Le « syndrome des Sudètes »

L’approche diplomatique a fait long feu. Poutine a donc tranché au terme d’un conseil de crise surréaliste, retransmis à la télé, où chaque responsable de haut rang russe devait donner un avis conforme à la décision que le président russe s’apprêtait à rendre publique. A l’unanimité, on a donc décidé à Moscou de reconnaître les républiques sécessionnistes auto-proclamées de Lougansk et Donetsk, comme on avait reconnu l’indépendance de l’Ossète du Sud et de l’Abkhazie en 2008 au grand dam de la Géorgie. Et Poutine a chargé dans la foulée l’armée russe d’assurer le maintien de la paix dans ces deux territoires du Donbass ukrainien. Ce n’est pas (encore) la guerre, mais cela y ressemble.

Ce n’est pas à proprement parler une surprise, même si l’on pouvait encore espérer hier que les efforts diplomatiques d’Emmanuel Macron finissent par aboutir à une détente. Plus inattendue par contre a été l’intervention de Vladimir Poutine à la télévision russe. Devant ses compatriotes, le président russe s’est livré à un réquisitoire d’une violence rare. Foin des questions liées à l’application des accords de Minsk – dont Moscou considère que l’Ukraine ne les a jamais respectés depuis leur signature et la déclaration d’indépendance des deux régions du Donbass – c’est l’existence même de l’Ukraine que Vladimir Poutine a mise en cause à la télévision. Un « pays fictif… , une colonie (de l’Otan) avec un régime fantoche » a-t-il expliqué. C’est donc pour se défendre contre l’inévitable annexion de l’Ukraine par l’Otan que la Russie doit annexer, une partie (au moins) de son territoire. Et Poutine de dénoncer un “génocide” en cours au Donbass, et de prévenir l’Ukraine de sa «responsabilité de l’effusion de sang» au cas où le pays poursuivrait ses opérations militaires. Avant de conclure avec des accents paranoïaques que les pays occidentaux ont « pour seul but d’empêcher le développement de la Russie… sans même de raison, juste parce que nous existons ». On est bien loin de l’ambiance du matin même où le Kremlin donnait son accord à Emmanuel Macron pour le principe d’un sommet avec Joe Biden. Quelques heures à peine plus tard, les premières vidéos de l’avancée des chars russes en territoire ukrainien étaient diffusées.

Poutine a donc choisi. La balle est maintenant dans le camp de l’Ukraine et dans celui des pays occidentaux. Sans surprise, la condamnation de cette violation flagrante de la légalité internationale est quasi unanime. Quelques exceptions: le Mali des colonels où sévissent les mercenaires russes qui s’est empressé de reconnaître lui aussi les républiques autoproclammées du Donbass, ou encore la Chine qui au Conseil de Sécurité de l’ONU s’est contentée d’énoncer quelques généralités sur le respect de la charte des Nations Unies, tout en évitant de condamner clairement la décision de Moscou.

Pour l’Ukraine, qui ne peut à ce stade qu’exiger l’annulation de la décision russe, la situation est critique. Bien sûr Kiev ne peut se résigner à voir une partie de son territoire annexée, d’autant moins que Poutine n’a pas caché que pour lui le problème ukrainien allait au delà de question du Donbass. L’entrée en Ukraine des soi-disant « forces de maintien de la paix » de Poutine fait planer la menace d’un affrontement armé direct et total. Evidemment, l’Ukraine n’a pas les moyens de tenir tête militairement de façon durable à l’armée russe et sait pertinemment que l’Otan ne tirera pas une cartouche pour la défense de son territoire. Le premier accrochage entre troupes ukrainiennes et russes pourrait donc conduire à un bain de sang, et fournir à Poutine le prétexte pour pousser son invasion jusqu’à Kiev et régler ainsi le problème définitivement.

Pour les occidentaux, l’heure est maintenant aux sanctions économiques. De façon déterminée affirme-t-on tant à Washington qu’à Bruxelles, mais sans illusions. Chacun sait que les sanctions, pour pénalisantes qu’elles soient, ne permettront pas un retour en arrière. Le Donbass ne reviendra probablement jamais en Ukraine, pas plus que la Crimée. N’est-ce pas Joe Biden lui-même qui semblait résigné à cette hypothèse lorsqu’il envisageait lors d’une conférence de presse le 19 janvier dernier, l’hypothèse d’une « incursion mineure » des forces russes en Ukraine, obligeant la Maison Blanche à rectifier ses propos le lendemain? Au mieux peut-on espérer, côté européen, créer, grâce aux sanctions, un contexte favorable à la reprise de négociations sur la sécurité et la paix en Europe avec Poutine, dans quelques mois, sur la base de la situation de fait créée par l’annexion du territoire du Donbass. Et éviter ainsi que le dictateur russe poursuive sa politique d’annexion d’anciens territoires de l’Union Soviétique.

Car face au caractère inique de la décision de Vladimir Poutine et à la violence de son discours anti-occidentaux, l’enjeu pour les européens est bien celui-là: éviter ce qu’on pourrait appeler -sans bien sûr comparer des situations qui n’ont aucune commune mesure- le “syndrome des Sudètes”, c’est à dire que cette annexion, acceptée tacitement par l’Occident dans les faits – comme on accepta jadis celle d’une partie de la Tchécoslovaquie – ne soit que la première étape d’une reconquête par la Russie de tous les territoires russophones qui lui ont échappé à la fin du siècle dernier.

Une éclaircie dans le ciel ukrainien?

« Depuis 1991, les Américains ont tout fait pour humilier la Russie. » C’est Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie Française, et russophile passionnée, qui le dit. C’est partiellement vrai. Vrai, parce que le verbatim des conversations de l’époque entre Mikhaïl Gorbatchev et le Secrétaire d’Etat américain James Baker semble prouver qu’il y avait un accord entre les deux parties pour considérer que l’Otan n’avait pas vocation à étendre sa juridiction à l’est. Mais juste partiellement, parce qu’aucun traité n’a été signé qui interdise cette extension, et parce que ce qui semblait logique voire légitime en février 1990 pouvait être vu différemment dans le contexte de 1999, lorsque Hongrie, Pologne et république Tchèque obtinrent leur entrée dans l’Otan. Et plus encore dans celui de 2016 lorsque l’organisation militaire occidentale a décidé «d’établir une présence avancée de l’OTAN en Estonie, en Lettonie, en Lituanie…», c’est à dire aux frontières mêmes de la Russie. Moscou considère que cette présence de troupes de l’Otan dans les pays Baltes est une violation des accords Russie-Otan interdisant “le stationnement permanent supplémentaire d’importantes forces de combat” sur les territoires des nouveaux membres, tandis que l’Otan fait valoir, non sans culot, qu’il s’agit d’une «rotation de troupes» qui n’est pas un «stationnement permanent»…

Il faut bien reconnaître, et Madame Carrère d’Encausse, historienne, ne devrait pas en disconvenir, que les rapports de force ont évolué en Europe depuis la chute de l’URSS. A l’époque Mikhaïl Gorbatchev plaidait pour une « Maison Commune Européenne », dans laquelle se retrouveraient Russie et pays d’Europe, tandis que les organisations militaires, OTAN et Pacte de Varsovie étaient appelées à disparaître. Mais depuis, l’Otan a dû s’adapter à la politique agressive mise en œuvre par Moscou. La Russie s’est emparée de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud aux dépens de la Géorgie (déclaration d’indépendance des deux régions qui reçoivent la reconnaissance, le soutien militaire et la protection de Moscou). Elle a annexé la Crimée aux dépens de l’Ukraine. Elle a, sinon fomenté, du moins encouragé la tentative de séparatisme des pro-russes dans la région ukrainienne du Donbass. Au point que toutes les zones russophones d’Europe peuvent craindre d’être l’objet tôt ou tard d’une tentative de reconquête, ou au moins de déstabilisation, par l’ours moscovite. En commençant par les pays Baltes, ou encore… l’Ukraine. On peut donc comprendre que pour ces pays l’appartenance à l’Otan (les pays baltes en font déjà partie) semble une garantie de sécurité et d’indépendance.

La poudrière ukrainienne

Qu’il y ait eu humiliation ou pas depuis 1990, il y a donc quelque paradoxe dans l’attitude de Vladimir Poutine à crier au loup en dénonçant par avance la volonté d’intégration à l’OTAN d’une Ukraine où il a lui-même créé et maintenu l’insécurité en amputant par la force le pays de ses régions russophones. D’autant que malgré les demandes de Kiev et les procès d’intention de Vladimir Poutine, cette intégration n’est pas à l’ordre du jour. Chacun est conscient, de part et d’autre, qu’inclure l’Ukraine dans l’Otan pourrait transformer ce qui n’est pour l’instant qu’une rébellion indépendantiste au Donbass en potentiel terrain d’affrontement entre l’OTAN et la Russie, et donc en déclencheur d’un cataclysme européen voire mondial.

Pour autant, les occidentaux ne peuvent renoncer à toute extension pour rassurer les Russes. Cela reviendrait à céder à la menace et au chantage. On ne peut pas attendre non plus des séparatistes du Donbass qu’ils jouent l’apaisement. Leur intérêt est de profiter de la présence de l’armée russe aux frontières de l’Ukraine pour intensifier leur combat, créer le maximum d’incidents, et fournir ainsi un prétexte aux forces russes afin qu’elles volent à leur secours. A l’heure où le transfert des populations civiles du Donbass vers la Russie s’accentue, comme pour étayer la menace d’une opération militaire ukrainienne imminente sur le territoire indépendantiste, et donc justifier une invasion russe, peut-on encore espérer une issue pacifique?

L’enjeu des sanctions économiques

Il convient sans doute de s’interroger sur les intérêts à court et moyen terme de chacune des parties. On comprend sans mal le goût de Vladimir Poutine pour l’extension de sa zone d’influence. Son souhait de fournir sa protection aux zones russophones des pays voisins, peut être entendu, même s’il ne peut justifier aucune déstabilisation d’un état indépendant. Après tout c’est le même prétexte, au nom du “droit des peuples à disposer d’eux mêmes”, qui justifia l’annexion des Sudètes par l’Allemagne en 1938. Encore le même prétexte qui servit aux Russes pour soutenir la sécession en Abkhazie ou en Ossetie du Sud. Cette logique pourrait-elle conduire à terme à une menace pour l’Estonie ou la Lettonie qui abritent 26% de russophones, ou, dans l’immédiat, justifier l’invasion de l’Ukraine aux yeux du Kremlin?

En fait, l’invasion de l’Ukraine créerait une situation très complexe, et dangereuse à bien des égards pour le Kremlin. Primo, il est manifeste que la majorité des Ukrainiens, y compris une partie des russophones, n’ont aucune attirance pour Moscou, et le régime de Poutine. Prendre et imposer par la force le contrôle d’un pays aussi vaste ne serait pas une mince affaire. Alors même que les aspirations à la démocratie sur le territoire russe ne sont déjà pas faciles à maitriser. A ce risque de s’embourber dans une situation incontrôlable s’ajoute la menace des sanctions.

C’est bien connu, les sanctions ne sont utiles que si l’on ne s’en sert pas. Tant qu’elles restent menaces, elles sont une excellente arme dissuasive. Mais une fois que le menacé est passé à l’acte, elles se retournent souvent contre tous. Dans le cas présent la menace principale s’appelle Nord-Stream2. Du nom du gazoduc qui doit confirmer la dépendance de l’Europe vis à vis du gaz russe. Ce gazoduc doit permettre d’approvisionner l’Allemagne depuis la Russie sans passer par l’Ukraine. Il attend une autorisation de l’administration allemande pour entre en service. Il est vital pour les uns et les autres. Avec 30% de son économie basée sur son gaz et son pétrole, et 70% de ses exportations de gaz à destination de l’Europe, la Russie a besoin de ce gazoduc, qui lui permet en outre d’éviter que l’Ukraine profite du transit. Mais les européens eux aussi , et surtout les allemands, ont besoin de Nord-Stream2. La Russie fournit 40% du gaz en Europe, 66% du gaz allemand. Or depuis sa décision d’arrêter le nucléaire, l’Allemagne est de plus en plus dépendante du gaz russe. On a pu mesurer cette dépendance ces derniers mois où en limitant les livraisons de gaz, pour faire pression sur les européens, la Russie a provoqué une hausse importante des prix de l’énergie sur le continent. Les européens ont prévenu: Nord-stream2 n’entrera pas en service si les Russes envahissent l’Ukraine. Ce serait un manque à gagner important pour la Russie – pas sûr que l’enjeu ukrainien vaille ce prix là – tout autant qu’un casse-tête pour les européens obligés de revoir leurs approvisionnements en énergie.

La place des Américains en Europe

C’est un vieux combat des Américains. Deuxième producteur derrière la Russie, les Etats-Unis n’ont jamais été favorables au gazoduc russo-allemand. Au point de sanctionner, sous Donald Trump, les entreprises qui collaboraient à sa réalisation. Sanctions qui ont été levées par l’administration Biden qui reste toutefois hostile au projet pour trois raisons. Primo le projet consacre la dépendance de l’Europe vis à vis de la Russie, deuxio il limite l’impact des sanctions exercées contre la Russie en raison de la situation en Ukraine, enfin, l’arrêt du projet pourrait permettre une augmentation des livraisons de gaz américain en Europe. Faut-il voir dans ce conflit d’intérêts une explication de l’étrange attitude des USA dans la crise?

Le fait est que depuis que la situation s’est tendue aux frontières de l’Ukraine la diplomatie américaine n’a pas cessé de sonner compulsivement le tocsin, annonçant une invasion imminente du pays. Alors que les Russes prétendaient que leurs manœuvres aux frontières de l’Ukraine se terminaient et que leurs troupes étaient en train de regagner leurs casernes, vidéos à l’appui, les américains n’ont pas cessé de souffler sur les braises. Tandis qu’Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz tentaient une médiation à Moscou, les services de renseignement US dénonçaient l’arrivée de nouvelles troupes russes à la frontière. Et promettaient une invasion pour le week-end suivant, puis le mercredi d’après, puis en tout cas avant la fin des JO de Pékin… On demandait à tous les ressortissants américains de quitter le pays. Et l’on dénonçait les manœuvres en cours au Belarus qui étaient pourtant prévues. Et l’entrée de navires russes en mer de Crimée… On laissait même entendre à Washington que l’invasion de l’Ukraine pourrait être coordonnée avec celle de Taiwan par l’armée chinoise… Et la bourse de Wall Street, qui connaît la musique, clôturait en forte baisse.

Mais dans le même temps, Joe Biden faisait savoir qu’il n’est pas question d’entrer en guerre avec la Russie, pas même d’envoyer des soldats en Ukraine pour évacuer les américains qui s’y trouveraient piégés. Il promettait des sanctions économiques draconiennes, mais rien de plus. En somme, Washington sonnait le tocsin pour une guerre à laquelle les Américains ne veulent surtout pas participer. Pourquoi alors cette dramatisation? Peut-être parce que ce qui se joue ici, au delà de la situation ukrainienne, c’est l’influence des Etats-Unis en Europe.

Derniers feux diplomatiques

Emmanuel Macron le dit et répète depuis le début de sa tentative de médiation, il faut déboucher sur “un nouvel ordre de paix et de sécurité en Europe”. En clair discuter de la meilleure façon d’assurer et maintenir la sécurité de tous en Europe. Il n’est pas certain que le grand frère américain voit la chose d’un oeil très favorable. Depuis la deuxième guerre mondiale, la sécurité en Europe est d’abord l’affaire des Américains. L’Otan, c’est d’abord leur organisation, même s’ils se plaignent, à l’instar de Donald Trump durant son mandat de la participation insuffisante des européens. On l’a vu au début de la crise actuelle, au mois de décembre, lorsque Joe Biden et Vladimir Poutine discutaient du sort de l’Ukraine en tête à tête, tout en promettant, côté américain, de tenir les européens informés… Mais en même temps, depuis la présidence de Barack Obama, l’Amérique a réorienté sa politique étrangère vers l’Asie du sud-est avec ce qu’on a appelé le “rebalancing”. La priorité n’est plus de ce côté ci de l’Atlantique. Les enjeux, économiques et stratégiques sont en Asie. Mais les américains ne sont pas prêts pour autant à cesser de jouer un rôle déterminant sur le vieux continent. Ce “nouvel ordre de paix et de sécurité” qui pourrait se mettre en place entre européens, sans les laisser au centre de tout, n’est donc pas forcément le bienvenu.

C’est pourtant là que réside sans doute une sortie durable de crise. Au delà des ambitions de Poutine, au delà de la crise du Donbass, il n’y aura probablement d’ordre de paix et de sécurité durable en Europe, que si les européens eux-mêmes le prennent en charge. Avec la Russie, qui devra s’engager durablement sur le respect des frontières, pour tourner enfin pour de bon la page de la guerre froide. En attendant, réalisme oblige, les Européens, par la voix d’Emmanuel Macron, misent sur un sommet Biden-Poutine… pour éviter la guerre en Europe.

Afrique: le drapeau tricolore brûle

Comment en est-on arrivé là? Qu’il parait loin ce 19 septembre 2013, jour d’investiture du président malien Ibrahim Boubacar Keïta (dit IBK), où François Hollande se faisait acclamer par le peuple malien rassemblé dans le stade de Bamako! “Nous avons gagné cette guerre!” s’exclamait le président français. Depuis, 51 soldats français sont morts au Mali ou au Sahel. Depuis, deux coups d’Etat successifs ont conduit le colonel malien Assimi Goïta au pouvoir. Et les militaires entendent bien y rester. Au moins jusqu’en décembre 2026. Et dans les rues de Bamako on brandit des drapeaux russes tandis qu’on brûle les drapeaux français.

L’ancienne puissance coloniale, qu’on acclamait lorsqu’elle arrêtait la progression des islamistes qui menaçaient Bamako, est devenue indésirable. L’ambassadeur de France est expulsé de Bamako. Les mercenaires russes de la force Wagner, pilotés par l’entourage de Vladimir Poutine prennent pied dans le pays. Quel échec! Echec de la France bien sûr, qui n’est pas parvenue à éradiquer le terrorisme de la région, et endosse à tort ou à raison aux yeux des maliens la responsabilité de la corruption et du népotisme que l’on reprochait au président IBK destitué par les militaires dans la liesse populaire. Mais aussi échec des autres pays européens qui ont refusé de voir que ce qui se joue dans le Sahel depuis 2010 c’est aussi la sécurité en Europe. Echec encore de la Cedeao, la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest. En 18 mois l’Afrique de l’Ouest qui subit, en première ligne, la terreur islamiste, a connu 4 putschs militaires. 2 au Mali, un en Guinée, et tout récemment un au Burkina-Fasso. Tant au Mali qu’au Burkina-Faso, c’est l’impuissance des états, et de leurs alliés, face au terrorisme, qui a servi de prétexte aux militaires pour prendre le pouvoir. La Cedeao malgré des sanctions économiques massives à l’égard du Mali, plus légères pour le Burkina, ne parvient pas à imposer un retour rapide à l’ordre civil et démocratique. Sans doute d’abord parce qu’elle a trop souvent toléré les exactions anti-démocratiques de certains de ses membres.

Dispersion des djihadistes

Les premiers bénéficiaires de cette situation sont évidemment les djihadistes. Ils ont réussi à déstabiliser le Mali et le Burkina Faso, et accentuent leur menace sur le Niger, le Togo, le Bénin ou la Côte d’Ivoire. La présence de forces internationales principalement françaises mais aussi depuis peu européennes à travers la force Takuba à laquelle le Danemark, l’Estonie, la Suède et la République tchèque ont accepté de participer militairement aux côtés de la France, a poussé les mouvements terroristes rattachés à Al Qaeda ou Etat Islamique à se disperser sur la grande région. Leur objectif est clair: déstabiliser l’ensemble des pays du Sahel et du Golfe de Guinée.

Autres bénéficiaires de l’échec de l’ex-puissance coloniale, ceux qui voudraient bien prendre la place laissée, presque, libre. La Chine et la Russie. La première y voit un moyen d’accélérer son déploiement économique sur le continent africain, tandis que Vladimir Poutine y voit l’opportunité d’accroitre la sphère d’influence de la Russie, tout en profitant des richesses locales, en particulier minières. Ces deux pays ne cachent pas leurs intentions et viennent en choeur d’opposer leur véto à une résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU, présentée par la France, et soutenant la CEDEAO dans ses sanctions contre les putschistes Maliens. Et même si Poutine se dit non-concerné, l’arrivée des mercenaires de Wagner au Mali, pilotés financièrement par un de ses proches, Evguéni Prigojine, ne laisse rien augurer de bon, si l’on se réfère à leurs agissements en Syrie ou en Centrafrique, où sous couvert de formation militaire, ils se seraient livrés à de nombreuses exactions, tortures et pillages dénoncés par les ONG.

Alors que faire? Un retrait français du Mali paraît inévitable, aussi longtemps du moins que les colonels conserveront le pouvoir à Bamako. Il reste à éviter que ce retrait ne se traduise par une victoire et un renforcement des djihadistes sahéliens, et donc une aggravation de la terreur dans cette région et sur le continent européen. La menace est sérieuse. Au delà de la déstabilisation de la présence française dans la région, il est peu probable que Vladimir Poutine ait envie de s’embourber dans une guerre à l’issue incertaine contre des groupes islamistes qui savent parfaitement se fondre dans le désert. Et l’on n’imagine pas que les mercenaires de Wagner soient, seuls, en mesure de désarmer les djihadistes. Ni l’ONU, ni l’Europe, ne semblent susceptibles de prendre le relais de la France. Quant aux armées de la région, elles souffrent d’un discrédit auprès des populations locales, héritage, entre autres, de leur guerre contre les touaregs depuis toujours victimes d’ostracisme au Mali, et des nombreuses exactions qui ont valu à l’armée malienne d’être accusée de crime de guerre par une commission de l’ONU.

L’héritage de la Françafrique

Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut revenir plus loin en arrière. A cette époque où Mouammar Kadhafi, débarquait au Mali, en 2009, pour promettre au peuple malien d’assurer sa protection dans le nord du pays, et donc de désarmer les rebelles. Le leader libyen contrôlait alors les mouvements touaregs -et les trafics en tout genre auxquels la région est propice- et faisait la police dans le Sahel. Jusqu’à sa chute! Dès 2012 les touaregs repartaient à l’assaut du Nord-Mali, en lien avec les djihadistes, en profitant des armes fournies généreusement par Kadhafi pour tenter d’enrayer sa chute. La suite, c’est l’installation des djihadistes à Tombouctou, l’imposition de la loi islamique dans la région, et leur marche sur Bamako, stoppée in extremis par l’armée française.

Depuis, l’opération Barkhane, qui devait permettre de débarrasser le Sahel des djihadistes patine. Et suscite de plus en plus l’animosité des populations. Incapables de stopper la progression des terroristes islamistes les soldats français finissent par en être rendus coupables, et chaque attentat faisant des victimes civiles vient nourrir le sentiment anti-français. Au point que les convois militaires de Barkhane ont fait l’objet de véritables attaques par des manifestants en colère au Burkina Faso ou au Mali. Voir aujourd’hui des civils bruler les drapeaux français est d’abord l’expression d’une frustration terrible des populations devant la menace permanente des terroristes islamistes. C’est sur cette frustration que surfent les militaires maliens ou burkinabés qui crient haro sur l’ancienne puissance coloniale.

C’est évidemment la rançon de la Françafrique. A trop avoir voulu pendant des décennies continuer à régner sur ses anciennes colonies, au profit de ses entreprises nationales, à avoir cru qu’elle pouvait toujours y dicter le bien et le mal, soutenant sans vergogne les pires dictateurs, couvrant leurs exactions, voire y participant, la France s’est souvent comportée en puissance occupante et a provoqué une accumulation des rancœurs. C’est d’abord par volonté de se détourner de la France que les Maliens se tournent vers la Russie, pas par passion pour l’expansionnisme poutinien. Paris doit payer pour l’ensemble de son œuvre.

Hollande, puis Macron, ont cru pouvoir rompre avec la Françafrique, ou du moins promettre de le faire. Permettre à la France de devenir un partenaire loyal, respectueux de ses anciennes colonies, faire oublier le temps des barbouzeries. Mais dans le même temps ont laissé libre cours aux prédateurs du capitalisme français. Vincent Bolloré par exemple, qui cherche maintenant à céder l’empire portuaire et logistique africain qui a assuré la prospérité de son groupe et s’étend sur une quarantaine de pays du continent, après avoir été mis en cause pour corruption, non respect des droits humains et environnementaux, ou encore spoliation de terres… Aujourd’hui le retour de manivelle risque d’être douloureux. Après le Mali et le Burkina-Faso, on peut craindre que la vague de rejet ne gagne d’autres pays d’Afrique francophone.