C’est un raisonnement qu’on entend sur les plateaux télé et les réseaux sociaux: le confinement n’aurait servi à rien, et il aurait été la cause d’une véritable désastre, économique, social et moral. Pour étayer leurs propos, les Diafoirus de circonstances font appels aux statistiques qui les arrangent, voire arrangent les statistiques dont ils disposent, lorsqu’elles ne sont pas suffisamment probantes. Et l’on pourrait prouver, nous dit-on, en comparant différents pays ayant confiné ou pas, décrété un couvre-feu ou pas… que le nombre de morts ne dépend quasiment pas de la politique menée par les différents gouvernement. Nos gouvernants nous auraient donc offert, depuis le printemps, pour leur seul plaisir de diriger nos vies, un show digne d’Ubu, avec leurs couvre-feu, interdictions de faire la fête, et fermeture des petits commerces non essentiels, leurs attestations de déplacements, leurs restrictions d’activité sportive, leurs empaquetage des rayons de supermarchés… j’en passe et des meilleures. Et les premières victimes de ces politiques absurdes, seraient les jeunes, condamnés à la misère économique, à la frustration quotidienne, voire à la dépression et au suicide, alors même qu’ils ne sont pas ou peu menacés par le virus.
Examinons posément les arguments en question. Primo, qu’en est-il de l’efficacité du confinement? Les statistiques nous disent que le taux de contamination baisse depuis qu’il est en place, que l’on a évité une catastrophe annoncée dans les hôpitaux. Emmanuel Macron ne doute pas du lien de cause à effet entre les mesures de restriction des libertés et le ralentissement de l’épidémie. Mais évidemment cela ne prouve rien. Les sceptiques ont un argument tout prêt: c’est le virus qui a eu un coup de mou! Il est moins virulent qu’il ne fut, et le confinement n’y est pour rien. Comme de toutes façons on est sur les plateaux dans le domaine de l’opinion, de la croyance, plus que de la science, chacun peut le penser s’il le souhaite. Observons toutefois que la Suède, longtemps donnée en exemple pour son libéralisme vis à vis de l’épidémie, prend aujourd’hui des mesures coercitives en catastrophe, pour faire face à une deuxième vague très puissante, tandis que la Corée connaît une troisième vague, qui inquiète beaucoup les autorités. En Italie comme en Allemagne, à un niveau moindre, l’épidémie ne semble pas non plus faiblir, et n’est-ce pas Angela Merkel elle même, qui demande aujourd’hui la fermeture de toutes les stations de ski d’Europe?
Plusieurs études ont été effectuées pour tenter d’évaluer le nombre de morts évitées par le confinement, 60000 personnes auraient été épargnées en France grâce au premier confinement au printemps, nous dit une étude, des chercheurs britanniques évaluent eux à 3 millions le nombre de personnes qui auraient trouvé la mort dans le monde sans ces mesures de confinements… Mais évidemment comme personne ne peut mesurer ce qu’il serait réellement advenu si on n’avait rien fait, il s’agit de modèles théoriques, facilement contestables pour qui veut démontrer l’inverse.
Faute de pouvoir mesurer précisément les effets positifs du confinement, il est évidemment plus facile d’en évaluer les effets négatifs. Sur le plan économique d’abord. De façon directe l’interruption quasi-totale de l’activité lors du premier confinement, partielle lors du second, vont coûter très cher au pays. Pour l’instant le recours massif au chômage partiel a limité les licenciements. Mais ce n’est sans doute que partie remise, les entreprises affaiblies pendant la pandémie, licencieront dès que le chômage partiel ne couvrira plus leur baisse d’activité. Certes l’Etat multiplie les primes, allègements de charges, et dédommagements divers pour tenter d’aider les plus fragiles, mais la note finale sera forcément salée. Et retombera forcément sur les générations à venir en venant plomber un peu plus notre dette nationale.
Naturellement, et c’est un des arguments forts de ceux qui dénoncent les mesures sanitaires, les plus fragiles seront en premières lignes. Les jeunes qui ont la malchance d’arriver sur le marché du travail en pleine pandémie, seront gravement pénalisés, au moins pendant quelques mois. Les personnes se trouvant dans des situations précaires -petits boulots, intérim, travail au noir- pourraient bien basculer en grand nombre dans la pauvreté, c’est d’ailleurs de que disent déjà observer les associations humanitaires. Sans oublier les conséquences dans les pays pauvres de la crise économique que vont connaître les pays riches: c’est sans doute en milliers de vies humaines qu’il faudra les comptabiliser.
Mais l’impact n’est évidemment pas seulement économique. Les conséquences sur le moral des citoyens confinés sont loin d’être mineures. Et là encore, les plus précaires sont frappés le plus durement. Une famille entière enfermée dans 50 mètres carrés d’appartement ne vit pas vraiment le même confinement qu’un couple de retraités qui tourne en rond… dans son jardin. Une personne âgée enfermée dans sa chambre d’Ehpad, qui ne reçoit plus de visites de sa famille, ne vit pas la même privation que le cadre d’entreprise contraint à faire du télétravail depuis son canapé. Certaines études démontreraient même que le nombre de dépressions, voire les pulsions suicidaires chez les jeunes, serait en expansion, tant serait insupportable pour eux la frustration de perdre six mois de leur jeunesse, de se sentir isolés, de ne pas pouvoir sortir en boite avec ses amis, ou fréquenter les bars jusqu’à des heures improbables de la nuit.
Tout cela nous mène tout droit à la conclusion qui a le vent en poupe sur les plateaux de télévision: on est en train de sacrifier une génération, les plus jeunes, avec ce confinement et ces privations de liberté, pour sauver quelques années de vie des plus vieux, les “boomers”, qui sont les principales victimes du virus. Et l’on pourrait ajouter pour noircir un peu plus le tableau que cette génération qui arrive aujourd’hui sur le marché du travail, n’aura même pas de retraite décente, lorsqu’elle aura l’âge des “boomers” en question, et peut-être même plus de planète parce que ses ainés l’auront détruite… Au secours!
C’est partiellement vrai. Les plus jeunes font indéniablement les frais de la crise sanitaire. Mais osera-t-on rappeler qu’une génération précédente, celle qui avait 20 ans dans les années 90, devait faire la place dans leurs tendres années à 12 mois de service militaire… pas facile à vivre non plus? Voire même évoquer une génération encore avant pour qui c’était 24 mois en Algérie? On évitera de remonter plus en amont. Comparaison n’est pas raison! Mais il faut tout de même relativiser le traumatisme, réel, subi par les jeunes, victimes indéniables de mesures sanitaires qui étaient principalement destinées à protéger leurs ainés.
Mais quelle était l’alternative aux mesures de privation de libertés? La jouer à la suédoise, et laisser le virus se propager, dans un pays où l’autodiscipline n’est pas le trait culturel dominant, en misant à terme sur l’immunisation collective de la population par contamination du plus grand nombre? Certes, les principales victimes auraient été les plus fragiles. Personnes âgées et malades chroniques y seraient passés en premier. Mais pas seulement! On a appris depuis le début de l’épidémie que le virus pouvait aussi frapper des personnes jeunes, en forme, et leur laisser des séquelles lourdes. On sait aussi que les hôpitaux auraient été débordés, et auraient donc, encore plus qu’il ne l’ont fait, différé le traitement de malades autres que les victimes du coronavirus, condamnant des malades chroniques à une perte de chance de survie. Et tout cela pour un résultat très incertain: personne aujourd’hui ne peut affirmer que l’immunité collective aurait fonctionné, la situation en Suède semble bien démontrer le contraire.
Mais au delà des conjectures épidémiologiques, c’est une question de principe qui est posée. Devait-on sacrifier délibérément la vie des plus fragiles au bien être économique et moral des plus forts? Nous n’étions plus dans la situation des épidémies précédentes où les choix de soigner ou pas se faisaient dans un relatif secret médical. Où les couloirs d’hôpitaux pouvaient être encombrés de cadavres -ce fut le cas pour la grippe de Hong-Kong en 1969- sans que la nation s’en émeuve. Au printemps dernier les choix devaient être faits dans une transparence totale. Si l’on avait décidé, au moment où tous les pays ou presque prenaient des mesures sanitaires rigoureuses, de laisser le virus faire son œuvre, cela aurait été au grand jour. Et c’est la nation dans son ensemble qui aurait eu à assumer ce sacrifice des plus fragiles. Une nation peut-elle se retrouver et se rassembler autour d’un choix d’une telle nature: sacrifier les plus fragiles pour sauver la santé économique et morale de ceux qui restent? Jeter les plus malades par dessus bord pour maintenir le rythme de navigation? Miser sur le renforcement collectif par l’élimination des plus faibles? Quel cauchemar!
Ceux qui se battent contre les mesures sanitaires, au nom du fait que cette maladie concernerait principalement les plus âgés et les malades, et que les mesures de prévention seraient en revanche injustes et désastreuses pour tous les autres, ont-ils bien mesuré les implications de leur combat?