La guerre fait rage. Du moins celle des mots: “islamo-gauchisme” contre “islamophobie”. 600 universitaires, parmi lesquels la crème de nos chercheurs en sciences sociales dénoncent une « chasse aux sorcières », et appellent à la démission de leur ministre de tutelle Frédérique Vidal. C’est sans précédent! Il faut dire que celle-ci s’est salement pris les pieds dans le tapis. En annonçant qu’elle allait demander une enquête au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) sur « l’islamo-gauchisme » à l’université, elle a déclenché une véritable tempête. Au point de se faire rabrouer par le Président de la République, qui lui a rappelé qu’en ces temps de pandémie elle a mieux à faire pour l’Université que contrôler l’orthodoxie des travaux de recherche. Et le CNRS a eu tôt fait de lui répondre par une fin de non-recevoir: « l’islamo-gauchisme n’est pas une réalité scientifique… » Circulez, il n’y a rien à voir! Tandis qu’une partie des éditorialistes dénonçaient un virage à l’extrême -droite du pouvoir…
Et pourtant, les certitudes en béton de la direction du CNRS, ou les rappels à l’orthodoxie de gauche, ne suffiront pas à tuer le sujet. La « réalité scientifique » reste une notion assez relative, voire tout à fait subjective en matière de sciences sociales. Et sans englober toutes les démarches de recherche dans un même opprobre, on peut constater qu’une partie des travaux qui ont le vent en poupe, peuvent être rattachés au wokisme américain, cet état d’esprit dit « éveillé », qui conduit à traiter tous les sujets à travers le prisme de l’oppression des minorités, diverses, par une majorité supposée, elle, univoque… blanche, masculine et hétérosexuelle. Ainsi en va-t-il des notions de “racisme systémique”, de “domination blanche”, d’études “postcoloniales”, un ensemble d’approches venant à faire de la couleur de peau croisée avec le genre, le critère principal du déterminisme social, et donc une assignation définitive à situation de chacun dans la société française contemporaine… Cet engouement tient au moins autant de l’engagement militant des chercheurs que des travaux académiques. Ainsi Antoine Petit, lui-même directeur du CNRS estimait-il en 2019 dans la préface d’un ouvrage du groupe Achac, spécialisé dans l’étude du fait postcolonial: « La “race” devient la nouvelle grille de lecture du monde sur laquelle s’intègre la grille du genre, et qui s’articule à la hiérarchie homme-femme ». Discours militant d’extrême-gauche? Sans doute, mais les chercheurs cherchent à comprendre le monde, et il faudrait être idiot pour le leur reprocher… dans la mesure où ils n’essayent pas d’imposer leur vision de la réalité.
De tous temps les sciences humaines et sociales, très développées chez nous, ont été un terrain d’investigation privilégié des opposants à l’ordre social existant. Et c’est tant mieux! C’est grâce aux nombreux débats lancés par ces chercheurs, souvent militants anti-capitalistes, que notre société a évolué et continuera à évoluer. Vouloir restreindre la recherche à quelques sujets consensuels, et non polémiques, serait nier le sens même de la recherche en sciences sociales. Il n’y a donc évidemment pas lieu d’enquêter sur les domaines de recherche, pour vérifier leur éventuelle “neutralité”. La seule “neutralité” que l’on puisse réclamer au CNRS est celle de l’institution, qui ne doit pas imposer de limites idéologiques aux champs de recherche, ou laisser certains types de recherches devenir hégémoniques.
Reste la question de départ posée par la ministre: “l’islamo-gauchisme”, finalement c’est quoi? Si l’on se perd en polémiques sur l’origine du terme (venu de l’extrême-droite ou pas?), on doit admettre que le concept est pour le moins flou et ne veut pas dire grand chose. Non, il n’y a pas ou jamais eu, de convergence politique entre l’islamisme et le gauchisme, si l’on excepte le cas, marginal, de certains militants anti-impérialistes, Carlos par exemple, venus de l’extrême-gauche, et ayant rallié, souvent au nom de la cause palestinienne, le combat islamiste. L’expression n’a donc pas grand sens.
Si l’on veut dire que certains militants de gauche et d’extrême-gauche, dans leur souci légitime de toujours se trouver du côté des opprimés, font preuve de complaisance à l’égard des organisations islamistes au nom du combat que celles-ci mènent contre l’Etat, ennemi commun, il va falloir trouver d’autres mots. Si l’on veut expliquer que ces défenseurs intransigeants des libertés, et de l’égalité, se retrouvent piégés par leur soutien à toutes les minorités, et amenés à soutenir des mouvements qui infériorisent les femmes et placent les lois de leur religion au dessus de celles de la République, il faut le faire avec plus de nuances. Aucun mouvement de gauche ou d’extrême-gauche ne justifie le recours au terrorisme islamique, c’est la limite, mais aussi l’outrance de l’amalgame entre islamisme et gauchisme. Par contre la gauche et l’extrême-gauche ont le souci, et c’est leur honneur, de veiller à ce que les musulmans ne soient pas persécutés en raison de leur religion, par un état normalisateur, et dénoncent volontiers « l’islamophobie » voire le penchant « d’extrême-droite » supposés de ceux qui tentent de lutter contre l’islamisme politique en imposant à tous l’école de la République, en exigeant un respect des droits des femmes, ou en sanctionnant les discours anti-républicains…
En laissant tomber les invectives -en rangeant le terme “islamo-gauchistes” dans le même tiroir qu'”islamophobes”- on devrait pouvoir rétablir un dialogue, entre ceux pour qui la priorité est la lutte contre le séparatisme d’inspiration religieuse, au nom de l’idéal républicain, et ceux qui défendent inlassablement l’égalité de tous dans notre république… A condition de sortir des postures, et d’oublier cinq minutes les enjeux de basse politique. Mais on en est encore très loin. Au contraire, à quatorze mois de la présidentielle, l’ensemble de la classe politique semble avoir trouvé dans cette controverse “islamo-gauchisme” vs “islamophobie”, une façon de redonner des couleurs au bon vieux clivage gauche-droite que l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron avait semblé reléguer au placard des idées ringardes.