Le ministre et la manif anti-juges

On n’adhérera pas forcément au jugement de Jean-Luc Mélenchon qui dénonce, avec son habituel sens de la nuance, « une manifestation au caractère ostensiblement factieux ». Mais on doit bien reconnaître avec lui que le happening policier devant l’Assemblée Nationale pose un problème. Pas tant par la présence de dizaines de milliers de policiers réclamant plus de sévérité de la part de la justice, mais par la complaisance dont ils ont bénéficié de la part de la classe politique -presque- dans son ensemble.

Bien sûr organiser un rassemblement de soutien à la police après la mort d’un policier abattu dans l’exercice de ses fonctions n’est pas condamnable, et il parait même tout à fait légitime d’y participer. Les policiers font un métier difficile et dangereux. Attaques terroristes (18 dirigées contre les forces de l’ordre ces dix dernières années), agressions sur le terrain (+40% en 10 ans) augmentation du caractère violent des manifestations (dont évidemment les manifestants sont aussi victimes) témoignent d’une aggravation de la situation, et d’une dégradation du respect dont bénéficient les forces de l’ordre. Naturellement, les “affaires” de violences policières, n’ont pas contribué non plus à améliorer l’image des policiers. Mais on peut comprendre le sentiment d’incompréhension des forces de police. On peut également comprendre leurs critiques à l’égard de la justice. Que des syndicats de policiers dénoncent un supposé “laxisme judiciaire”, est aussi vieux que la police. Quand un policier se donne du mal, et prend des risques, pour arrêter un délinquant, on peut supposer qu’il rêve de le retrouver au bagne, et que la sanction lui parait toujours trop légère. Sans compter que les délais dans lesquels les condamnations sont prononcées est forcément frustrant pour ceux dont le rôle est de maintenir l’ordre au quotidien.

Une onction ministérielle difficile à justifier

Mais tout cela ne peut justifier le soutien de l’ensemble de la classe politique (excepté les Insoumis de Mélenchon) à une manifestation de policiers dénonçant le “laxisme judiciaire”. Et encore moins la présence, fut-elle brève et motivée par la compassion, du Ministre de l’Intérieur à la dite manifestation. La séparation des pouvoirs est un fondement de la République et de la démocratie. Comment des élus de la Nation peuvent-ils s’associer à un mouvement de contestation globale, de principe, de l’action de la justice? A une tentative de pression sur les députés- le rassemblement avait lieu devant l’Assemblée Nationale? Comment le responsable d’un parti politique de gouvernement, Olivier Faure, patron des socialistes, peut-il suggérer que les policiers doivent avoir un “droit de regard” sur les décisions de Justice? (A sa décharge on doit préciser qu’il a depuis la manifestation fait machine arrière et concédé une «expression malheureuse»). Mais pire encore, comment Gérald Darmanin, Ministre de l’Intérieur, peut-il s’associer à une telle démarche et donc laisser entendre qu’il trouve que la justice de son pays, sous la houlette de son collègue Garde des Sceaux, n’est pas à la hauteur? Et le moins surprenant n’a pas été ce communiqué annonçant que le gouvernement venait de déposer, le jour même de la manifestation, un amendement prévoyant de porter de 22 ans à 30 ans la peine de sûreté pour les personnes condamnées à perpétuité pour un crime commis contre un policier ou un gendarme !

Chacun pourra penser ce qu’il veut de l’impact de la longueur des peines sur l’évolution de la criminalité. Juger que ces 8 ans de plus pour les assassins de policiers changeront ou pas le taux de récidive, ou auront ou pas un effet fortement dissuasif… Sur la méthode, cela ressemble fortement à une illustration du “en même temps” prôné par Emmanuel Macron en toutes circonstances, qui conduit parfois le gouvernement à se prendre les pieds dans le tapis.

Un « vieux truc has been »?

Au moment même où le Garde Des Sceaux défend avec talent et conviction une réforme de la Justice intitulée “Confiance dans l’institution judiciaire” destinée à améliorer son fonctionnement dans un respect strict de son indépendance et des droits et libertés des justiciables, en multipliant le recours aux alternatives à la prison… le gouvernement donne le sentiment “en même temps” de donner suite aux complaintes anti-justice des syndicats de policiers les plus virulents, tandis que le ministre de l’Intérieur rassure ces derniers de sa présence. Quel télescopage! Quelle confusion! Illustrée par la présence au coude à coude dans le cortège de représentants de l’extrême-droite et de cadres des partis républicains, et par le dérapage verbal d’Olivier Faure jetant le bébé républicain avec l’eau du bain démagogique.

Non, la séparation des pouvoirs n’est pas, comme le dit judicieusement Raphaël Glucksman, élu socialiste européen, «un vieux truc has been». La police doit rester à sa place, ses syndicats jouer librement leur rôle de défense corporatiste légitime, mais le gouvernement doit faire respecter scrupuleusement le principe d’indépendance de la Justice. Il n’est pas possible en même temps de défendre les principes républicains, de se prétendre en première ligne du combat contre l’antirépublicanisme du Rassemblement National, et de donner le spectacle d’un pouvoir prêt à renier ces mêmes principes pour donner des gages à des syndicats de policiers, dont une partie ne craint pas de montrer ses affinités pour l’extrême droite. En revanche, il doit être possible d’écouter le malaise policier, de procéder à la nécessaire réforme de fond du fonctionnement de l’institution judiciaire à laquelle travaille le Garde des Sceaux, d’afficher sa fermeté vis à vis de la délinquance et son soutien à la police et… en même temps de démontrer encore et toujours que les principes républicains ne sont pas solubles dans la démagogie.

La cuisine et le funambule

Tambouille politicienne ou dépassement de clivages politiques périmés? Piège tendu à la droite ou Front Républicain? Il y a évidemment de tout cela dans le choix fait par le Premier Ministre, et donc Emmanuel Macron, de retirer la liste LREM aux élections régionales en PACA pour soutenir le président LR de région sortant, Renaud Muselier.

C’est d’abord un coup politique destructeur! Au lendemain de l’annonce, les Républicains se trouvent divisés comme jamais. Contraints bien sûr de retirer l’investiture de leur parti à la majorité sortante de la région, ce qu’à fait Christian Jacob, président des Républicains dès dimanche soir, et donc de perdre une des six régions qu’ils dirigent (en comptant la région Ile de France présidée par la “dissidente” Valérie Pécresse). Obligés d’envisager, comme le fait Eric Ciotti -qui cache de moins en moins sa proximité avec le RN de Marine Le Pen- l’exclusion du “traitre”. Mais un “traitre” qui n’est pas tout seul. Avec lui, toute son équipe, qui gère la région PACA, et les maires de Toulon et Nice. Mais aussi le maire LR de Toulouse Jean-Luc Moudenc qui soutient l’initiative du président de PACA… Ça risque de faire beaucoup de monde à virer! Mais l’application de la discipline n’est pas le seul problème auquel va être confronté le parti de Christian Jacob et Eric Ciotti. Dans l’immédiat, le problème qui va se poser est celui de la présence au scrutin. C’est assez simple d’excommunier la liste sortante, mais cela pose la question de la constitution d’une nouvelle liste LR. Les Républicains parviendront-ils avant le 20 juin, date du premier tour, à constituer une liste alternative? Pas sûr, d’autant que les candidats pour partir à l’assaut de la forteresse Muselier ne se bousculent pas. Eric Ciotti a autre chose à faire, et David Lisnard, qui était pressenti, se trouve très bien dans sa ville de Cannes, en attendant éventuellement la présidentielle. Parce qu’évidemment, affronter d’une part la majorité sortante, soutenue par LREM, d’autre part le FN, c’est le casse-pipe assuré.

Une alliance en bonne et due forme

A un an de la présidentielle, Emmanuel Macron a donc choisi d’ébranler les plaques tectoniques de la politique française. Face à un risque de rapprochement tendanciel entre la droite et l’extrême-droite, incarné entre autres par Eric Ciotti, qui affirmait la semaine dernière “ce qui nous sépare du Rassemblement National, c’est la capacité de gouverner”, le parti du président précipite une clarification à droite. Alors qu’en région Bourgogne-Franche-Comté, la liste de droite a annoncé son alliance avec Debout La France, le parti de Nicolas Dupont Aignan, ex-allié de Marine Le Pen, sans susciter de réaction de l’état-major de LR, l’initiative de Renaud Muselier va contraindre les ténors des Républicains et leurs alliés du centre à se prononcer plus clairement sur leurs relations avec l’extrême-droite. Déchirements, voire explosion prévisibles, et affaiblissement certain de la droite dans la perspective des échéances nationales de l’an prochain.

Au delà de la “cuisine” visant à affaiblir l’opposition de droite pour préparer l’élection présidentielle, la question de principe posée est celle du Front Républicain. C’est au nom de la lutte contre l’extrême-droite que LREM justifie son coup de Trafalgar. Le parti présidentiel pointe le risque, réel, de voir le RN l’emporter en PACA et s’étonne de voir les LR et Xavier Bertrand dénoncer un Front Républicain qu’ils ont accepté en 2015 lorsque le PS avait retiré ses listes pour permettre leur victoire.

Mais les choses sont un peu plus subtiles. Le Front Républicain, tel qu’il se pratique habituellement, consiste pour un candidat ou une liste à se retirer entre deux tours -alors qu’il ou elle peut se maintenir- pour empêcher une victoire du parti de Marine Le Pen en favorisant un concurrent plus républicain. Cela n’implique pas une adhésion à une autre politique que la sienne. C’est ce qui s’était passé en 2015 au profit de Xavier Bertrand dans le Nord et Christian Estrosi alors tête de liste en PACA. Ici, on est dans un autre cas de figure. Il s’agit d’une véritable alliance de premier tour qui conduira la République en Marche à cogérer la région aux côtés de Renaud Muselier. C’est donc bien une recomposition du paysage politique, plus qu’un simple réflexe républicain. Après quatre ans de mandat présidentiel marqués par le conflit permanent entre LR et parti présidentiel, la brèche parait immense. On comprend évidemment la colère des dirigeants LR pour qui c’est un véritable coup au cœur de l’identité même de leur parti. Indépendamment des questions de proximité idéologique ou pas, l’alliance en PACA est beaucoup plus déstabilisante pour LR qu’un accord local avec le parti de Nicolas Dupont Aignan.

Un Rubicon pour les électeurs de Macron?

Est-ce que cette alliance surprise sera gagnante pour les intéressés? Ce n’est pas certain. Le pari recèle une part de risque pour les deux partenaires. Pour Renaud Muselier d’abord qui risque de voir une partie de son électorat, troublée par ce ralliement du parti présidentiel, basculer vers le Rassemblement National, sans que les voix apportées par LREM suffisent à compenser. Les sondages placent actuellement le RN en tête au premier tour avec 30 à 33% des voix. Evidemment l’apparition d’une liste concurrente LR compliquerait encore les choses pour le président de région sortant et favoriserait sans doute une victoire de Thierry Mariani, lui-même transfuge des Républicains et tête de liste du Rassemblement National. Pour le parti d’Emmanuel Macron, le risque de l’incompréhension est tout aussi réel. Avec ce ralliement à une liste de droite, les électeurs auront peut-être le sentiment qu’un Rubicon vient d’être franchi. Le “ni de droite ni de gauche”, prend des allures de: à droite toutes! A moins que le président n’arrive très très vite à recrédibiliser son “en même temps”, en donnant des gages à son électorat de gauche, il pourrait perdre plus que gagner dans l’affaire, et renforcer les préventions de ceux qui le soutiennent encore mais craignent de le voir chercher sa réélection auprès de l’électorat de droite. L’équilibre de sa stratégie de recomposition politique est extrêmement instable. Il va lui falloir beaucoup de subtilité pour convaincre son public de gauche que le ralliement à Renaud Muselier n’est pas un renoncement. D’autant que le président de PACA, grand soutien de Didier Raoult et de sa poudre de perlimpinpin n’a pas ménagé le président et le gouvernement durant la crise sanitaire.

Au delà du résultat des élections régionales en PACA, et du risque de voir une région française passer sous le contrôle du Rassemblement national, c’est donc déjà la présidentielle qui se joue. Pour chercher à être réélu, le président sortant tentera certes de s’appuyer sur son bilan, de profiter d’une éventuelle sortie réussie de la crise sanitaire, mais devra aussi crédibiliser cette voie médiane de la recomposition politique qu’il propose aux Français pour l’avenir, mais qui reste bien théorique pour l’instant. Entre conséquences de la crise sanitaire et climat politique détestable, le chemin ressemble à une corde raide qui lui demandera de confirmer son talent de funambule.