Quelle légitimité ?

Drôle de climat. A droite, les soutiens de Valérie Pécresse nous répètent depuis des jours que l’élection présidentielle à venir risque de désigner un président illégitime parce qu’Emmanuel Macron a refusé de débattre avec la championne des Républicains avant le premier tour. Le pire en la matière étant atteint par le Président du Sénat, second personnage de la République, Gérard Larcher, qui reproche par avance à Emmanuel Macron “d’enjamber la présidentielle, en refusant le débat” et lui prédit en cas de réélection un problème de “légitimité”. En clair, un président qui serait élu en ayant refusé de débattre à la télévision avant le premier tour avec le ou la candidate des Républicains, serait illégitime. Comme si la légitimité d’un président pouvait venir d’ailleurs que des urnes. Comme si la participation à un plateau télé, chez Hanouna ou une autre des stars du petit écran, offrait la véritable onction démocratique. C’est évidemment une dérive inquiétante en ce qu’elle révèle de la place prise par les animateurs télé, dans le débat politique. Mais elle l’est surtout par ce qu’elle suppose de mépris du suffrage universel, et donc de la démocratie.

Le suffrage universel aurait donc cessé, avec l’avènement des chaînes d’infos et de leurs polémiques politiques permanentes, d’être l’étalon de la vie démocratique. Alors même que l’accès à la communication publique des oppositions de tout crin n’a jamais été aussi massif qu’aujourd’hui, nous aurions à craindre que le suffrage universel ne permette plus d’exprimer les véritables aspirations du peuple. Les électeurs seraient abusés, trompés, égarés, par le refus du président sortant de se soumettre tel Saint Sébastien aux flèches de l’ensemble de ses opposants, attaché à leur merci sur un plateau télé!

En fait la remise en cause n’est pas nouvelle. On l’avait déjà entendue en 2017 lors de l’élection d’Emmanuel Macron. A l’époque, l’expression qui faisait flores était :”élu par défaut”. La légitimité du président était atteinte, parce que les commentateurs bien informés savaient bien que les électeurs avaient voté pour lui au second tour pour éviter l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen, et pas du tout pour le voir mettre en œuvre son programme. En quelque sorte il s’était emparé de la présidence par effraction. Et ses opposants le renvoyaient à son score du premier tour: 18% des inscrits à peine (en raison d’un fort taux d’abstention). A comparer avec les 22,6% de François Hollande, en 2012, à un moment où l’abstention était moins élevée.

La nouveauté, aujourd’hui, c’est que les commentateurs de la politique, journalistes ou/et militants politiques s’octroient un rôle d’arbitre de la légitimité du suffrage universel. Dans une tribune publiée récemment, des intellectuels et artistes, pour la plupart d’extrême-gauche, dénonçaient ainsi l’absence de débat entre tous les candidats avant le premier tour (rappelons qu’aucun président sortant de la 5eme république, candidat à sa réélection, n’a jamais participé à un débat avec l’ensemble de ses opposants au premier tour d’une élection). La tribune titrée “pas de débat, pas de mandat” conduisait les auteurs à se substituer aux électeurs pour décider si le mandat du prochain président élu serait valable ou non… Sans surprise, en quelques heures, la droite et l’extrême droite rejoignaient les signataires et reprenaient le mot d’ordre “pas de débat, pas de mandat”!

En fait ce qui est en jeu c’est la substitution de la vie médiatique à la vie démocratique. De l’image des choses à leur essence. Ce que veut le peuple? C’est le micro-trottoir de LCI ou BFM qui nous l’enseigne, ou encore la manifestation des gilets jaunes. L’égalité? C’est celle des temps de parole sur les plateaux télé. La vérité? C’est ce qu’on ose dire en face d’une caméra. La démocratie, c’est le droit d’assister ccomme au cirque à la confrontation des candidats “face à Baba!” L’expression populaire issue des urnes en deviendrait presque anecdotique. Et ne serait en tout cas plus l’alpha et l’omega de notre vie démocratique. Pire, un complot terrible contre la démocratie se préparerait si l’on écoute Valérie Pécresse: “ne vous laissez pas voler cette élection comme en 2017” met en garde la candidate LR… Son rival d’extrême-gauche, Jean-Luc Mélenchon, se projette lui déjà dans l’après scrutin et appelle déjà aux blocages et grèves, si… les électeurs ont le mauvais goût de choisir Emmanuel Macron plutôt que lui…

Comment s’étonner que tout cela conduise in fine à une nouvelle baisse du taux de participation à des élections dont chacun invalide par avance le résultat. C’est un excellent exemple de prédiction auto-réalisatrice. A force de relativiser la valeur du suffrage universel, on finira par tomber à des taux de participation tellement bas qu’il faudra chercher autre chose pour faire vivre la démocratie. Des assemblées dont les membres seraient tirés au sort? Ou des comités ouvriers désignés dans les ateliers? Dommage! Un homme une voix, pour un peuple souverain, ça avait de la gueule!

Déjà trop tard?

On entre dans la dernière ligne droite. Dans 17 jours on sera fixé, du moins en ce qui concerne ce premier tour, dont tous les candidats semblent se rendre compte, à l’approche de l’échéance qu’il est le premier enjeu. Il n’y aura qu’une ou un élu. Qui, selon toute vraisemblance, devrait ensuite affronter Emmanuel Macron en finale.

Si l’on en croit les sondages, quotidiens, les choses se décantent. Sans pourvoir en déduire le résultat final, on voit déjà se préciser les positions dans chaque grande famille électorale.

Le meilleur agent de Marine Le Pen

C’est la famille d’extrême-droite qui animait la campagne depuis le début, avec son duel entre l’inébranlable Marine Le Pen -identique à elle-même d’une échéance à l’autre, c’est à dire porteuse du même discours de rejet de l’autre et de détestation pour tout ce qui n’est pas conforme à l’idée qu’elle se fait de l’identité française- et le nouveau venu lancé dans l’arène politique sur les chapeaux de roues, Eric Zemmour, venu lui contester son leadership de la haine. Le combat fut rude. Zemmour faisant feu de tous les bois les plus vermoulus de l’extrême-droite Française, pour tenter de rassembler derrière son panache crade le maximum de frustrés, d’aigris, d’anxieux, pour essayer de fédérer les divers sentiments de déclassement, de dépossession, les angoisses d’un futur différent de la veille, les peurs de l’autre… Et tout y est passé, depuis la tentative de réhabilitation de Pétain jusqu’à la création d’un ministère de la “remigration”, c’est à dire de la déportation, tout cela généreusement arrosé de racisme, d’homophobie, de misogynie…

Etait-ce trop? Les instituts de sondage semblent le montrer. Car les intentions de vote à son égard après l’avoir mis un temps à égalité avec sa rivale n’ont cessé de décliner, jusqu’à le créditer d’un résultat de moitié inférieur à celui de Marine Le Pen. Un 20 à 10 apparement sans appel.

Mais n’était-ce pas plutôt la dose qu’il fallait? Pour remettre en selle une Marine le Pen passablement démonétisée depuis son échec de 2017? De fait, l’héritière de la tradition familiale ne s’y est pas trompée, qui a laissé Eric Zemmour faire son show, soutenu par les médias de tous bords, qui avaient avec lui un bon client à vendre pour renforcer l’audimat, se contentant, même lorsqu’elle fut trahie par sa propre nièce qui rejoignait le rival, de prendre de la distance et de poursuivre sa démarche de dédiabolisation en la jouant débonnaire et bienveillante face aux excès du chroniqueur, qui auront plus fait pour la crédibiliser et normaliser le vote Front National, que toutes les déclaration pas toujours très crédibles de la candidate. Si les résultats du vote du 10 avril sont conformes à ce que prétendent aujourd’hui les instituts de sondages, on pourra dire que clairement, c’est Zemmour qui a fait la campagne de Marine le Pen.

La course de haies

Elle était arrivée en tête de la première ligne droite, à droite, avalant les haies les unes après les autres: retour dans la famille politique qu’elle avait pourtant quittée quelques années plus tôt en estimant qu’on ne pouvait plus rien en attendre, désignation par les adhérents du parti aux dépends du favori Xavier Bertrand, rassemblement autour de sa candidature de la plupart des barons LR, à l’exception notable de Nicolas Sarkozy. C’est ensuite qu’elle a mal calculé son élan. Dès le début de sa campagne, elle a visé une haie trop loin. Toute à sa volonté de convaincre les électeurs qu’elle ferait une bonne présidente, elle a mené une campagne de second tour, ciblant uniquement, jusqu’à la caricature, le président sortant Emmanuel Macron. C’était un combat personnel entre lui et elle, “la seule à pouvoir le battre”. Les autres candidats n’existaient pas, et donc le premier tour du 10 avril n’était pas un sujet. Seul comptait son affrontement avec Emmanuel Macron qui refusait obstinément de débattre avec elle avant le premier tour et donc, rageait-elle, ne jouait pas le jeu de la démocratie! L’apothéose étant atteinte, après la divulgation du programme d’Emmanuel Macron, dont elle estima aussitôt qu’il avait purement et simplement copié le sien. La méthode Coué a parfois du bon. Mais en politique, il convient aussi de temps en temps de se confronter au réel. On a vu sa position s’effriter dans les sondages, au fil des erreurs de communications dont on peut se demander si son entourage ne l’encouragea pas à les enfiler comme autant de perles de son chemin de croix, jusqu’à passer pour certains instituts sous la barre des deux chiffres, reléguant sa candidature au niveau de celle de Zemmour, loin de la tête du peloton. D’ores et déjà, il semble bien que plus grand monde chez les LR ne croit à sa présence au second tour.

A gauche, le retour des dinosaures

A gauche, le mot à la mode est “utile”. Quel est le vote utile au premier tour quand on est de gauche? Se jugeant seule légitime, la candidate du Parti socialiste, Anne Hidalgo, a tenté de convaincre. Mais au fil des jours de campagne elle a vu son capital confiance, du moins dans les sondages (rappelons qu’ils ne représentent pas une estimation de résultat final, mais simplement un état de l’opinion) s’effriter irrémédiablement. Jusqu’à conduire le Parti socialiste à un étiage jamais vu de 2% des intentions de votes. Même si l’on ne peut exclure un sursaut des électeurs, on peut parler ici de catastrophe historique. Mais il serait injuste d’en faire porter le chapeau à la seule maire de Paris. Depuis 5 ans et l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, les socialistes, sous la houlette d’Olivier Faure, n’ont cessé de s’égarer dans une dénonciation systématique, souvent anecdotique, du nouveau président, en évitant soigneusement de proposer à leurs électeurs le projet qui aurait pu relancer une dynamique de gauche dans l’opinion. Ils récoltent donc le fruit de leur incurie programmatique.

Evidemment, en ces temps de préoccupation environnementale plutôt mieux partagée qu’elle ne le fut dans le passé, le vote de gauche utile aurait pu en toute logique être un vote écologiste. Jamais sans doute les écologistes avaient paru en meilleure position qu’avant ce scrutin. D’ailleurs leur champion Yannick Jadot, s’y voyait déjà, convaincu que l’heure de gouverner était venue pour les écologistes. Et puis, il y a eu la primaire. Et la surenchère entre toutes les tendances et groupes de pression rassemblés par EELV dans son souci d’accéder au pouvoir. Et la défaite de Sandrine Rousseau, sa rivale extrémiste, qui n’a eu de cesse depuis la désignation de Yannick Jadot de lui savonner la planche, en faisant assaut de prises de position maximalistes, et de critiques de “son” candidat jusqu’à se faire éjecter de la campagne écolo. Résultat de cette incapacité de Yannick Jadot à s’affranchir des réseaux d’influence, pour construire un programme de candidature propre, original, une désaffection dans les sondages où il plafonne à 5%.

Du coup, la gauche nous joue le retour du dinosaure, avec en pole position Jean-Luc Mélenchon, 40 ans de politique, qui promet aux Français la retraite à 60 ans pour tous, sauf pour lui, et une rupture radicale avec le capitalisme, et les méchants, qu’ils soient américains, allemands, ou simplement « riches ». Comme en 2017, la décomposition de la gauche social-démocrate le propulse en avant. Dans une moindre mesure toutefois. Si les sondages le placent depuis quelques jours autour de 14%, il lui reste encore du chemin pour atteindre les 19% qui avaient “failli”, comme on aime à le rappeler à la France Insoumise, le propulser au second tour à la dernière présidentielle. Avec quelques handicaps nouveau. D’une part il semble peu probable que Yannick Jadot se retire à son profit avant le premier tour, d’autre part, l’accumulation d’affaires (scandale de la perquisition de ses bureaux, mise en examen de l’association de financement de sa campagne de 2017 pour “escroquerie aggravée”…) fait un peu désordre, autant que ses prises de position à l’emporte-pièce sur Poutine, l’Otan ou la guerre en Ukraine. Mais dans son entourage on mise sur la qualité de l’homme, sa culture, ses talents de tribun, pour emporter la mise au finish. Et l’on note qu’il profite du ralliement d’anciens socialistes, Ségolène Royal par exemple, qui a définitivement décidé qu’il représentait le “vote utile”.

Ce n’est pas l’avis d’un autre dinosaure, l’ex-président François Hollande. Fidèle à la discipline de son parti, il continue du bout des lèvres à soutenir la candidate officielle du PS, Anne Hidalgo. Mais, homme pressé, il anticipe déjà… la défaite de celle-ci, et donc son propre retour: “Une initiative devra être prise au lendemain de l’élection présidentielle pour reconstruire la gauche de responsabilité. Il y va de la vitalité de notre République qui ne peut être privée de l’espoir de l’alternance et de l’attente d’un changement. J’y prendrai toute ma part”.

A sa décharge, il n’est pas le seul à anticiper de 3 semaines la défaite de sa candidate favorite. Le Président du Sénat Gérard Larcher, cité par Libération, reconnaît de son côté que le véritable combat, maintenant, c’est pour limiter les dégâts aux législatives. Bref, des quatre candidates à la présidentielle une seule semble encore dans la course pour le premier tour, Marine Le Pen. Les perdantes pourront toujours se consoler, comme Valérie Pécresse le fait déjà, en regrettant un soutien insuffisant des hommes: « nous les femmes, on a un organe moins puissant que les hommes […] on a besoin d’être soutenues».

“Résilience” et assurance tous risques

“Résilience: Aptitude d’un individu à se construire et à vivre de manière satisfaisante en dépit de circonstances traumatiques(Larousse). Par exemple… en temps de guerre!

Mercredi, Jean Castex présentait donc son “Plan résilience”, en réponse à la guerre qui martyrise l’Ukraine. Comme promis par le président de la République, il y en avait pour tout le monde. Et une ristourne sur le litre de gazole pour camionneurs, pêcheurs et agriculteurs! Et une prise en charge d’une partie de la facture de dépenses énergétiques pour les autres entreprises  dont les dépenses de gaz et d’électricité représentent “au moins 3% du chiffre d’affaires, et qui pourraient faire des pertes sur 2022”! Et une aide aux agriculteurs pour acheter des engrais! Et une remise en route des mesures de chomage partiel, et une prolongation des prêts garantis par l’Etat, et un nouveau report de charge pour les entreprises en difficultés… Les Ukrainiens sont rassurés!

Dessin paru dans Politis

Bon, d’accord! C’est le rôle de l’Etat d’aider les entreprises qui souffrent des conséquences du conflit en Ukraine, et des mesures de rétorsion économique, tout à fait légitimes, appliquées à l’encontre de la Russie de Poutine. Comme pour la pandémie, on va chercher à réduire au minimum l’impact économique et social sur notre économie. C’est logique. Une nouvelle version du “quoi qu’il en coûte”. Et les médias ne s’y sont pas trompés qui ont ressorti le fichier des bons clients à interviewer dans ce cas de figure. “A votre avis le gouvernement en fait assez?”… “Et qu’attendiez vous de plus?”… “Et cela n’empêchera pas les faillites?”… Le micro-trottoir était déjà réglé, sur la position “insuffisant, trop tôt ou trop tard, à côté de la plaque”. Les réponses attendues et déjà inventoriées, au moment du confinement, puis actualisées avec le pass sanitaire… Bref, cette guerre va vraiment être terrible… pour les Français! Il faut vraiment faire quelque chose, sinon c’est toujours les mêmes qui vont se faire avoir… Que faire? Par exemple… bloquer les dépôts de carburants (?) comme l’ont entrepris les transporteurs ces derniers jours… Sans même bien sûr prendre en compte ceux qui alarment contre l’afflux de réfugiés qui va nous tomber dessus… certes plus acceptables en raison de la couleur de peau que les “déferlantes” habituelles, mais qu’il conviendrait de limiter voire de cantonner aux pays limitrophes de l’Ukraine, comme l’ont demandé Eric Zemmour ou Valérie Pécresse (qui depuis a honte et nie l’avoir suggéré!).

Jeudi, dans les journaux radio, on enchaînait sans transition ou presque la complainte d’une mère égarée dans la neige à Marioupol qui n’avait pu retrouver son mari sous les décombres et venait de s’évader avec ses enfants du théâtre-abri de la ville, lâchement bombardé par l’armée de Poutine… et les lamentations d’un syndicaliste des transports annonçant une reprise du blocage de dépôts pétroliers si le gouvernement ne faisait pas plus pour sa profession mise en danger par la hausse du prix du gazole.

Mais tout de même! Quel manque de pudeur, quelle indécence, quel égoïsme… N’aurait-on pu déjà éviter de parler de “résilience” -les mots ont un poids- concernant les conséquences financières, toutes relatives jusqu’ici , sur notre économie, de cette guerre qui est en train d’anéantir une nation et un peuple? Ne pourrait-on attendre un peu de retenue de la part des veinards que nous sommes, sûrs de notre bien-être, malgré des inégalités souvent inacceptables, sûrs de nos libertés, et pour l’instant du moins, hors de portée de la folie meurtrière du criminel de guerre moscovite? Les syndicats n’auraient-ils pu, ce jeudi, par décence, reporter leur mot d’ordre de défilés pour la revalorisation générale des salaires, ou les transformer en manifestation de solidarité avec les travailleurs ukrainiens qui sont en train de tout perdre, jusqu’au simple droit de vivre?

Les crises sont des révélateurs. Celle-ci, comme avant elle la crise sanitaire, est l’occasion d’une démonstration de l’individualisme et de l’égoïsme ambiants. Et de l’addiction aux aides de l’Etat. Ce sont souvent les mêmes qui se plaignent de l’omniprésence de l’Etat, de l’assommoir fiscal, du poids des charges sociales, de l’interventionnisme administratif… qui réclament le plus vigoureusement de lui une assurance tous risques, dès qu’arrive un orage. Hier les restaurateurs, et les commerçants, et autres, touchés par les mesures anti-covid, aujourd’hui les transporteurs, les infirmiers libéraux, et les agriculteurs, et tous ceux qui roulent en voiture, et ceux qui commercent avec la Russie… C’est un peu cela qui finira par ruiner notre “modèle social”: la revendication par chacun de “toujours plus de solidarité”… des autres!

Mots de guerre

« Nous savons qu’ils mentent, ils savent que nous savons qu’ils mentent, nous savons qu’ils savent que nous savons qu’ils mentent, et ils continuent à nous mentir… », écrivait Soljenitsyne. Il désignait ainsi le régime communiste d’Union Soviétique, mais en ces temps de guerre et de désinformation la formule s’appliquerait parfaitement aux dirigeants russes. Le mensonge est devenu la règle. Que les armées russes bombardent une maternité sous les objectifs des caméras qui restituent des images insoutenables au monde entier, et Serguei Lavrov explique que l’hôpital en question était une base de néo-nazis. Personne ne peut le croire? Cela n’a visiblement pas d’importance. A ce stade, il n’est même plus nécessaire de chercher à être crédible.

Plus fort encore, toujours le même Serguei Lavrov à l’issue d’une rencontre de négociation infructueuse à Antalya en Turquie: « Nous n’avons pas attaqué l’Ukraine… ». Le pays est écrasé sous les bombes, les civils ukrainiens meurent par centaines, deux millions de personnes ont déjà fui l’avancée des armées russes, mais ce qui compte, c’est le discours public, qui tient lieu de vérité. Bien sûr on pourra répliquer que les pays occidentaux ont eux-aussi un rapport pervers à la vérité en ces temps de crise. Lorsque le gouvernement français déclare ne pas être en guerre avec la Russie, alors qu’il reconnait livrer des armes de guerre (“défensives”) aux combattants ukrainiens… il n’est guère plus crédible. C’est la loi de la guerre, dira-t-on, le secret l’emporte sur la vérité, la dramatisation légitime mensonges et omissions, les mots et les postures ont plus d’importance que les actes… sauf pour les victimes!

Et c’est précisément la source de toutes les difficultés. Pour sortir de la guerre, il faut bien arriver à parler, à échanger. Négocier suppose de partager un diagnostic, de se mettre d’accord sur un état des lieux. Déclarer un cessez le feu passe par l’inventaire des positions de chacun. Comment faire la paix avec un ennemi qui déclare publiquement ne pas faire la guerre? Qui accuse le pays qu’il envahit, contre toute évidence, de préparer une attaque aux armes chimiques. Qui fait appel à une milice privée dirigée par un néo-nazi (Wagner) pour soi-disant “dénazifier” le pays qu’il veut réduire à néant. Qui appelle en renfort des mercenaires étrangers au conflit (syriens en l’occurrence) et dénonce le soutien accordé par les occidentaux au pays qu’il assiège. On ne peut faire la paix qu’avec son ennemi, mais il faut un minimum de bonne foi pour mener à terme une négociation.

Pour l’instant ce minimum n’est pas assuré, loin s’en faut. Même la négociation de couloirs humanitaires pour épargner les civils parait un casse-tête, avec un ennemi qui confond couloir humanitaire et plan de déportation, échappatoire et transfert de population vers ses propres frontières. Face à un ennemi qui nie la guerre elle-même, la seule porte de sortie du conflit pour l’Ukraine reste la reddition totale et inconditionnelle qu’exige la Russie. De ce point de vue c’est un remake de la situation irakienne, lorsque Saddam Hussein ne pouvait éviter la guerre que le président Bush voulait engager qu’en renonçant à des “armes de destructions massives” qui n’existaient que dans les rapports de la CIA. « Le régime irakien possède des armes biologiques et chimiques, et pourrait fabriquer une bombe nucléaire un en un an » certifiaient les responsables américains à la tribune de l’ONU pour justifier leur guerre. Vladimir Poutine aura retenu la leçon. La Russie ne renoncera pas à son objectif de “dénazification” de l’Ukraine, qui, selon elle, prépare avec le soutien américain des armes bactériologiques dans ses laboratoires secrets. Gageons d’ores et déjà que les autorités russes vont sous peu exhiber les preuves des activités criminelles des “nazis” ukrainiens, à la façon de Colin Powell, secrétaire d’Etat américain, brandissant un fiole de verre sensée contenir de l’anthrax fabriqué par les irakiens devant le conseil de Sécurité de l’ONU en 2003.

En guerre, le mensonge est la règle. Et un préalable aux pires crimes de guerre. Dénoncer par avance la détention par l’ennemi d’armes interdites, c’est déjà jeter le doute sur une future utilisation des dites armes. Et la Russie a déjà franchi le rubicon des interdits de guerre en utilisant des armes à sous-munitions -elle n’a jamais signé la convention les interdisant- mais aussi en bombardant les populations civiles -80 personnes réunies dans une mosquée à Marioupol dans la journée de samedi. En dénonçant l’existence de laboratoires d’armes bactériologiques américains en Ukraine, Poutine prépare peut-être le blanchiment de ses prochains crimes de guerre. D’ailleurs, de façon préventive, la Russie s’est retirée jeudi dernier du Conseil de l’Europe, et donc de la Cour Européenne des Droits de l’Homme si l’on en croit l’agence officielle russe Tass, qui dénonce  « les pays hostiles de l‘UE et de l’OTAN qui continuent de détruire l’organisation et l’espace juridique commun en Europe ». Cela permettra par la suite de traiter par le mépris toute accusation de crimes de guerre devant la Cour en question.

Alors comment sortir de ce fatras de mensonges, accusations, dénégations et anathèmes? Comment mettre au jour la parcelle de vérité partagée qui permettrait aux belligérants de trouver une issue pacifique négociée à ce drame? Le niveau très inégal des forces en présence -la 2ème armée du monde face à la 22ème- laisse penser que malgré le soutien de l’armement occidental, l’armée ukrainienne ne pourra éternellement résister à son envahisseur. A l’inverse, malgré sa puissance de feu, on imagine mal l’armée russe contrôler par la force un pays de 44 millions d’habitants. Elle n’y est pas parvenue en Afghanistan, pas plus d’ailleurs que les Etats-Unis ensuite, et n’est parvenue à imposer sa loi en Tchétchénie, pays d’un million et demi d’habitants, qu’au prix de 300000 morts Tchétchènes et plusieurs milliers de soldats russes (12000 selon le Comité des mères de soldats). Tous ceux qui tentent une entremise en Ukraine s’y sont jusqu’ici cassés les dents. Les négociateurs occidentaux, Emmanuel Macron en tête, auront d’autant plus de mal à se faire entendre de Vladimir Poutine que les sanctions avec le temps, feront souffrir la Russie. Le premier ministre israélien Naftali Bennett, lui, a vainement tenté de convaincre de président ukrainien de capituler et d’accepter les exigences de Poutine. Inacceptable pour Volodymyr Zelensky bien sûr.

En fait, Naftali Bennett n’est pas seul aujourd’hui à penser que la seule issue serait un partage de l’Ukraine. La Crimée étant déjà russe de fait, les républiques autoproclamées du Donbass ayant déjà échappé au contrôle de Kiev, il suffirait de tracer une ligne de partage qui donnerait l’Est du pays à la Russie, et demanderait “simplement” à Kiev d’introduire dans sa constitution la neutralité et le désarmement, tandis que l’Otan s’engagerait à ne jamais tenter de militariser le pays. Bref transformer l’Ukraine en “pays tampon” pour rassurer la Russie de Poutine. Clairement, cette “solution” reviendrait à donner à Poutine satisfaction sur tous ses buts de guerre. Une solution “réaliste” diront certains. Mais une solution qui reviendrait à entériner le droit pour un pays puissant à annexer son voisin au nom de sa propre protection; qui légitimerait les crimes déjà commis par l’armée russe; et nierait tout droit d’autodétermination au peuple ukrainien. Evidemment cette “solution” n’offrirait pour autant aucune garantie que la Russie ne tente un jour de réitèrer l’opération avec un autre voisin, Pays Baltes, Moldavie, voire Pologne… Sauf à se mentir collectivement, une fois de plus, et à se convaincre, comme au lendemain de la reconnaissance de la guerre en Tchétchénie, du démembrement de la Georgie, de l’annexion de la Crimée, de l’intervention en Syrie aux côtés du criminel Assad… que Poutine va s’arrêter là, et retrouver gentiment le chemin de la légalité internationale.

Dans l’impasse

Les nuits se succèdent. Déjà cinq. Cinq nuits et jours de souffrances et de peur pour le peuple ukrainien. Cinq jours et nuits d’angoisse pour tous ceux qui suivent la situation d’heure en heure partout dans le monde, autour d’une question: “jusqu’où cela peut-il aller? C’est le temps des interrogations.

Poutine est-il assez fou pour faire sauter la planète? Doit-on craindre, s’il n’obtient pas très vite gain de cause, qu’il finisse par recourir à cette force de dissuasion nucléaire qu’il a lui-même mis en état d’alerte à la fin du week-end? Evidemment personne ne veut y croire, mais personne n’a non plus la réponse définitive à la question. Chaque expert a plutôt envie de décliner toutes les raisons logiques pour lesquelles le scénario du pire n’est pas réaliste. Mais peut-on miser sur la raison en toutes circonstances? C’est la rançon de ce logiciel absurde sur lequel nous avons fondé notre monde moderne: l’équilibre de la terreur. Chacun est sensé se retenir de commettre l’inévitable parce qu’il sait que l’autre peut en faire autant, et qu’il n’y aura pas de vainqueur. Mais ce système ne laisse pas de place à la folie. Qu’un esprit dérangé en vienne à souhaiter la destruction de tout, toutes, et tous, parce qu’il ne parvient plus à se projeter dans son propre avenir, ne fait pas partie des hypothèses. On a vu un Poutine paranoïaque cantonnant tout interlocuteur, étrangers comme proches, à une dizaine de mètres de lui; hystérique, promettant la “dénazification” de l’Ukraine; violent, menaçant ceux qui s’opposeraient à lui de conséquences qu’ils n’ont jamais connues; méprisant pour ses propres collaborateurs devant le monde entier… A-t-il pour autant basculé totalement dans l’irrationalité? Et si oui existe-t-il un garde-fou, quelqu’un pour l’empêcher d’aller trop loin?

Comme tous les chefs d’Etat des pays disposant de l’arme nucléaire, Poutine ne peut en principe pas déclencher seul l’apocalypse. A ses côtés, son ministre de La Défense et son chef des armées, ont aussi leur mot à dire. Peut-on imaginer qu’ils contiennent les délires de leur patron? Peu probable. On a vu sa façon de tenir ses collaborateurs à distance. Certes son ministre de La Défense et son chef des armées ne semblaient pas enthousiasmés par sa décision de mettre les forces de dissuasion en état d’alerte, lorsqu’il en a fait l’annonce télévisée. Mais de là à imaginer une révolution de palais qui neutraliserait le président russe, il y a un gouffre…

Des sanctions qui vont frapper durement les Russes

Il y a aussi la pression du pays. Du peuple de Russie contre une guerre dans laquelle il a tout à perdre. On a vu des manifestations contre la guerre dans plusieurs grandes villes de Russie. Qui se sont soldées par des milliers d’arrestations. Poutine n’en est pas à sa première répression, et son appareil policier semble bien tenir les choses en main. Il ne semble pas que l’on soit à la veille d’un soulèvement de nature à le déstabiliser. Mais bien sûr ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera pas forcément demain. Les sanctions économiques et financières internationales, maintenant quasi-unanimes, vont évidemment rendre la vie dure aux russes. Aux plus riches, qui verront leurs avoirs gelés, mais aussi aux plus modestes qui subiront de plein fouet la dégradation de la situation économique russe. La popularité du tyran moscovite devrait sans doute en souffrir.

Il est trop tôt pour savoir si les sanctions auront ou pas un impact sur la guerre de Poutine, mais on peut d’ores et déjà noter que Poutine a lui-même, par son agression contre un peuple souverain, provoqué une prise de conscience inattendue et globale. Malgré quelques réticences de départ, balayées en quelques jours, tous les pays occidentaux ont répondu présent à l’appel du président ukrainien demandant des sanctions économiques et financières massives contre le président russe. Les allemands qui sont totalement dépendants du gaz russe, ont finalement accepté d’entrer dans la bataille, même la Suisse a oublié son éternelle neutralité pour reprendre -on l’a appris ce lundi- “l’intégralité des sanctions mises en place par l’Union européenne contre la Russie”. Et il y a plus. Le président ukrainien demandait armes et munitions pour se défendre contre l’envahisseur, les pays européens ont répondu d’accord. Y compris la Suède, l’Allemagne, qui prétendaient jusqu’ici ne jamais vendre d’armes à un pays en guerre et même la Finlande, qui a choisi le non-alignement. L’Union européenne a même décidé d’acheter elle-même des armes et munitions pour les fournir aux Ukrainiens. C’est un virage essentiel. En cinq jours, l’idée d’une Défense européenne qu’Emmanuel Macron essaye depuis 5 ans de mettre à l’ordre du jour de l’UE a peut-être fait un pas de géant… Grâce à Vladimir Poutine.

Poutine est donc à peu près seul contre tous. Seule la Chine soutient, du bout des lèvres, son opération militaire, en plus des pays satellites dirigés par des obligés de Poutine, Tchetchénie ou Belarus. Même le Kazahkstan, qui a pourtant bénéficié d’un soutien de la Russie pour réprimer des manifestations faisant plus de 200 morts en début d’année, a refusé d’engager des troupes aux côtés des russes, et de reconnaître les républiques autoproclamées du Donbass.

Poutine avait-il sous-estimé les réactions contre son invasion? Il faut dire que cette guerre ne correspond pas tout à fait à ce qu’il a connu précédemment, par exemple en Tchétchénie. Pour deux raisons: d’une part elle se déroule aux portes de l’Europe, d’autre part elle se passe à ciel ouvert grâce aux réseaux numériques. Heure après heure, Volodymyr Zelensky le président ukrainien peut informer le monde entier de l’évolution de la situation grâce aux réseaux sociaux. Il est en contact permanent avec les chefs d’Etat européen ou le président des Etats-Unis. La guerre de Poutine est le sujet principal d’actualité pour la planète entière. Le monde entier commente, condamne, craint les développements… Et chacun doit prendre position. Les avions russes se voient interdire l’espace aérien de la plupart des pays, des musiciens russes, connus pour leur proximité avec Poutine, voient déprogrammer leurs concerts. Jusqu’au président, russe, proche de Poutine, du club de foot de Chelsea, qui doit se mettre en retrait de son club et promet d’œuvrer pour faire arrêter la guerre. Et Poutine se voit retirer son titre d’ambassadeur du judo, les clubs russes sont suspendus de toutes compétitions internationales, et la Russe est exclue de la Coupe du Monde de foot…

De la guerre éclair à l’occupation

Poutine espérait une “opération militaire” éclair. Il pensait sans doute chasser en quelques heures les dirigeants ukrainiens et les remplacer par des hommes à sa solde, comme au Belarus ou en Tchétchénie. Il semble maintenant enlisé dans un conflit à ciel ouvert, sous la réprobation du monde entier. Certes, il prendra peut-être Kiev dans les heures ou les jours qui viennent. Mais même si c’est le cas, cela ne sera que le point de départ d’un long calvaire. D’abord pour les Ukrainiens bien sûr. Mais aussi sans doute pour l’armée de Poutine, qui ne parviendra pas si facilement à contrôler un pays de 44 millions d’habitants, qui a montré à quel point il tient à son drapeau. L’Ukraine n’est pas la Tchétchénie, il ne suffira pas d’y mener la “sale guerre” qu’il conduisit là bas pour s’assurer le contrôle du peuple ukrainien. A la guerre d’invasion succèdera une guerre d’occupation, et donc probablement une guerre de résistance pour le peuple ukrainien qui continuera sans doute de bénéficier de soutien à l’international. Calvaire pour Poutine lui-même, qui aura bien du mal à rétablir un semblant de crédibilité après cette invasion injustifiable. Calvaire enfin pour le peuple russe, qui va subir l’effet des sanctions.

Ce lundi, des négociations ont démarré à la frontière avec le Belarus. Quelles sont les chances de succès? Faibles évidemment. Les autorités ukrainiennes exigent le retrait des forces russes de leur territoire, tandis que Poutine s’obstine à réclamer un désarmement, une “dénazification” et une neutralisation de l’Ukraine. Il sera difficile de trouver un terrain de compromis. Pour les Ukrainiens, le pire est hélas encore à venir.