme responsables des contenus qu’ils diffusent. Il est sans doute nécessaire, même si c’est difficile du fait du caractère trans-frontières de l’internet, d’aller vers une responsabilisation des Facebook, Twitter et autre Instagram. L’appel à la violence, l’incitation à la haine, n’ont pas leur place dans l’espace public, et les réseaux sociaux font partie de l’espace public.

Alors bien sûr, si l’on dissout les associations qui placent ouvertement leurs préceptes religieux ou pseudo-religieux au dessus des lois, si l’on traduit devant la justice, les militants qui tentent dans certains quartiers au nom d’une religion de dicter leur façon de voir à leurs concitoyennes et/ou concitoyens, si l’on sanctionne les menaces proférées au nom d’un Dieu ou d’un prophète sur Facebook ou Instagram, si l’on expulse les étrangers qui prêchent la haine dans notre pays, si l’on retire aux parents la possibilité de former leurs enfants à leur vision réductrice du Monde en les soustrayant aux influences extérieures et aux enseignements de l’école de la République… on risque de donner l’impression de stigmatiser l’islam… Mais comment faire autrement? Aucune autre religion -quoi que l’une ou l’autre ait eu à se reprocher dans le passé- n’est instrumentalisée aujourd’hui par une minorité de militants qui tentent d’imposer leur point de vue, par la pression morale ou la violence, si l’on fait exception de quelques catholiques extrémistes qui tentent, le plus souvent en vain, de faire entendre leur archaïsme, et doivent être également sanctionnés lorsqu’ils se mettent hors la loi.

On l’a vu lorsque le président Macron a fait son discours sur le séparatisme et l’islam politique, la gauche marche toujours sur des œufs lorsqu’il s’agit de ce sujet. La peur, tout à fait honorable, de donner l’impression de discriminer une minorité, conduit à une prudence voire à une tolérance, dont profitent les plus extrémistes. Gageons donc que quelles que soient les mesures adoptées, elles déclencheront, d’abord sur les réseaux sociaux comme toujours, l’indignation des défenseurs intransigeants des libertés formelles, mais aussi les polémiques, dénonciations et procès d’intention. Sachons aussi que les interdictions d’association, expulsions d’individus dangereux, obligation de scolarisation, poursuite judiciaires systématiques des menaces et propos haineux, si elles paraissent des mesures essentielles pour établir des garde-fous et réaffirmer les valeurs de la République, ne suffiront pas! C’est par l’éducation et la culture, grâce à nos enseignants, que l’on fera reculer durablement l’obscurantisme, par le soutien aussi que l’on accordera à ceux qui au sein même de la religion musulmane luttent contre les extrémismes, par l’écho que l’on donnera à leurs prises de position… Cela demandera du courage, mais aussi du temps, sans doute beaucoup de temps.

Les enjeux et dangers du couvre-feu

Allons-y pour le couvre-feu! La décision était attendue, commentée et critiquée sur tous les plateaux télé depuis trois jours. Emmanuel Macron l’a annoncée lui-même à la télévision. Déclenchant ou plutôt amplifiant les réactions les moins rationnelles, les plus passionnelles, comme on nous y a habitués depuis le début de l’épidémie.

Il faut dire que l’imposition d’un couvre-feu n’est pas une mesure anodine. Dans l’inconscient collectif français, couvre-feu rime avec guerre, voire occupation, et cela, même si la mesure d’exception a déjà été utilisée dans les banlieues, à l’époque où elles s’enflammaient tous les soirs, ou encore en Guyane depuis plusieurs mois pour tenter de limiter l’impact de l’épidémie de Covid 19. Mais Paris n’est pas la Guyane. Et imposer un couvre-feu dans la capitale, et les principales métropoles, n’a évidemment pas la même portée. Depuis deux jours les plaintes et cris de colère se multiplient: c’est le spectacle qu’on assassine, la restauration que l’on anéantit, on nous musèle, on nous enferme, on nous prive de nos libertés les plus fondamentales…

Menace sur l’hôpital

En fait la mesure pose d’abord deux questions, évidemment liées: le couvre-feu est-il la réponse la plus pertinente à la situation sanitaire, telle qu’on peut l’appréhender aujourd’hui et permettra-il réellement de freiner l’épidémie à court ou moyen terme? En somme, le jeu en vaut-il la chandelle, faut-il sacrifier nos libertés, et (encore un peu plus) notre prospérité, à la maîtrise d’un virus qui choisit ses victimes principalement parmi les plus âgés et les plus fragiles? Evidemment, ainsi posée la question ne peut que déchainer les passions et appeler les réponses les plus tranchées, voire les plus caricaturales. Sur les plateaux et les réseaux sociaux, les “experts” multiplient les avis, d’autant plus catégoriques et définitifs, qu’ils s’éloignent de leur champ réel de compétence. On peut tout de même essayer d’apporter quelques réponses dépassionnées.

Primo, quelle est la situation que nous décrivent ceux qui ont décidé du couvre-feu ? L’épidémie connait un rebond important, un genre de seconde vague qui se traduit par une croissance exponentielle du nombre des contaminations. Derrière cette croissance se croisent deux phénomènes: d’une part la multiplication des tests jusqu’à 700 000 par semaine, qui mécaniquement se traduit par une progression du nombre de cas. D’autre part l’accélération, réelle, de la propagation du virus, que l’on peut mesurer au taux de positivité des tests en question, passé de 7,5% à plus de 12% en 15 jours. Certes, cet indicateur de Santé Publique France est contesté parce qu’il ne prend en compte que les personnes testées pour la première fois, mais sa progression quotidienne, toutes choses égales par ailleurs, reste significative et inquiétante. De même, la dégradation continue de la situation dans les services hospitaliers est avérée. L’augmentation quotidienne du nombre de patients covid dans les services de réanimation, qui connaissent un taux d’occupation supérieur à 30% (au titre de cette seule maladie) dans certaines métropoles, est inquiétante à double titre. D’une part à cause de la surcharge de travail pour les personnels hospitaliers qui se précise de jour en jour, mais en outre, parce que la place laissée par le covid aux autres pathologies nécessitant un recours aux services de réanimation, réduit au même rythme, et contraint déjà les hôpitaux à différer des soins moins urgents, ce qui pourrait se traduire à terme par une dégradation de l’état sanitaire général du pays, et une aggravation de l’état de santé de patients présentant des pathologies chroniques. Différer les soins d’une personne atteinte d’un cancer, c’est assurément prendre le risque de réduire son espérance de survie. On peut donc admettre que la flambée de ces deux indicateurs, croissance du nombre de cas et taux d’occupation des services de réanimation, exigeait de nouvelles mesures énergiques de la part des pouvoirs publics.

Eviter le confinement?

Mais comment interpréter le choix du “couvre-feu” plutôt que celui d’une autre mesure, le reconfinement par exemple? Si l’on a bien compris, l’objectif est précisément d’éviter autant que faire se peut un reconfinement. Pourquoi? Parce qu’un nouvel arrêt total de l’activité aurait un impact dramatique sur l’économie et donc sur les conditions de vie des Français. On doit déjà s’attendre à une explosion du chômage en lien avec la baisse d’activité dans de nombreux secteurs, à une dégradation de la situation des plus précaires, des plus démunis, un nouveau confinement aggraverait encore les choses, et pourrait nous conduire à une régression économique et sociale d’une extrême gravité. En outre, fermer à nouveau les écoles serait extrêmement pénalisant pour les enfants les moins favorisés. Tout cela parait sensé. Mais si l’on veut contenir l’épidémie, et donc à la fois limiter le nombre de décès, et préserver notre système de santé, il faut impérativement freiner la progression de la contamination, et donc agir prioritairement là où le virus se propage le plus vite, en évitant de se tromper dans le ciblage des mesures.

A cet égard il convient d’examiner ce que disent les statistiques de santé. Beaucoup ont voulu y trouver la preuve que c’est en entreprise et à l’université que se fait principalement la contamination, et donc la démonstration de l’absurdité d’un couvre-feu qui laisse les gens aller au travail, à l’école ou l’université, et leur interdit l’accès à la culture ou aux loisirs nocturnes. De fait les statistiques de Santé Publique France indiquent que 60% des clusters identifiés se trouvent dans les entreprises et les universités. Mais elles précisent également que seulement moins de 10% des cas positifs ont pu être rattachés à un cluster identifié. Pour les autres, c’est à dire l’immense majorité des gens testés positifs, il n’a pas été possible de déterminer l’origine de la contamination. On ne peut donc en déduire comme le font certains, que c’est d’abord au travail que l’on attrape le virus. Dans l’attente de la démonstration du contraire, le port ou l’absence du masque semble être un critère pertinent pour cerner les moments et les situations les plus propices à la diffusion du virus. Par exemple les soirées dans les bars, les restaurants, ou chez des amis, où se retrouvent en grand nombre des gens non masqués.

Une violence calculée, mais un risque réel

Fallait-il pour autant aller jusqu’au couvre-feu touchant un tiers de la population? Une fermeture des bars, dans les métropoles où ce n’était pas déjà le cas, un renforcement des procédures de prévention dans les restaurants, une interdiction des rassemblements de plus de 10 personnes dans les lieux publics, une limitation plus stricte des jauges dans les salles de spectacle… n’auraient-ils pas permis d’atteindre le même objectif en évitant la violence symbolique du couvre-feu. En fait il semble bien que le choix ait été précisément fait, de frapper le plus fort possible, pour tenter de provoquer ou accélérer une prise de conscience de la gravité de la situation. Et il est vrai qu’alors que toutes les chaines de télévision donnent la parole depuis des semaines à de soi-disant experts qui nous expliquent tantôt qu’il n’y aura pas de deuxième vague, tantôt que le masque ne sert à rien, parfois même que l’idéal est de laisser le virus contaminer le plus grand nombre le plus vite possible pour nous immuniser collectivement… il n’était pas inutile de dire la gravité de la situation.

La violence symbolique de la mesure demeure, et la marque qu’elle laissera dans la société française dépend largement de l’issue du combat. Si le couvre-feu permet un réel freinage de la propagation du virus, et donc un retour rapide à la normale, il restera comme une douloureuse mais efficace mise entre parenthèses temporaire de nos libertés. Si à l’inverse il n’apporte pas le soulagement espéré, et débouche, soit sur un reconfinement, soit sur une nouvelle submersion des services hospitaliers, cet épisode de restriction des libertés publiques par le pouvoir exécutif, au nom d’un péril sanitaire, restera comme un dangereux précédent. D’autres périls du même type, ou d’un autre, peuvent nous menacer à l’avenir, d’autres responsables politiques peuvent accéder au pouvoir, et l’on ne peut se satisfaire d’un système dans lequel le pouvoir exécutif a les mains libres, une fois que le parlement a validé l’état d’urgence, de restreindre les libertés à sa convenance. Un système dans lequel les libertés publiques deviendraient en somme la variable d’ajustement des politiques gouvernementales.

Le recours à des mesures collectives de privation des libertés mériterait en lui-même un débat national, public, au parlement et dans la nation, en toute transparence, afin que les citoyens puisse se faire une idée aussi exacte que possible des raisons qui conduisent à cette situation d’exception et qui n’ont pas permis de préserver l’intérêt général par d’autres moyens moins coercitifs…