« Depuis 1991, les Américains ont tout fait pour humilier la Russie. » C’est Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie Française, et russophile passionnée, qui le dit. C’est partiellement vrai. Vrai, parce que le verbatim des conversations de l’époque entre Mikhaïl Gorbatchev et le Secrétaire d’Etat américain James Baker semble prouver qu’il y avait un accord entre les deux parties pour considérer que l’Otan n’avait pas vocation à étendre sa juridiction à l’est. Mais juste partiellement, parce qu’aucun traité n’a été signé qui interdise cette extension, et parce que ce qui semblait logique voire légitime en février 1990 pouvait être vu différemment dans le contexte de 1999, lorsque Hongrie, Pologne et république Tchèque obtinrent leur entrée dans l’Otan. Et plus encore dans celui de 2016 lorsque l’organisation militaire occidentale a décidé «d’établir une présence avancée de l’OTAN en Estonie, en Lettonie, en Lituanie…», c’est à dire aux frontières mêmes de la Russie. Moscou considère que cette présence de troupes de l’Otan dans les pays Baltes est une violation des accords Russie-Otan interdisant “le stationnement permanent supplémentaire d’importantes forces de combat” sur les territoires des nouveaux membres, tandis que l’Otan fait valoir, non sans culot, qu’il s’agit d’une «rotation de troupes» qui n’est pas un «stationnement permanent»…
Il faut bien reconnaître, et Madame Carrère d’Encausse, historienne, ne devrait pas en disconvenir, que les rapports de force ont évolué en Europe depuis la chute de l’URSS. A l’époque Mikhaïl Gorbatchev plaidait pour une « Maison Commune Européenne », dans laquelle se retrouveraient Russie et pays d’Europe, tandis que les organisations militaires, OTAN et Pacte de Varsovie étaient appelées à disparaître. Mais depuis, l’Otan a dû s’adapter à la politique agressive mise en œuvre par Moscou. La Russie s’est emparée de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud aux dépens de la Géorgie (déclaration d’indépendance des deux régions qui reçoivent la reconnaissance, le soutien militaire et la protection de Moscou). Elle a annexé la Crimée aux dépens de l’Ukraine. Elle a, sinon fomenté, du moins encouragé la tentative de séparatisme des pro-russes dans la région ukrainienne du Donbass. Au point que toutes les zones russophones d’Europe peuvent craindre d’être l’objet tôt ou tard d’une tentative de reconquête, ou au moins de déstabilisation, par l’ours moscovite. En commençant par les pays Baltes, ou encore… l’Ukraine. On peut donc comprendre que pour ces pays l’appartenance à l’Otan (les pays baltes en font déjà partie) semble une garantie de sécurité et d’indépendance.
La poudrière ukrainienne
Qu’il y ait eu humiliation ou pas depuis 1990, il y a donc quelque paradoxe dans l’attitude de Vladimir Poutine à crier au loup en dénonçant par avance la volonté d’intégration à l’OTAN d’une Ukraine où il a lui-même créé et maintenu l’insécurité en amputant par la force le pays de ses régions russophones. D’autant que malgré les demandes de Kiev et les procès d’intention de Vladimir Poutine, cette intégration n’est pas à l’ordre du jour. Chacun est conscient, de part et d’autre, qu’inclure l’Ukraine dans l’Otan pourrait transformer ce qui n’est pour l’instant qu’une rébellion indépendantiste au Donbass en potentiel terrain d’affrontement entre l’OTAN et la Russie, et donc en déclencheur d’un cataclysme européen voire mondial.
Pour autant, les occidentaux ne peuvent renoncer à toute extension pour rassurer les Russes. Cela reviendrait à céder à la menace et au chantage. On ne peut pas attendre non plus des séparatistes du Donbass qu’ils jouent l’apaisement. Leur intérêt est de profiter de la présence de l’armée russe aux frontières de l’Ukraine pour intensifier leur combat, créer le maximum d’incidents, et fournir ainsi un prétexte aux forces russes afin qu’elles volent à leur secours. A l’heure où le transfert des populations civiles du Donbass vers la Russie s’accentue, comme pour étayer la menace d’une opération militaire ukrainienne imminente sur le territoire indépendantiste, et donc justifier une invasion russe, peut-on encore espérer une issue pacifique?
L’enjeu des sanctions économiques
Il convient sans doute de s’interroger sur les intérêts à court et moyen terme de chacune des parties. On comprend sans mal le goût de Vladimir Poutine pour l’extension de sa zone d’influence. Son souhait de fournir sa protection aux zones russophones des pays voisins, peut être entendu, même s’il ne peut justifier aucune déstabilisation d’un état indépendant. Après tout c’est le même prétexte, au nom du “droit des peuples à disposer d’eux mêmes”, qui justifia l’annexion des Sudètes par l’Allemagne en 1938. Encore le même prétexte qui servit aux Russes pour soutenir la sécession en Abkhazie ou en Ossetie du Sud. Cette logique pourrait-elle conduire à terme à une menace pour l’Estonie ou la Lettonie qui abritent 26% de russophones, ou, dans l’immédiat, justifier l’invasion de l’Ukraine aux yeux du Kremlin?
En fait, l’invasion de l’Ukraine créerait une situation très complexe, et dangereuse à bien des égards pour le Kremlin. Primo, il est manifeste que la majorité des Ukrainiens, y compris une partie des russophones, n’ont aucune attirance pour Moscou, et le régime de Poutine. Prendre et imposer par la force le contrôle d’un pays aussi vaste ne serait pas une mince affaire. Alors même que les aspirations à la démocratie sur le territoire russe ne sont déjà pas faciles à maitriser. A ce risque de s’embourber dans une situation incontrôlable s’ajoute la menace des sanctions.
C’est bien connu, les sanctions ne sont utiles que si l’on ne s’en sert pas. Tant qu’elles restent menaces, elles sont une excellente arme dissuasive. Mais une fois que le menacé est passé à l’acte, elles se retournent souvent contre tous. Dans le cas présent la menace principale s’appelle Nord-Stream2. Du nom du gazoduc qui doit confirmer la dépendance de l’Europe vis à vis du gaz russe. Ce gazoduc doit permettre d’approvisionner l’Allemagne depuis la Russie sans passer par l’Ukraine. Il attend une autorisation de l’administration allemande pour entre en service. Il est vital pour les uns et les autres. Avec 30% de son économie basée sur son gaz et son pétrole, et 70% de ses exportations de gaz à destination de l’Europe, la Russie a besoin de ce gazoduc, qui lui permet en outre d’éviter que l’Ukraine profite du transit. Mais les européens eux aussi , et surtout les allemands, ont besoin de Nord-Stream2. La Russie fournit 40% du gaz en Europe, 66% du gaz allemand. Or depuis sa décision d’arrêter le nucléaire, l’Allemagne est de plus en plus dépendante du gaz russe. On a pu mesurer cette dépendance ces derniers mois où en limitant les livraisons de gaz, pour faire pression sur les européens, la Russie a provoqué une hausse importante des prix de l’énergie sur le continent. Les européens ont prévenu: Nord-stream2 n’entrera pas en service si les Russes envahissent l’Ukraine. Ce serait un manque à gagner important pour la Russie – pas sûr que l’enjeu ukrainien vaille ce prix là – tout autant qu’un casse-tête pour les européens obligés de revoir leurs approvisionnements en énergie.
La place des Américains en Europe
C’est un vieux combat des Américains. Deuxième producteur derrière la Russie, les Etats-Unis n’ont jamais été favorables au gazoduc russo-allemand. Au point de sanctionner, sous Donald Trump, les entreprises qui collaboraient à sa réalisation. Sanctions qui ont été levées par l’administration Biden qui reste toutefois hostile au projet pour trois raisons. Primo le projet consacre la dépendance de l’Europe vis à vis de la Russie, deuxio il limite l’impact des sanctions exercées contre la Russie en raison de la situation en Ukraine, enfin, l’arrêt du projet pourrait permettre une augmentation des livraisons de gaz américain en Europe. Faut-il voir dans ce conflit d’intérêts une explication de l’étrange attitude des USA dans la crise?
Le fait est que depuis que la situation s’est tendue aux frontières de l’Ukraine la diplomatie américaine n’a pas cessé de sonner compulsivement le tocsin, annonçant une invasion imminente du pays. Alors que les Russes prétendaient que leurs manœuvres aux frontières de l’Ukraine se terminaient et que leurs troupes étaient en train de regagner leurs casernes, vidéos à l’appui, les américains n’ont pas cessé de souffler sur les braises. Tandis qu’Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz tentaient une médiation à Moscou, les services de renseignement US dénonçaient l’arrivée de nouvelles troupes russes à la frontière. Et promettaient une invasion pour le week-end suivant, puis le mercredi d’après, puis en tout cas avant la fin des JO de Pékin… On demandait à tous les ressortissants américains de quitter le pays. Et l’on dénonçait les manœuvres en cours au Belarus qui étaient pourtant prévues. Et l’entrée de navires russes en mer de Crimée… On laissait même entendre à Washington que l’invasion de l’Ukraine pourrait être coordonnée avec celle de Taiwan par l’armée chinoise… Et la bourse de Wall Street, qui connaît la musique, clôturait en forte baisse.
Mais dans le même temps, Joe Biden faisait savoir qu’il n’est pas question d’entrer en guerre avec la Russie, pas même d’envoyer des soldats en Ukraine pour évacuer les américains qui s’y trouveraient piégés. Il promettait des sanctions économiques draconiennes, mais rien de plus. En somme, Washington sonnait le tocsin pour une guerre à laquelle les Américains ne veulent surtout pas participer. Pourquoi alors cette dramatisation? Peut-être parce que ce qui se joue ici, au delà de la situation ukrainienne, c’est l’influence des Etats-Unis en Europe.
Derniers feux diplomatiques
Emmanuel Macron le dit et répète depuis le début de sa tentative de médiation, il faut déboucher sur “un nouvel ordre de paix et de sécurité en Europe”. En clair discuter de la meilleure façon d’assurer et maintenir la sécurité de tous en Europe. Il n’est pas certain que le grand frère américain voit la chose d’un oeil très favorable. Depuis la deuxième guerre mondiale, la sécurité en Europe est d’abord l’affaire des Américains. L’Otan, c’est d’abord leur organisation, même s’ils se plaignent, à l’instar de Donald Trump durant son mandat de la participation insuffisante des européens. On l’a vu au début de la crise actuelle, au mois de décembre, lorsque Joe Biden et Vladimir Poutine discutaient du sort de l’Ukraine en tête à tête, tout en promettant, côté américain, de tenir les européens informés… Mais en même temps, depuis la présidence de Barack Obama, l’Amérique a réorienté sa politique étrangère vers l’Asie du sud-est avec ce qu’on a appelé le “rebalancing”. La priorité n’est plus de ce côté ci de l’Atlantique. Les enjeux, économiques et stratégiques sont en Asie. Mais les américains ne sont pas prêts pour autant à cesser de jouer un rôle déterminant sur le vieux continent. Ce “nouvel ordre de paix et de sécurité” qui pourrait se mettre en place entre européens, sans les laisser au centre de tout, n’est donc pas forcément le bienvenu.
C’est pourtant là que réside sans doute une sortie durable de crise. Au delà des ambitions de Poutine, au delà de la crise du Donbass, il n’y aura probablement d’ordre de paix et de sécurité durable en Europe, que si les européens eux-mêmes le prennent en charge. Avec la Russie, qui devra s’engager durablement sur le respect des frontières, pour tourner enfin pour de bon la page de la guerre froide. En attendant, réalisme oblige, les Européens, par la voix d’Emmanuel Macron, misent sur un sommet Biden-Poutine… pour éviter la guerre en Europe.